Boeing Boeing

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Tous les avantages de la polygamie, sans aucun de ses inconvénients : Bernard a trouvé la solution. Ses maîtresses-fiancées sont trois hôtesses de l’air, de trois pays et de trois compagnies différentes. Le tout est d’harmoniser les horaires. Cette belle mécanique se déroule sous la houlette bougonne mi-réprobative, mi-admirative de Berthe, la, très bonne, bonne et devant l’ami d’enfance, Robert, qui rêvaient de mariage-pépère ! Le grain de sable vient du Progrès : un nouveau Boeing, plus grand, plus puissant… et plus rapide. Ce qui devait arriver arriva : les horaires se télescopent…




Boeing Boeing

Chez Bernard. Un grand living-room.
Au premier plan jardin, une table avec une grosse mappemonde et le livre des fuseaux horaires. Au deuxième plan jardin, la porte de la chambre de Bernard.
Au troisième plan jardin, un secrétaire, ouvert, avec une lampe, verres, bouteilles (scotch et cognac), papiers en vrac et le téléphone. Au-dessus du secrétaire, une glace. Au quatrième plan jardin, la porte de la salle à manger.
Un praticable parallèle à la rampe. Sur le praticable, porte à double battant, qui donne sur l’entrée de l’appartement. En face de la porte de la cuisine et toujours sur le praticable, la porte de la salle de bains. L’ensemble du praticable et des trois portes qui y sont forment une espèce de grande niche servant de fond au living-room. La plate-forme du praticable est assez large pour que l’on puisse y faire évoluer les acteurs. Deux appliques électriques, en face l’une de l’autre de chaque côté des portes cuisine et salle de bains. Au premier plan cour, la porte de la chambre « d’ami ». Au deuxième plan, une console avec lampes. Au troisième plan, la porte de la chambre, dite « sur la cour ».
Côté cour, au « théâtre » un grand fauteuil. Une table basse à côté, et à côté de la table, une chaise. Une chaise devant le secrétaire.
Tableau, fleurs. Pas de fenêtre.
Au premier acte, ambiance jour, plein feu.
Au deux et au trois, toutes les lampes allumées, et plein feu.

ACTE PREMIER

Bernard et Janet (en jupe et blouse) sont en train de prendre leur petit déjeuner sur la table face cour.

Janet. – Tu crois, Bernard darling, que j’ai le temps de remanger un yaourt ?

Bernard, regardant sa montre. – Mais oui, mon chéri… sûrement, en te dépêchant ! (Appelant après s’être levé, et ouvrant la porte fond jardin.) Berthe !…

Janet. – J’adore le yaourt au petit déjeuner. Pas toi ?

Bernard. – Pas spécialement, non.

Janet. – Tu verras, Bernard darling, que tu y viendras à la cuisine américaine et aux régimes diététiques qui font une peau jolie.

Bernard. – C’est le contraire !

Janet. – Comment, le contraire ? Ça fait une peau vilaine ?

Bernard. – Mais non. Le contraire, je veux dire : on dit : « une jolie peau », pas « une peau jolie ».

Janet. – Ah ! oui ? Pourquoi ?

Bernard. – Je n’en sais rien. C’est comme ça !

Berthe, entrant. – Monsieur m’a appelée ?

Bernard. – Oui. Vous apporterez un autre yaourt pour Mlle Janet.

Berthe. – Et aussi d’autres cornichons pour tremper dedans ?

Janet. – Ah ! oui ! Ça ! Et plus qu’on ne croit !…

Berthe. – Enfin, chacun vit comme il l’entend. Je ne suis pas là pour réformer le monde.

Bernard. – Mais oui, on le sait… Allez !

Berthe. – Bon. (Prenant le pot vide.) Alors encore un pot comme ça ?

Janet. – Oui, Bertie.

Berthe. – Mais vous allez vous rendre malade à manger ça !

Bernard. – Ah ! On vous demande deux yaourts pour le petit déjeuner, donnez-les sans discuter. Ce n’est pas vous qui les mangez, alors…

Berthe. – Heureusement !

Bernard. – Bon ! Dépêchez-vous ! Mademoiselle est pressée !

Janet. – Oui, Bertie, sans ça je vais rater mon avion.

Berthe. – On y va, on y va. Mais ce n’est pas une vie pour une bonne, ici !

Bernard. – Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a encore ?

Berthe. – Rien… Rien… (Elle sort, cuisine.)

Janet. – Elle est toujours de mauvaise humeur.

Bernard. – Oui, tu le sais !

Janet. – C’est ennuyeux.

Bernard. – Oh ! non, c’est son caractère. Elle est comme ça.

Janet. – J’ai l’impression qu’elle ne m’aime pas.

Bernard. – Mais si. Seulement elle est toujours un peu étonnée de ce que tu manges, voilà tout. (Janet lui tend une cuillère de yaourt.) Non, non, merci.

Janet, en continuant de déjeuner. – Quelle heure est-il, chéri ?

Bernard. – Moins vingt-cinq.

Janet. – Alors ça ira… tout juste. Quand je suis avec toi, je ne vois pas passer le temps.

Bernard. – C’est gentil, ça.

Janet. – Tu es sage quand je ne suis pas là ?

Bernard. – Moi ? Oh ! là là ! Et comment !

Janet. – Très, très sage ?

Bernard. – Très, très sage !

Berthe, entrant. – Voilà le laitage de Mademoiselle.

Janet. – Merci, Bertie.

Berthe. – Ça sera tout ?

Bernard. – Non. Vous me redonnerez du café et de la limonade pour Mademoiselle.

Janet. – Non, merci chéri. J’ai assez bu.

Berthe. – Encore une chance ! (Elle sort.)

Janet. – Elle n’est vraiment pas très aimable.

Bernard. – Mais non.

Janet. – Si, je t’assure. Quand j’arrive, elle paraît toujours affolée. Quand je suis là, elle se calme un peu, et puis quand je vais partir, elle devient désagréable.

Bernard. – Eh bien ! c’est parce qu’elle est triste que tu partes !

Janet. – Ah ! Il est bien certain que si j’étais tout le temps là, ce serait différent, n’est-ce pas, darling ?

Bernard. – Ah ! ça ! Tout à fait différent. Le jour et la nuit ! Au fait, quand est-ce que tu rentres ?

Janet. – Eh bien !… c’est samedi aujourd’hui… Je serai à New York à 17 heures 08… En principe je dois aller jusqu’à Los Angeles, mais juste aller et retour.

Bernard. – Oui, mais ça nous met à quand alors ?

Janet. – De toute façon, je serai de nouveau ici lundi et je repartirai mercredi soir.

Bernard, sortant un carnet. – Ah ! bon, c’est ça… Alors tu dis… lundi ? À quelle heure ?

Janet. – Oh ! comme le lundi, chéri. 18 h 30, heure locale.

Bernard. – Bien, bien, bien ! Bien, bien !

Janet. – Mais pourquoi est-ce que tu notes ça ?

Bernard. – Pour savoir, pour ne pas confondre.

Janet. – Pas confondre ?

Bernard. – Oui… enfin de manière à m’arranger… pour mes affaires ! À être libre quand tu es là. (Regardant sa montre.) Tu sais que tu vas finir par le rater ?

Janet. – Tu me chasses ?

Bernard, au-dessus du ton. – Mais non. Mais à bavarder, le temps passe et les avions s’envolent.

Berthe, entrant. – Voilà le café.

Bernard. – Merci.

Janet. – Ah ! Bertie. Vous prendrez bien soin de Monsieur, n’est-ce pas, pendant mon absence ?

Berthe. – Comment donc ! Mademoiselle peut compter sur moi. Mais de toute façon, Monsieur n’a pas besoin de moi pour prendre soin de lui. Monsieur est assez grand.

Janet. – Il est assez grand, oui, bien sûr, mais tous les hommes sont des enfants.

Bernard. – Oui, enfin, de grands enfants.

Janet. – C’est ça, oui !

Berthe. – Ça, je ne sais pas, mais des grands enfants comme Monsieur, il n’y en a sûrement pas beaucoup ! Monsieur est du genre rarissime !

Bernard. – Bon, bon. Merci, ça va bien ! Mêlez-vous de ce qui vous regarde.

Berthe. – Mais Mademoiselle me demande. Alors je réponds, n’est-ce pas, et je dis que j’apprécie Monsieur à sa juste valeur.

Bernard. – Oui ! Eh bien ! allez m’apprécier ailleurs.

Janet. – Tu vois comme elle t’admire, chéri.

Berthe. – Ah ! ça pour admirer, j’admire ! C’est bien simple, je passe ma vie à admirer Monsieur !

Janet. – Ah ! ne l’admirez pas trop. Vous finiriez par devenir amoureuse de votre patron, et je serais jalouse… très jalouse.

Berthe. – Oh ! ça, je n’en suis pas là.

Bernard. – C’est encore heureux !

Janet. – Je vais m’habiller, chéri.

Bernard. – Oui. Dépêche-toi. (Janet sort face jardin.) Qu’est-ce que vous avez prévu pour déjeuner ?

Berthe. – L’Amérique se sera envolée ?

Bernard. – Oui. Alors ?

Berthe. – Alors ? Alors comme d’habitude ! J’attends ! J’attends les ordres ! Monsieur a ses horaires, n’est-ce pas, et les menus changent avec les horaires. Avec ces changements tout le temps !

Bernard. – À midi et demi, Jacqueline arrive…

Berthe. – Jacqueline ?

Bernard. – Eh bien ! oui !

Berthe. – Ah ! bon ! C’est que j’ai du mal à ne pas m’y perdre ! Je ne sais pas comment vous faites pour vous y retrouver, mais en tout cas, pour une bonne, ça n’est pas une vie !

Bernard. – Oh ! ne passez pas votre temps à me répéter ça. Je sais que ce n’est pas une vie pour une bonne… Je le sais !

Berthe. – Si vous le savez, c’est le principal ! Bon. Alors, qu’est-ce que je prépare ?

Bernard. – Je ne sais pas, moi… ce que vous voulez !

Berthe. – Je l’aime bien, moi, Jacqueline ! Qu’est-ce que vous diriez d’un bon petit cassoulet, vite fait ?

Bernard. – Ah ! non ! On en a eu il y a une semaine !

Berthe. – Forcément ! Jacqueline était là il y a une semaine !

Bernard. – Eh bien ! faites de la viande rouge.

Berthe. – Bon. Et pour dîner ? Un rôti de veau, peut-être ?

Bernard. – Ah ! oui, c’est ça, un rôti de veau, c’est une bonne idée.

Berthe. – Avec des petits oignons !

Bernard. – Ah ! mais non !

Berthe. – Pas d’oignons ?

Bernard, sortant son carnet. – Mais non…

Berthe. – Pourtant, Monsieur les aime bien…

Bernard. – Pas d’oignons et pas de rôti de veau. Ce soir ce n’est pas Jacqueline, c’est Judith qui sera là, à… 19 h 06 !

Berthe, ricanant. – Ah ! bon… Il fallait le dire ! Alors pour ce soir : choucroute et huit paires de Francfort.

Bernard. – C’est ça.

Janet, entre, elle est en hôtesse de l’air de la Victory Air Lines et porte le petit sac de toile avec les grosses initiales de la compagnie V.A.L. – Voilà ! Tu sais, chéri, j’y pensais en m’habillant : heureusement que tu t’es réveillé, sans ça je dormirais encore.

Bernard. – Eh bien ! tu vois, comme ça, c’est parfait !

Berthe, sortant avec le plateau. – Ah ! ça parfait ! Vraiment ! Je suis très contente ! (Elle est sortie.)

Janet. – Je te plais, chéri ?

Bernard. – Beaucoup, beaucoup. Tu es vraiment ce qui peut s’appeler une belle hôtesse. Mais maintenant c’est l’heure !

Janet, coup d’œil à sa montre. – Oh ! j’ai encore deux minutes ! Le temps de me faire les ongles.

Bernard. – Tu crois ? Ça n’est pas prudent ! Tu décolles à 11 heures !

Janet. – Il est neuf heures moins cinq, chéri.

Bernard. – Et s’il y a des embouteillages… À ta place, moi je me méfierais.

Janet, a sorti de son sac un flacon de rouge et se fait les ongles. – Juste un peu de vernis. Je suis très contente, tu sais, chéri.

Bernard. – Ah ! oui ? De partir ?

Janet. – Non ! Tu es bête ! Mais je crois que je vais être mutée sur un nouvel appareil. Beaucoup mieux, le Super-Boeing ! Un Jumbo ! Merveilleux ! Avec quatre réacteurs de 17 000 kilos de poussée ! Une puissance ascensionnelle fantastique !

Bernard. – Tiens ! C’est intéressant ça.

Janet. – Très intéressant ! Surtout pour nous, chéri !

Bernard. – Ah ! oui ? Je ne vois pas ce que ces 17 000 kilos peuvent nous faire à nous !

Janet. – Mais c’est un appareil bien plus rapide, chéri ! Alors, je serai là beaucoup plus souvent.

Bernard. – Ah ! bon.

Janet. – Ça n’a pas l’air de te faire plaisir !

Bernard. – Oh ! si… si ! Très plaisir. Mais il ne faut pas se réjouir trop tôt. Ça n’est pas pour demain.

On sonne.

Janet. – Pour bientôt, chéri, sûrement bientôt.

Berthe entre pour aller ouvrir.

Bernard. – Oui, enfin, en attendant moi à ta place pour y être à 11 heures, je filerais à Roissy tout de suite.

Berthe. – Ça c’est un bon conseil que Monsieur vous donne ! Un conseil de sécurité, n’est-ce pas, Monsieur ?

Bernard. – Et comment !

Berthe est sortie.

Janet. – Vous êtes très gentils tous les deux, et je vous adore. Toi plus qu’elle !

Bernard. – Merci !

Berthe, entre. – Il y a un M. Castin qui vient pour vous voir.

Bernard. – Castin ? Voyons, Castin… Ah ! mais oui ! Faites-le entrer. (Berthe ressort.) C’est un vieux copain de lycée. J’ai été avec lui de la 5e jusqu’à la 1re B. Il n’a pas été reçu d’ailleurs !

Janet. – Ah ! oui ?

Berthe entre avec Robert.

Robert, dans la joie avec serviette et parapluie. – Ah ! ah ! ah ! ah !…

Bernard. – Mais ce n’est pas possible ! Toi ? Ici ? Comment vas-tu ?

Robert, hilare et dans une joie expansive. – Et toi ?

Bernard. – Pas mal, tu vois !

Robert. – Eh bien moi non plus !

Bernard. – Sacré Robert, va !

Robert. – Sacré Bernard !

Berthe sort en emportant la serviette et le parapluie de Robert.

Janet. – Bernard !

Bernard. – Hein ? Oh ! pardon. Je te présente Robert Castin.

Janet. – Enchantée, monsieur.

Robert. – Moi de même, mademoiselle.

Bernard. – Janet Hawkins. Américaine de son état et hôtesse de l’air de son métier, à la Victory Air Lines, comme tu peux voir !

Robert. – Je vous félicite, mademoiselle.

Janet. – Chéri, tu as oublié de dire le principal à ton ami.

Bernard. – Ah ! oui ? Quoi donc ?

Janet. – Mais que je suis ta fiancée, Bernard darling !

Bernard. – Ah ! mais oui, voyons, bien sûr. C’est ma fiancée.

Robert. – Ah ! Alors toutes mes félicitations… et tous mes vœux, et toi… Bravo ! Tu as un goût !…

Bernard. – N’est-ce pas qu’elle est ravissante ?

Robert. – Ravissante !

Janet. – Vous n’avez pas de fiancée, monsieur ?

Robert. – Hé ! non mademoiselle… non ! Je n’ai personne, moi. Je suis tout seul. J’arrive d’Aix.

Bernard. – Oui, oui… Ça ! On le sait !

Janet. – Mais il y a des belles filles dans le Midi…

Robert. – Oui, bien sûr, mais je n’en ai pas trouvé. Alors, il faudra que je me rabatte sur une Parisienne. Mais je vous raconte ma vie. Je vous dérange. Je reviendrai…

Janet. – Mais pas du tout ! Je dois m’envoler…

Robert, sans comprendre. – Ah ! bon ? Tiens, tiens !…

Bernard, mimant. – Hôtesse de l’air.

Robert. – Ah ! oui… Parfaitement… Vous allez vous envoler…

Janet. – C’est ça, oui ! Je vous confie mon trésor jusqu’à mon retour.

Bernard. – Mais oui, naturellement… Mais va, mon chéri, tu vas le rater !

Janet. – Non, il faut que je t’embrasse encore.

Bernard, à Robert. –  Tu permets ?

Robert. – Mais je vous en prie.

Il se tourne et regarde le miroir. Bernard et Janet s’embrassent, puis Robert toussote.

Janet, se dégageant. – Je t’adore !

Bernard. – Moi aussi.

Janet. – Au revoir, monsieur.

Robert, dans le miroir. – Au revoir, mademoiselle.

Janet, à Bernard. – Tu es un amour.

Bernard. – Mais oui, mais oui… Toi aussi.

Janet. – À lundi.

Bernard. – C’est ça, à lundi.

Janet lui envoie encore un baiser de la main et sort.

Robert. – Eh bien ! mon vieux… Mes compliments ! Ça, c’est de la belle fille ou je ne m’y connais pas.

Bernard. – Ah ! ça ! Elle est très bien…

Robert. – Mieux que ça ! Et si j’en trouvais une pareille, je m’en contenterais.

Bernard. – Je te comprends ! Tu bois quelque chose ?

Robert. – Oui. Ce que tu veux ! (S’avançant vers la rampe et regardant la salle.) Oh ! mais dis-moi… Tu as une vue superbe ! On voit tout Paris !

Bernard. – Oui… oui.

Robert. – Alors ? Toujours dans l’architecture ?

Bernard. – Mais oui… toujours ! Ça me fait plaisir de te voir, mon vieux ! Alors qu’est-ce qui t’amène ?

Robert. – Eh bien, voilà : quand tu as quitté Aix pour t’installer ici tu m’as dit : « Viens me voir quand tu monteras ! »

Bernard. – Oui. Alors ?

Robert. – Alors… me voilà ! Et comme je cherche un appartement, je voudrais que tu me donnes l’adresse de l’agence qui t’a trouvé le tien.

Bernard. – C’est bien facile…

Robert. – Je veux absolument un appartement, parce que je vais me marier !

Bernard. – Non ?

Robert. – Si !

Bernard. – Mais alors… tu es fiancé ?

Robert. – Oui… Enfin, non ! C’est-à-dire que je connais vaguement une fille charmante, alors celle-là ou une autre, je me dis qu’il faut bien que je fasse une fin.

Bernard. – Déjà ? Tu as l’air en pleine forme, pourtant.

Robert. – Eh bien ! oui. Tu es en pleine forme toi aussi, et tu fais une fin, toi aussi !

Bernard. – Non.

Robert. – Pourtant… j’ai cru comprendre qu’avec cette Américaine, enfin… vous êtes fiancés ?

Bernard. – Ah ! ça ! Oui !… Nous sommes fiancés.

Robert. – Alors, tu vas te marier !

Bernard. – Non !

Robert. – Enfin, si vous êtes fiancés, c’est bien pour vous marier. Ça paraît logique… Non ?

Bernard. – Non ! Et d’abord, tu l’aimes, cette fille que tu connais vaguement !?

Robert. – Oh ! Je n’en suis pas fou, mais comme un jour ou l’autre il faut bien avoir un foyer, un intérieur… Alors je me résigne ! Et puis il y a les avantages sociaux.

Bernard. – Oh ! les avantages sociaux ! Si tu veux te marier, marie-toi comme moi alors !

Robert. – Comment ?

Bernard. – Plusieurs fois. Sois polygame. Ça c’est la reine des vies ! Agréable, changeante, l’idéal, quoi !

Robert. – Je ne te dis pas le contraire, seulement c’est très risqué d’avoir plusieurs femmes…

Bernard. – Mais il n’est pas question d’avoir plusieurs femmes ! Des fiancées seulement ! Et ça revient au même. Tu as tous les avantages du mariage sans aucun des inconvénients ! À condition de savoir se limiter, bien entendu ! Moi j’ai trois fiancées !

Robert. – Trois ?

Bernard. – Oui… Trois, c’est parfait ! Moins, c’est monotone ; davantage, ce serait fatigant… Trois, c’est le rêve !

Robert. – Enfin… c’est immoral !…

Bernard. – Immoral ? Pour qui ? Pourquoi ? Aucune ne sait qu’il y en a deux autres et chacune croit qu’elle est la seule ! C’est la reine des vies ! Les avantages du harem en plein Paris, et sans être musulman !

Robert. – Que tu dis ! Une seule femme ça procure déjà des ennuis, mais alors trois !

Bernard. – Pas avec moi !

Robert. – Avec toi comme avec les autres.

Bernard. – Mais tu es buté ! Je t’en parle en connaissance de cause. J’ai trouvé le truc !

Robert. – Il n’y a pas de « truc ». Il ne peut pas y avoir de truc ! S’il y avait un truc, depuis le temps, ça se saurait ! Une femme c’est des ennuis… deux femmes…

Bernard. – Sauf si tu t’organises comme moi, et que tu n’as pas de femme légitime. Rien que des fiancées illégitimes !

Robert. – Pour mieux courir au désastre !

Bernard. – Impossible ! À cause des fuseaux horaires.

Robert. – Hein ?

Bernard. – Les fuseaux horaires.

Robert. – Ah ! oui ?!

Bernard. – Tu as compris ?

Robert. – Non.

Bernard. – C’est pourtant d’une simplicité enfantine. Seulement il suffisait d’y penser. Mes trois fiancées sont des hôtesses de l’air !

Robert. – Quelle l’idée !

Bernard. – C’est là qu’est le truc. Et puis ce sont des filles épatantes. Celle que tu viens de voir…

Robert. – Ah ! ça, épatante !

Bernard. – Et les deux autres sont aussi bien ! Forcément ! Elles sont triées sur le volet dans les concours d’admission des différentes compagnies. Et sur tous les plans ! Physique, moral, intellectuel. Donc pour moi tout le travail est fait ! Je choisis dans ce qui est déjà une super-sélection. Ce n’est pas mal, non ?

Robert. – Oui, oui… en effet… Ce n’est pas mal.

Bernard. – La seule chose, c’est que je suis obligé de les prendre sur des lignes de parcours qui ne se correspondent pas. À cause des fuseaux horaires et pour qu’elles ne se rencontrent pas !…

Robert. – Oui ! c’est peut-être très joli en théorie, mais pratiquement, je serais curieux de voir ce que ça donne.

Bernard. – Rien de plus simple, mon vieux ! Janet, mon Américaine, celle que tu as vue… (Il regarde sa montre.) Eh bien ! elle va décoller d’ici dix minutes… Dans un quart d’heure, c’est Jacqueline qui atterrit.

Robert. – Jacqueline ?

Bernard. – Oui ! C’est ma Française ! Une petite… un vrai bijou ! Elle sera là pour déjeuner.

Robert. – Mais c’est juste, juste, ça, dis donc !

Bernard. – Oui, aujourd’hui, c’est un peu juste, mais c’est exceptionnel parce qu’elle est en transit ! Sans ça, normalement, j’ai l’alternance régulière ! Deux jours Janet, deux jours Jacqueline et deux jours Judith ! Judith, c’est mon Allemande.

Robert. – Ah ! C’est un harem international, en somme ?

Bernard, prenant la mappemonde. – Exactement ! Tiens, regarde ! Ce soir Judith arrive de Rio, mais à ce moment-là, Jacqueline sera déjà repartie depuis longtemps et Janet dans son lit à Los Angeles ! Tu vois le travail ?!

Robert. – Oui… C’est un va-et-vient perpétuel !

Bernard. – Ah ! ça oui ! Mais ce sont des allées et venues organisées, réglées, mathématiques, puisque les horaires sont faits par des polytechniciens. La Terre tourne et mes femmes tournent tout autour ! Et comme ça, je mène la petite vie de famille du parfait polygame, avec les femmes au foyer ! Et alors non seulement je change de femme trois fois par semaine, mais je change aussi de nourriture. Je mange une cuisine bourgeoise, avec la variété du restaurant. Aucune monotonie d’aucune sorte. Ni au lit ni à table ! Comme tu vois, tout ça est parfait.

Robert. – D’une perfection… stupéfiante !

Bernard. – C’est avec Janet que les choses se gâtent un peu, et hier je n’ai pas été très bien. Au dîner, il y a eu une raie aux câpres qui nageait dans de la crème au chocolat…

Robert. – La pauvre bête !

Bernard. – Mais à part ça, impeccable !

Robert. – Impeccable !

Bernard. – C’est le rêve, je te dis, le rêve…

Robert. – Oui, bien sûr, mais… où est-ce que tu les trouves ?

Bernard. – C’est très simple : j’ai un ami qui tient un magasin de souvenirs à Roissy. Il connaît toutes les hôtesses. Elles lui font leurs confidences… et celles qui se trouvent un peu seules, il me les fait rencontrer. Et alors, de fil en aiguille… Enfin, tu vois. Moi, maintenant, je n’ai plus besoin de rien, mais je peux l’appeler pour toi.

Robert. – Oh ! non, non. Ce n’est pas pour moi tout ça ! Avec mon caractère ! Toi tu es un virtuose.

Bernard. – Mais pas du tout ! C’est du bronze ! Les horaires sont les horaires. Il n’y a qu’à les suivre.

Robert. – Mais dis donc ? S’il y en avait une qui changeait de ligne ? Ah !

Bernard. – Impossible ! Les parcours sont aussi rigides que les horaires.

Berthe, entre et désignant Robert. – Monsieur déjeunera avec vous ?

Robert. – Non, non, je ne veux pas te déranger.

Bernard, à Berthe. – Oui ! Et il s’installe.

Berthe. – Il s’installe ?

Bernard. – Oui.

Berthe. – Où ça ?

Bernard. – Eh bien ! ici !

Berthe. – Ah ! bon ! Et dans quelle chambre ?

Bernard. – Où il voudra… je verrai.

Berthe. – Bon ! Alors on verra ! (Elle sort face jardin.)

Bernard, à Robert. – Où sont tes valises ?

Robert. – À la consigne.

Bernard. – Eh bien ! tu iras les chercher tout à l’heure.

Berthe, revenant avec le veston de Bernard. – Ces Messieurs veulent déjeuner à quelle heure ?

Bernard. – Aussitôt que Jacqueline sera là.

Berthe. – Oui, mais ça ne me dit pas quand !

Bernard. – Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

Berthe. – C’est pour savoir… à cause de la viande.

Bernard. – Je vous le dirai.

Berthe. – J’y compte bien. Mais vous avouerez que c’est une drôle de vie pour une bonne, ici.

Bernard. – Oui ! Bon ! Ça va ! Merci !

Berthe, fausse sortie. – Ah ! j’oubliais ! Il y avait une lettre au courrier pour Janet. Une lettre d’Amérique.

Bernard. – Ah ? Eh bien ! donnez-la-moi.

Berthe lui donne la lettre.

Berthe. – Maintenant elle ne l’aura qu’à son retour… Forcément…

Bernard. – Mais oui.

Berthe. – Alors vous me direz ? Pour Jacqueline… À cause de la viande… !

Bernard. – Oui, c’est entendu, je vous dirai. Mais elle ne va certainement plus tarder. (Regardant sa montre.) À l’heure qu’il est elle doit se poser, surtout si elle a eu vent arrière.

Berthe. – Eh bien ! espérons que Jacqueline a eu vent arrière parce que moi, j’ai déjà mis la viande !

Elle est sortie.

Bernard. – Cette bonne ! Je te jure !

Robert. – Elle a un sale caractère ?

Bernard. – Non, pas spécialement, elle est comme ça ! Il faut dire que quand j’ai pris l’appartement, elle était là, alors je l’ai gardée ! Mais elle est extra ! Simplement elle est un peu débordée avec ces changements de cuisine ! (Il pose distraitement la lettre sur le secrétaire.)

Robert. – Oui, ça l’embête ! Mais dis donc, avec ton roulement… ce chassé-croisé perpétuel… une qui décolle… une qui atterrit… une qui est déjà en l’air, il se pourrait très bien qu’il y en ait deux qui se trouvent à Paris pour passer la nuit, en même temps ?

Bernard. – Impossible ! À cause des fuseaux horaires. Et même en admettant que ça arrive, qu’il y en ait une qui atterrisse au moment où celle qui devait décoller ne décolle pas, je resterais avec celle qui ne décolle pas et j’irais passer la nuit à Saint-Germain-en-Laye, par exemple, histoire de changer un peu d’air !

Robert. – Oui, très bien ! Mais pendant ce temps-là, celle qui atterrirait, qu’est-ce qu’elle deviendrait ?

Bernard. – Eh bien ! elle viendrait ici.

Robert. – Elle a une clé ?

Bernard. – Évidemment, chacune a sa clé ! Ce n’est pas génial ?

Robert. – Ah ! si, si, c’est génial, mais c’est dégoûtant ! Tu ne les aimes pas !

Bernard. – Ah ! non ! Ne dis pas ça ! Je les adore ! Seulement je les aime toutes les trois autant ! Je les aime tellement que s’il y en a une qui me demande de lui faire un cadeau, je le lui fais, mais j’en achète trois, parce que je ne veux pas que mes deux autres femmes soient lésées sans le savoir. Ça me ferait une peine atroce !

Robert. – Oui, ça c’est gentil ! Mais tu ne m’as pas convaincu. Moi, je suis quand même pour le mariage, le vrai, bien pépère et tranquille, avec une seule femme, et tout ce que ça comporte, compensé par les avantages sociaux.

Bernard. – Tu as tort… Ah ! Tiens, un détail en passant ! Les trois prénoms de mes fiancées commencent par « J ». Jacqueline, Janet, Judith. Ce n’est pas indispensable, mais ça s’est trouvé comme ça. C’est une sécurité supplémentaire. Il pourrait traîner un mouchoir… avec une initiale !

Robert. – Oui, bien sûr.

Bernard. – Quoique, avec Berthe, je suis tranquille. (Berthe revient.) Qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que vous voulez encore ?

Berthe. – Je ne veux rien, Monsieur. Je fais mon métier de bonne.

Bernard. – Très bien !

Berthe. – Justement ! Alors, comme l’Amérique vient de partir, et que la France arrive, il faut que je fasse la chambre.

Bernard. – Ah ! c’est vrai ! Vous avez raison.

Robert. – Elle pense à tout, hein ?

Berthe. – Je suis là pour ça, Monsieur. Je suis là pour ça ! Si je n’étais pas là, je me demande ce qui arriverait à Monsieur, avec cette vie. (Elle a traversé la scène et se trouve devant la porte jardin face.) Puisque Jacqueline est simplement en transit, inutile que je fasse tout, n’est-ce pas ?

Bernard. – Mais oui, très bien.

Berthe. – Je referai la chambre à fond après son départ, avant l’arrivée de l’Allemagne.

Bernard. – C’est ça, c’est ça, parfait !

Berthe. – Parfait ? Oui, si on veut ! Pas pour économiser le travail en tout cas. (Elle sort face jardin.)

Robert. – Elle est précieuse.

Bernard. – Ah ! ça, oui. Elle rouspète tout le temps, mais elle connaît la routine. Il faut que la maison ait toujours l’aspect en attente d’une arrivée et jamais celui du désordre d’un départ qui vient d’avoir lieu.

Berthe, revient. – Voilà, c’est fait !

Bernard. – Rien ne traîne ? Vous n’avez rien oublié ?

Berthe. – Non, rien !

Bernard. – Elle sera là dans 35 secondes !

Robert. – C’est quand même un peu juste, juste…

Berthe. – Oui, aujourd’hui c’est ric et rac.

Bernard. – La précision fait la force !

Berthe. – Chaque fois qu’il y a une de ces demoiselles en transit, ça va, ça vient… forcément le rythme est plus rapide. (Berthe sort cuisine.)

Jacqueline, entrant ; elle est en hôtesse de l’air avec le petit sac de toile bleue. Elle est aussi jolie que Janet. – Chéri !

Bernard, avec Jacqueline dans les bras. – Jacqueline chérie !

Jacqueline. – Ah ! Qu’est-ce que je suis contente de te voir !

Bernard. – Moi aussi ! Tiens, je te présente mon vieux copain Robert.

Robert. – Castin !

Bernard. – Oui, il arrive d’Aix.

Jacqueline. – Bonjour, monsieur.

Robert. – Bonjour, mademoiselle. J’ai débarqué ici à l’improviste, chez mon vieil ami, et je ne voudrais pas troubler votre intimité.

Jacqueline. – Mais pas du tout. Je suis ravie. Vous êtes le premier ami de Bernard dont je fais la connaissance. On ne voit jamais personne avec lui. Il est tellement secret, et je suis très heureuse de vous rencontrer.

Robert. – Mais moi aussi, mademoiselle, moi aussi.

Jacqueline. – Donne-moi quelque chose à boire, chéri, et sers ton ami. Moi, je suis morte. Ah ! quand on voit le soleil qu’il y a ici, on a de la peine à imaginer qu’il puisse faire un si mauvais temps ailleurs. Tu sais que j’ai bien failli rester à Helsinki ?

Bernard. – Vraiment ?

Jacqueline. – Je t’assure, chéri. On a eu un ouragan à fermer l’aéroport et suspendre tous les vols. J’ai cru que j’allais passer la nuit là-bas ! Je t’aurais appelé bien sûr, mais cette dépression a filé nord-est ! Alors me voilà ! Tu as été sage chéri ?

Bernard. – Eh bien ! voyons, quelle question !

Jacqueline. – Ah ! bon. (À Robert.) Bernard vous a dit que nous allions nous marier ?

Robert. – Ah ! Non ! Oui. Il m’a annoncé que vous étiez fiancés.

Bernard. – Et j’ai même ajouté que tu étais ravissante. Hein ? Ce n’est pas vrai ?

Robert. – Si, si. Il m’a fait tellement de compliments…

Jacqueline. – Que vous êtes déçu ?

Robert. – Oui ! Non ! Au contraire, il était au-dessous de la vérité.

Jacqueline. – Ce n’est pas gentil, ça, chéri !

Bernard. – Ne crois pas ce qu’il te dit. Il fait de l’esprit dans mon dos.

Jacqueline. – Invite ton ami à déjeuner.

Bernard. – C’est fait.

Jacqueline. – Ah ! bon, très bien.

Bernard. – Et je lui ai même proposé de s’installer ici quelque temps.

Jacqueline. – Tu as bien fait, chéri. Il te tiendra compagnie quand je ne suis pas là. Comme ça, tu seras moins seul, toi qui te plains toujours que je t’abandonne trop longtemps.

Bernard. – Eh bien ! oui ; quand tu n’es pas là, je suis perdu. Je suis tout seul.

Robert. – Mon pauvre vieux.

Bernard. – Ce que c’est que l’amour quand même !

Jacqueline. – Bon. Je vais me laver les mains et on déjeune. (Elle va vers la salle de bains, fond cour.) Parce que je décolle à 3 heures pour Caracas ! Oh ! à propos ! Ça y est !

Bernard. – Quoi ?

Jacqueline. – Je vais passer sur 747.

Bernard. – Ah ! bon ! Eh bien ! c’est très bien, très bien ! Tu penseras à me donner tes nouveaux horaires.

Jacqueline. – Mais bien sûr chéri ! J’aurai des rotations plus rapides… On pourra se voir beaucoup plus souvent !

Bernard. – Bon.

Jacqueline. – À tout de suite. (Et elle sort salle de bains fond cour.)

Robert. – Dis donc, si ces avions vont de plus en plus vite, ça va précipiter ton rythme, ça !

Bernard. – Oh ! ce n’est pas pour demain.

Robert. – En tout cas, mes compliments. Je me demande laquelle des deux est la mieux, et je ne peux pas me décider.

Bernard. – De toute façon, tu n’as pas à te décider. Les deux sont prises ! (Le téléphone sonne, il décroche.) Allô !… Oui… c’est ici… Je ne quitte pas… Allô ! oui. C’est moi… Ah ! C’est toi, chérie. (À Robert.) C’est Judith, mon Allemande. (Au téléphone.) Qu’est-ce qu’il y a ? Ah ! bon ?… Oui… Au lieu de 19 heures, tu seras là à 23 heures ? Tu auras dîné ?… Eh bien ! c’est parfait ! À 23 heures… Oui, chérie !… Je t’embrasse, oui…

Berthe est entrée et Robert a un haut-le-corps de peur.

Berthe. – Monsieur !

Bernard, raccroche. – Ah ! vous arrivez bien, vous.

Berthe. – Moi ?

Bernard. – Oui ! Annulez la choucroute et les Francfort !

Berthe. – Ah bon ! L’Allemagne est en panne ?

Bernard. – Oui, c’est ça.

Berthe. – Seulement, la choucroute, elle est achetée maintenant.

Bernard. – Eh bien ! tant pis.

Berthe. – Vous avouerez que ça n’est pas une vie pour une bonne, ici ! (Fausse sortie.) Je voulais vous dire quelque chose, maintenant je me souviens plus ce que c’était… Avec ces changements tout le temps…

Bernard. – Ça vous reviendra.

Berthe. – Alors, je reviendrai.

Bernard. – C’est ça.

Berthe sort.

Jacqueline, sortant de la salle de bains. – Le téléphone n’a pas sonné ?

Bernard. – Ah ! si.

Jacqueline. – Ça n’était pas pour moi ?

Bernard. – Non, non… Pourquoi ?

Jacqueline. – Parce qu’il est possible que j’aie un battement dans mon horaire, et on va peut-être m’appeler.

Robert. – C’est intéressant d’être au courant de tout ça.

Bernard. – Oui. Et ça te ferait un grand battement ?

Jacqueline. – Non. Une heure tout au plus !

Bernard. – Ah ! bon.

Jacqueline. – Pourquoi est-ce que tu dis : « Ah ! bon » ?

Bernard. – Eh bien ! je dis : « Ah ! bon »… « Ah ! bon », parce que… on pourra rester plus longtemps ensemble !

Jacqueline. – Tu es un amour ! Mais qui téléphonait alors ? Ce n’est pas une femme au moins ?

Robert. – Pensez-vous !

Bernard. – Mais qu’est-ce que tu vas imaginer dans ta tête ? Tu sais bien que je t’adore !

Jacqueline. – C’est bien vrai ?

Bernard. – Jacqueline ! Ma chérie… tu doutes ? Tu me fais beaucoup de peine !

Jacqueline. – Bon ! Mais alors, dis-moi.

Bernard. – Dis-moi quoi ?

Jacqueline. – Ce que c’était.

Bernard. – Eh bien ! c’était… c’était une erreur.

Robert. – C’est ça. Voilà… oui… tout simplement… une erreur ! Croyez-vous que c’est bête !

Jacqueline est remontée jusqu’au meuble où Bernard avait posé la lettre pour Janet.

Jacqueline. – Qu’est-ce que c’est que ça ?

Bernard. – Quoi ?

Jacqueline. – Cette lettre ? Adressée à… Janet Hawkins ?

Bernard. – Je ne sais pas, je n’ai pas reçu de lettre, je n’ai pas bougé… On parlait avec Robert, hein, Robert ?

Robert. – Oui, oui… C’est ça… On parlait avec Robert !… Avec Bernard !

Jacqueline. – Enfin elle n’est pas venue toute seule ?

Berthe, entre. – Ça y est ! Je me souviens de ce que je voulais vous dire. (voyant Jacqueline.) Oh ! Bonjour, mademoiselle.

Jacqueline. – Bonjour, Berthe. Ça va ?

Berthe. – Oui ! Comme d’habitude ! Ça va, ça vient.

Jacqueline, montrant la lettre. – Bon ! Dites-moi ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

Berthe. – Une lettre.

Jacqueline. – Je vois bien. Mais pour Janet Hawkins. Vous connaissez ça ?

Berthe. – Jamais entendu parler.

Jacqueline. – Eh bien ! alors, qu’est-ce qu’elle fait là ?

Bernard. – Puisque je te dis que je n’en sais rien.

Jacqueline. – Enfin…

Berthe. – Ah ! oui ! ça y est ! Je sais… Je me souviens. Je me suis trompée. La concierge me l’a dit : « Vous avez pris une lettre qui n’est pas pour vous. C’est pour quelqu’un de l’immeuble. »

Bernard. – Ah ! Eh bien ! voilà ! Tout s’explique !

Robert. – Oui… tout s’explique… Très bien, même.

Berthe. – Alors si vous voulez bien me la donner, je la redescendrai tout à l’heure. À propos… (Elle met la lettre dans sa poche.) Le déjeuner est servi !

Jacqueline. – Vous êtes parfaite, Berthe, parfaite… et vous tenez cette maison comme la vôtre !

Berthe. – C’est tout à fait ça, Mademoiselle… tout à fait ça ! (Berthe sort salle à manger.)

Bernard. – N’est-ce pas ? On arrive, tout est prêt… et il n’y a plus qu’à se mettre les pieds sous la table.

Robert. – Ah ! c’est beau, la vie de famille !

Jacqueline. – Ah ! oui… c’est vrai… Eh bien !… Vous devriez faire comme Bernard, trouver une femme vous aussi, et vous décider à vous marier comme lui !

Robert. – J’y pense sérieusement.

Jacqueline, regardant sa montre. – Oh ! déjà moins vingt-cinq ! Dépêchons-nous ! À table ! (Et Jacqueline sort salle à manger.)

Bernard. – Alors, tu as vu, tu t’instruis ? Hop, hop !… Le tour est joué et voilà le travail !

Robert. – Oui… oui… Voilà le travail !

Bernard. – Bon ! Alors ! Viens déjeuner ! À la française !

Robert. – Dis donc ! Il est plaisant, ce costume d’hôtesse !

Bernard. – Plaisant ? Irrésistible, oui ! Et c’est ce qui me perd ! Qu’est-ce que tu veux ? Moi, j’ai toujours été sensible au prestige de l’uniforme !

Robert. – Sacré Bernard !

Bernard. – Sacré Robert !

Ils sortent en riant derrière Jacqueline tandis que le

RIDEAU descend.

ACTE II

La scène est vide. Le téléphone sonne.

Berthe, entre et décroche. – Allô ?… Oui… c’est ici… Ah ! non, Bernard n’est pas là en ce moment… C’est Berthe. Ah ! c’est vous, mademoiselle Judith ? Vous venez de vous poser ? À Paris ? Ah ! c’est très bien, ça. Ah ! ça, oui ! Bernard sera content que vous soyez arrivée plus tôt !? Ah !… Ah !… Eh bien ! c’est parfait… Ah ! là là ! Mais je pense bien… Oui… À tout à l’heure, Mademoiselle. (Elle raccroche.) Quelle vie ! Mais quelle vie ! (On sonne. Elle allait sortir fond cour. Elle s’arrête et repart en direction de la porte d’entrée.) Ce n’est vraiment pas une vie pour une bonne, ici ! (Elle sort au fond. Off.) Mais pas une vie !

Voix de Robert. – Bonjour !

Voix de Berthe. – Bonjour, Monsieur.

Voix de Robert. – C’est de nouveau moi !

Voix de Berthe. – Oui, je vois bien !

Robert, entrant avec ses valises. – J’ai dû faire la queue à la consigne. On se demande pourquoi il y a tant de monde partout. À Aix, chez moi, c’est beaucoup plus calme !

Berthe. – S’il y a tant de monde, sans doute que toute la province vient encombrer…

Robert, sans comprendre. – Oui… sans doute.

Berthe. – J’espère que vous ne resterez pas trop longtemps, ici ?

Robert. – Eh bien ! dites donc ! Vous n’êtes pas aimable avec les invités de votre patron, vous !

Berthe. – Oh ! si ! Ce que j’en disais, moi, c’est pour voir ! Parce que vous verrez ! Ici, c’est pas une vie ! Tout le temps quelqu’un qui arrive, quelqu’un qui part, et des changements… des changements !

Robert. – Pourtant, tout est réglé comme du papier à musique. Pour l’organisation, votre patron, il n’a pas de conseils à recevoir !

Berthe. – Justement ! Il est trop bien organisé ! Être organisé comme ça, ce n’est pas humain, oui, voilà ce que c’est ! Pas humain !

Robert. – Ah ! moi, je trouve ça...

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