Acte I, scène 1
ARTABAZE
Je suis l’amour du Ciel, et l’effroi de la Terre ;
L’ennemi de la paix, le foudre de la guerre ;
Des Dames le désir, des maris la terreur ;
Et je traîne avec moi le carnage et l’horreur.
Le Dieu Mars m’engendra d’une fière Amazone ;
Et je suçai le lait d’une affreuse lionne.
On parle des travaux d’Hercule encore enfant,
Qu’il fut de deux serpents au berceau triomphant :
Mais me fut-il égal, puisque par un caprice
Étant las de téter j’étranglai ma nourrice ?
Ma mère qui trouva cet acte sans raison,
Désirant me punir ; me prit en trahison ;
Mais ayant en horreur les actions poltronnes,
J’exterminai dès lors toutes les Amazones.
Mon père à cet exploit se voulut opposer ;
Et parant quelques coups pensait me maîtriser :
Mais craignant ma valeur aux Dieux mêmes funeste,
Il alla se sauver dans la voûte céleste.
Le soleil qui voit tout, voyant que sans effort
Je dompterais le Ciel, entreprend notre accord :
De Mars en ma faveur la puissance il resserre,
Et le fait Mars du Ciel, moi celui de la terre.
Lors pour récompenser ce juste jugement,
Voyant que le Soleil courait incessamment,
J’arrêtai pour jamais sa course vagabonde :
Et le voulus placer dans le centre du monde :
J’ordonnai qu’en repos il nous donnât le jour ;
Que la terre et les cieux roulassent à l’entour ;
Et c’est par mon pouvoir, et par cette aventure,
Qu’en nos jours s’est changé l’ordre de la Nature.
Ma seule autorité donna ce mouvement
À l’immobile corps du plus lourd élément ;
De là vient le sujet de ces grands dialogues,
Et des nouveaux avis des plus fins Astrologues.
J’ai fait depuis ce temps mille combats divers ;
Et j’aurais de mortels dépeuplé l’univers ;
Mais voyant qu’à me plaire un sexe s’évertue,
J’en refais par pitié tout autant que j’en tue.
Où sont-ils à présent tous ces grands Conquérants ?
Ces fléaux du genre humain ? Ces illustres Tyrans ?
Un Hercule, un Achille, un Alexandre, un Cyre,
Tous ceux qui des Romains augmentèrent l’Empire,
Qui firent par le fer tant de monde périr ?
C’est ma seule valeur qui les a fait mourir.
Où sont les larges murs de cette Babylone ?
Ninive, Athène, Argos, Thèbe, Lacédémone,
Carthage la fameuse et le grand Ilion ?
Et j’en pourrais nombrer encore un million.
Ces superbes cités sont en poudre réduites :
Je les pris par assaut, puis je les ai détruites.
Mais je ne vois rien plus qui m’ose résister :
Nul guerrier à mes yeux ne s’ose présenter.
Quoi donc, je suis oisif ? Et je serais si lâche
Que mon bras peut avoir tant soit peu de relâche ?
Ô Dieux ! Faites sortir d’un antre ténébreux
Quelque horrible Géant, ou quelque monstre affreux ;
S’il faut que ma valeur manque un jour de matière,
Je vais faire du monde un vaste cimetière.
Acte I, scène 4
FILIDAN
Voici ce cher ami, cet esprit merveilleux.
AMIDOR
Mettons-nous à l’abri d’un rocher sourcilleux :
Évitons la tempête.
FILIDAN
Ah ! Sans doute il compose,
Ou parle à quelque Dieu de la Métamorphose.
AMIDOR
Je vois l’adorateur de tous mes nobles vers :
Mais dont les jugements sont toujours de travers.
Tout ce qu’il n’entend pas aussitôt il l’admire.
Je m’en vais l’éprouver : car j’en veux un peu rire.
Suivons. L’orage cesse, et tout l’air s’éclaircit ;
Des vents brise-vaisseaux l’haleine s’adoucit.
Le calme qui revient aux ondes marinières,
Chasse le pâle effroi des faces nautonnières ;
Le nuage s’enfuit, le Ciel se fait plus pur,
Et joyeux se revêt de sa robe d’azur.
FILIDAN
Oserait-on sans crime, au moins sans mille excuses,
Vous faire abandonner l’entretien de nos Muses ?
AMIDOR
Filidan, laisse-moi dans ces divins transports
Décrire la beauté que j’aperçus alors.
Je m’en vais l’attraper. Une beauté céleste
À mes yeux étonnés soudain se manifeste ;
Tant de rares trésors en un corps assemblés,
Me rendirent sans voix, mes sens furent troublés :
De mille traits perçants je ressentis la touche.
Le coral de ses yeux, et l’azur de sa bouche,
L’or bruni de son teint, l’argent de ses cheveux,
L’ébène de ses dents digne de mille vœux,
Ses regards sans arrêt, sans nulles étincelles,
Ses beaux tétins longuets cachés sous ses aisselles,
Ses bras grands et menus, ainsi que des fuseaux.
Ses deux cuisses sans chair, ou plutôt deux roseaux,
La grandeur de ses pieds, et sa petite taille,
Livrèrent à mon cœur une horrible bataille.
FILIDAN
Ah Dieux ! Qu’elle était belle ! Ô Roi des beaux esprits,
Vis-tu tant de beautés ? Ah ! Que j’en suis épris.
Dis-moi ce qu’elle fit, et contente mon âme
Qui sent déjà pour elle une secrète flamme.
AMIDOR
Inventons un discours qui n’aura point de sens.
Elle me dit ces mots pleins de charmes puissants,
Favori d’Apollon, dont la verve extatique
Anime les ressorts d’une âme frénétique,
Et par des visions produit mille plaisirs
Qui charment la vigueur des plus nobles désirs ;
Apprends à révérer par un fatal augure
De ma pudicité l’adorable figure.
FILIDAN
Ô merveilleux discours, ô mots sentencieux ;
Capables d’arrêter les plus audacieux.
Dieux ! Qu’en toutes façons cette belle est charmante ;
Et que je sens pour elle une ardeur véhémente.
Ami, que te dit-elle encore outre cela ?
AMIDOR
Elle me dit Adieu, puis elle s’en alla.
FILIDAN
J’adore en mon esprit cette beauté divine.
Qui sans doute du ciel tire son origine.
Je me meurs, Amidor, du désir de la voir.
Quand aurai-je cet heur ?
AMIDOR
Peut-être sur le soir :
Quand la brunette nuit développant ses voiles,
Conduira par le ciel le grand bal des étoiles.
FILIDAN
Ô merveilleux effet de ses rares beautés !
Incomparable amas de nobles qualités !
Déjà de liberté mon âme est dépourvue :
Le récit m’a blessé, je mourrai de sa vue.
Prépare-toi mon cœur à mille maux divers.
AMIDOR
Adieu, sur ce sujet je vais faire des vers.
FILIDAN
Que tu m’obligeras, Amidor, je t’en prie,
Tandis pour soulager l’excès de ma furie,
Je m’en vais soupirer l’ardeur de mon amour,
Et toucher de pitié tous ces lieux d’alentour.
Acte II, scène 1
PHALANTE
Rigoureuse Mélisse, à qui réservez-vous
Ce cœur si plein d’orgueil, si rempli de courroux ?
MÉLISSE
Phalante, à nul de ceux que l’on voit sur la terre.
PHALANTE
Voulez-vous à l’Amour toujours faire la guerre ?
MÉLISSE
Non, mais quand je verrais le plus beau des humains,
Il ne peut en m’aimant avoir que des dédains.
PHALANTE
D’où vous vient cette humeur ?
MÉLISSE
Je veux bien vous l’apprendre.
Après ce que j’ai lu de ce grand Alexandre,
Ce Dieu de la valeur, vainqueur de l’Univers,
Qui dans si peu de temps fit tant d’exploit divers,
Beau, courtois, libéral, adroit, savant et sage,
Qui trouva tout danger moindre que son courage ;
Qui borna son Empire où commence le jour,
Je ne puis rien trouver digne de mon amour.
C’est lui dont le mérite a captivé mon âme,
C’est lui pour qui je sens une amoureuse flamme,
Et doit-on s’étonner si ce puissant vainqueur
Ayant dompté la terre, a su dompter mon cœur ?
PHALANTE
Mais c’est une chimère où votre amour se fonde :
Car que vous sert d’aimer ce qui n’est plus au monde ?
MÉLISSE
Nommer une chimère un Héros indompté ?
Ô Dieux ! Puis-je souffrir cette témérité ?
PHALANTE
Mélisse, mon désir, n’entrez pas en colère.
Mais au moins dites-moi, comment se peut-il faire
D’aimer un inconnu, que vous ne pouvez voir,
Et dont se peut l’idée à peine concevoir ?
MÉLISSE
Appeler inconnu, celui de qui l’histoire
A décrit les beaux faits tous rayonnants de gloire,
De qui la renommée épandue en tous lieux
Couvre la terre, et s’étend jusqu’aux cieux ?
Ce manque de raison n’est pas compréhensible.
PHALANTE
Mais j’appelle inconnu ce qui n’est pas visible.
MÉLISSE
Je le connais assez, je le vois tous les jours,
Je lui rends mes devoirs, et lui dis mes amours.
PHALANTE
Quoi ? Vous parlez à lui ?
MÉLISSE
Je parle à son image,
Qui garde tous les traits de son charmant visage.
PHALANTE
Une image à mon gré ne charme point les yeux.
MÉLISSE
Toutefois en image on adore les Dieux.
PHALANTE
Où l’avez-vous trouvée ?
MÉLISSE
Un tome de Plutarque
M’a fourni le portrait de ce divin Monarque.
Et pour le mieux chérir je le porte en mon sein.
PHALANTE
Quittez, belle, quittez cet étrange dessein.
Ce vaillant Alexandre, agréable Mélisse,
N’a plus aucun pouvoir de vous rendre service.
MÉLISSE
Quoi ? Pour mon serviteur voudrais-je un si grand Roi ?
De qui tout l’univers a révéré la loi ?
Phalante, il était né pour commander au monde.
PHALANTE
Vous aimez d’une amour qui n’a point de seconde.
Mais vous feriez bien mieux de choisir un amant
Qui pourrait en effet vous chérir constamment ;
Un homme comme moi, dont l’extrême richesse
Peut de mille plaisirs combler votre jeunesse.
MÉLISSE
Pensez-vous par ce charme abuser mes esprits ?
Quittez ce vain espoir, j’ai vos biens à mépris.
Osez-vous comparer quelque pauvre héritage,
Quelque champ malheureux qui vous vint en partage.
Aux trésors infinis de ce grand Conquérant ?
Qui prodiguait les biens du pays odorant.
De la Perse, et de l’Inde, et souvent à des Princes
Comme présents légers a donné des provinces ?
PHALANTE
Mais où sont ces trésors ? Les avez-vous ici ?
MÉLISSE
Comme il les méprisait, je les méprise aussi.
PHALANTE
Je perds ici le temps, elle est préoccupée
Par cette folle amour dont sa tête est frappée.
Je vais voir ses parents, ils me recevront mieux :
Mes grands biens me rendront agréable à leurs yeux.
De la guérir sans eux je n’ose l’entreprendre.
Adieu jusqu’au revoir, l’amante d’Alexandre.
MÉLISSE
Adieu mortel chétif, qui t’oses comparer
À ce vaillant Héros que tu dois adorer.
Acte III, scène 3
AMIDOR
Guerrier, ne craignez rien parmi les vertueux.
Je vois que vous marchez d’un pas majestueux.
Vous avez le regard d’un grand homme de guerre.
Et tel que Mars l’aurait s’il était sur la terre.
Vous avez le parler grave, sec, résonnant,
Digne de la grandeur d’un Jupiter tonnant.
ARTABAZE
Il est vrai.
AMIDOR
J’ai produit une pièce hardie,
Un grand effort d’esprit, c’est une tragédie,
Dont on verra bientôt cent Poètes jaloux.
Mais j’aurais grand besoin qu’un homme tel que vous,
Pour faire bien valoir cet excellent ouvrage,
Voulût représenter le premier personnage.
ARTABAZE
Oui, je l’entreprendrai, s’il est digne de moi.
AMIDOR
C’est le grand Alexandre.
ARTABAZE
Oui, puisque ce grand Roi,
Par qui se vit l’Asie autrefois possédée,
Avait de ma valeur quelque légère idée.
AMIDOR
J’ai le rôle en ma poche, il est fort furieux,
Car je lui fais tuer ceux qu’il aime le mieux.
ARTABAZE
C’est donc quelque démon, quelque bête effroyable,
Ah ! Ne le tirez point.
AMIDOR
Ce n’est rien de semblable.
Cela n’est qu’un écrit.
ARTABAZE
Quoi, qui donne la mort ?
Vous êtes donc Sorcier ?
AMIDOR
Ne craignez point si fort.
ARTABAZE
Ah Dieux ! Je suis perdu, ma valeur ni mes armes
Ne sont point par malheur à l’épreuve des charmes.
AMIDOR
Ce ne sont que des Vers.
ARTABAZE
C’est ce qui me fait peur.
AMIDOR
Si vous craignez l’écrit, je les dirai par cœur.
Voyons si sur le champ vous les pourriez apprendre.
ARTABAZE
Je le veux.
AMIDOR
Dites donc, je suis cet Alexandre.
ARTABAZE
Je suis cet Alexandre.
AMIDOR
Effroi de l’Univers.
ARTABAZE
Ce titre m’appartient.
AMIDOR
Ah Dieux ! Dites vos Vers.
ARTABAZE
Je ne suis pas si sot qu’en dire davantage,
Je me condamnerais en tenant ce langage.
AMIDOR
Quelle bizarre humeur ?
ARTABAZE
Ce trait est captieux,
Afin que j’abandonne un titre glorieux :
Le donnant, je perdrais le pouvoir d’y prétendre.
Je dirai seulement, je suis cet Alexandre.
AMIDOR
Et qui dira le reste ?
ARTABAZE
Il faut bien sur ma foi,
Donner le titre à dire à quelque autre qu’à moi :
Puis je pourrai...