Celui qui s’en alla

Tout le monde attend quelque chose d’Alexandre. Tout le monde le voit comme un héros.
Mais lui ne ressent rien. Il est indifférent à tout. Il vit sur la cime des fascinations et des déséquilibres qu’il provoque. Il pousse un à un tous ceux qui l’entourent dans l’extrême de leurs passions, de leur radicalité, qu’elle soit politique, amoureuse ou existentielle.

Après avoir fait beaucoup de promesses et suscité beaucoup d’espoir, il démissionne brutalement de tous ses engagements et abandonne ceux qui croyaient en lui, les laissant ainsi affronter le vertige de leurs vies.

Variation sur le conte de Grimm, “Conte de celui qui s’en alla connaître la peur”, et sur Les Démons de Dostoïevski, “Celui qui s’en alla” explore l’apparition de l’emprise dans les relations et questionne le rôle de nos fantasmes, de nos désirs, lorsqu’ils sont les artisans de notre propre perte.




Celui qui s’en alla

Scène 1 : Vous avez besoin de quelqu’un

Stéphane, un homme d’environ cinquante-cinq ans, est seul à son bureau, à relire un discours, un café froid à la main. Il est en marcel et en slip blanc. Soudain, il prend la parole avec conviction comme s’il était au Collège de France.

Stéphane

Mesdames et Messieurs, chers collègues,

Je vous remercie d’être tous là pour affronter ensemble les enjeux complexes de la crise des imaginaires que nous traversons. Cette crise, je l’avais prophétisée, il y a cinq ans, dans mon livre, Émancipation.

(Il sort le livre, il y a son visage en gros sur la couverture.)

En tant que professeur de philosophie, j’ai vu l’avancée des idées nihilistes chez nos jeunes. J’ai vu que nous arriverions vite à un point de rupture. Nous y sommes. Le taux de suicide est critique ! Il a doublé en cinq ans chez les moins de trente ans. Des groupes d’adolescents de plus en plus nombreux se mettent à commettre des actions chaotiques, à propager des appels à la haine et au meurtre contre la génération de leurs pères !

Il est temps de s’interroger sur les causes de tout cela. Qu’est-ce qui crée le désespoir de nos enfants ? J’ai écrit ce livre comme un rempart au désespoir, comme une main tendue pour inventer un autre lendemain.

Chers collègues, l’humanisme n’est pas mort. L’humanisme est un talisman auquel nous devons furieusement tenir.

Émancipation. Parfois l’écho rayonnant d’un mot vaut mieux que toutes les pierres, toutes les bombes…

Barbara, une femme très distinguée et autoritaire, plus âgée que lui, entre et découvre Stéphane en sous-vêtements, le livre à la main.

Barbara

Stéphane ?

Stéphane

Vous avez frappé ?

Barbara

La porte était ouverte.

Stéphane

Vous entrez comme ça… Ce n’est pas un moulin ici !

Barbara

Qu’est-ce que vous faites ?

Stéphane

J’étais en train de… Je répétais… une conférence autour d’Émancipation.

Il essaye de s’habiller.

Barbara

J’espère que vous n’irez pas présenter votre livre dans cette tenue. Vraiment, Stéphane, il faut vous ressaisir. Il y a un désordre chez vous, mais un désordre ! J’ai connu un grand auteur qui disait : « Je ne peux pas écrire une ligne tant que je n’ai pas fait le ménage et la vaisselle. »

Stéphane

Tous les grands auteurs ne sont pas semblables. Et puis ne venez pas me dire ce que je dois faire, je ne suis plus un petit garçon.

Barbara

Non, justement… Je voulais vous parler de ça.

Stéphane

Ah ?

Barbara

Stéphane, vous êtes un homme… Vous êtes un grand homme !

Stéphane

Oui.

Barbara

Mais vous avez besoin qu’on s’occupe de vous.

Stéphane

Oui, c’est vrai, Barbara…

Barbara

Depuis toutes ces années, je fais ce que je peux, j’écoute vos angoisses, je vous aide à vous nourrir, à faire vos comptes, je vous soutiens dans toutes vos démarches…

Stéphane, tente un rapprochement timide
vers Barbara.

Oui, Barbara, vous êtes plus qu’une amie pour moi, vous êtes… Oh ! vous le savez très bien…

Barbara

Je suis venue vous dire que je ne vais plus pouvoir m’occuper de vous… Il faut que vous trouviez quelqu’un d’autre.

Stéphane

Mais… Pourquoi ?

Barbara

Vous devriez songer à vous remarier, Stéphane, vous avez besoin de quelqu’un…

Stéphane

Me remarier ? Mais je… Enfin… Barbara, vous savez… je veux juste que…

Barbara

Alexandre va rentrer. Ça fait cinq ans qu’il est parti. Il va me prendre beaucoup de temps.

Stéphane

Mais votre fils…

Barbara

Il a besoin d’une attention spéciale.

Stéphane

Oui ! Évidemment ! Et… Justement ! Il a de l’estime pour moi. Je pourrais le guider, lui présenter des gens.

Barbara

Vous ne comprenez pas…

Stéphane

Que veut-il faire à son retour ?

Barbara

Je ne sais pas… Mais je sais qu’il a tendance à chercher les situations dangereuses…

Stéphane

Votre fils est un héros, Barbara.

Barbara

Oui…

Stéphane

Comme dans les légendes, comme Siegfried, comme Perceval… c’est un héros des chansons de geste du Moyen Âge… prêt au sacrifice !

Cette histoire d’incendie… C’était… Tout le monde s’en souvient.

Mais je lui parlerai. Je lui dirai : on peut sauver les gens en se jetant dans les flammes d’un immeuble au péril de sa vie, on peut partir au bout du monde se battre pour son pays, c’est admirable, mais… Quand on a un don comme le sien, on peut aussi sauver les âmes par l’écriture…

Au fond, il me ressemble un peu.

Barbara, vous avez besoin de moi !

Barbara

Vous avez déjà beaucoup à faire avec votre propre fils.

Stéphane

Jérémie… Parfois j’ai l’impression qu’il n’est pas de moi.

Barbara

Bien sûr qu’il est de vous. Ne pensez pas du mal de votre fils.

Stéphane

Je l’aime, mais je ne le comprends pas.

Barbara sort.

Scène 2 : Chasser son père

Jérémie, un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, entre en trombe dans la chambre de son père.

Jérémie

Papa, tu es là ?

Stéphane

Ta braguette est ouverte. Tu as l’air très excité, assieds-toi.

Jérémie

Arrête ! Ne me dis pas de m’asseoir, je m’assieds si j’ai envie. J’ai envie, je vais m’asseoir. Papa, écoute, je suis venu pour te parler de… (Le père a l’air déprimé.) Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi tu fais cette tête ?

Stéphane

C’est Barbara… Elle vient dans mon salon, je vais dans son salon… jamais plus loin que le salon. Rien ne se passe jamais. J’ai envie de la frapper… (Un petit temps.) Elle m’a dit de me remarier.

Jérémie

Tu t’y prends mal ! Tu lui écris une lettre par jour alors qu’elle habite à cinq mètres ! Tu prends ton courage à deux mains, tu vas la voir, tu la fais asseoir…

Stéphane

C’est pas si simple… Depuis la mort de maman, tu sais… Enfin, peut-être que tu ne sais pas…

Jérémie

Si, je sais.

Stéphane

Je n’ai eu aucune histoire d’amour, aucune relation sexuelle…

Jérémie

Je ne peux pas entendre ça ! O.K. ? Je m’en fous ! J’ai des choses importantes à te dire. Écoute-moi… (Stéphane se détourne et se met à ranger.) Laisse ça !

Jérémie arrache ce que son père avait dans les mains et le jette.

Stéphane

Ne dérange pas tout dans la maison, c’est déjà très mal rangé.

Jérémie

Papa. Maman est morte il y a huit ans… Elle m’a légué la maison. (Stéphane va pour prendre un comprimé pour le mal de tête.) Reste là !

Stéphane

D’accord, maman est morte il y a huit ans, elle t’a légué la maison, et donc ?

Jérémie

Lis ça !

Il lui donne une lettre du notaire. Stéphane met mollement ses lunettes, lit avec flegme.

Stéphane

Tu veux me mettre dehors ?

Jérémie

Je ne veux plus vivre avec toi.

Stéphane

Oh ! tu me fatigues !

Jérémie

J’ai besoin d’espace… J’ai envie de faire des choses. Je n’y arrive pas si tu es là.

Stéphane

Quelles choses ?

Jérémie

Des choses politiques.

Stéphane

Des choses politiques ! Depuis quand ça t’intéresse ? Tu n’as même pas lu mon dernier livre.

Jérémie

Tout le monde s’en fout de ton livre, il est complètement dépassé…

Stéphane

Bien au contraire. Je vais organiser une conférence.

Jérémie

Et qui va venir à ta conférence ?

Stéphane

Des gens… Qu’est-ce que tu en sais, tu passes ta vie enfermé comme un rat. Quelle tristesse ! Tu ne fais rien, tu commences plein de choses que tu ne finis jamais ! Tu sais comment je t’appelle, avec mes amis ? Jérémie l’entame ! Tu ne vas même plus à tes cours ! Qu’est-ce que tu fais de tes journées ?

Jérémie

Et toi ! Tu bosses ? Toi, tu fais rien !

Stéphane

Quoi, moi ?

Jérémie

Tu bosses pas ! Montre-moi ta dernière traduction ! Ça fait dix ans que tu es dessus, elle doit faire au moins quinze mille pages !

Stéphane

J’ai d’autres choses en tête en ce moment. Il se passe des choses très graves, le climat politique est très tendu…

Jérémie

Qu’est-ce que tu connais du climat politique ? Tu ne sais même pas te connecter à Internet…

Stéphane

Shakespeare et Caravage n’avaient pas Internet et les idées qu’ils ont défendues sont toujours très subversives, mais ça tu ne peux pas comprendre !

Jérémie

Tout le monde s’en fout de Shakespeare !

Stéphane

Jérémie ! Ça suffit ! (Stéphane se lève, ils se prennent à la gorge.) Arrête, Jérémie !

Jérémie

Papa ! Tu t’assois ! Tu as un comportement inacceptable. C’est ridicule. Tu occupes cette maison depuis toujours, tu n’avances pas, tu n’es pas une personne sérieuse. J’ai effectivement de nombreux projets que j’arrive pas à faire aboutir tant que tu es là. C’est ma maison. Tu dois partir.

Stéphane

Quel genre de fils tu es ? Virer son père !

Jérémie

Je suis désolé.

Stéphane

Tu me plantes une lame dans le ventre, et puis « je suis désolé » ?

Jérémie

Ça se passe mal entre nous.

Stéphane

Mais on est très bien tous les deux !

Jérémie

Sors ! Sors d’ici maintenant !

Stéphane

Je ne suis pas habillé… Il me faut un peu plus de temps, je dois rassembler…

Jérémie s’effondre sur Stéphane. Un temps.

Jérémie

Oh… mais quand je m’approche de toi… Tu m’aspires vers le fond…

Stéphane

Oui, mon chéri, calme-toi… On ne prend pas de grandes décisions comme ça, tu es nerveux quand même… On est très bien tous les deux.

Jérémie

Oui.

Stéphane

Il faut que tu sortes, que tu fasses des choses dehors, pas à l’intérieur. Alexandre va rentrer. Il a une bonne influence sur toi. Ça va te faire du bien.

Scène 3 : Il est reparti

Dans le salon de Barbara. Barbara entre comme un général en guerre, et saisit un téléphone rouge.

Barbara

Catherine, écoute, j’ai besoin que tu me rendes un grand service. Voilà, Alexandre est rentré mais il ne veut voir personne. Alors j’ai dit qu’il était parti chez vous dans le Lot pendant deux semaines. Tu peux me couvrir là-dessus ? Merci ! Et tu peux compter sur moi pour ce que tu sais… On se rappelle.

(Elle raccroche. Le téléphone sonne.)

Ah ! Stéphane !… Oui… Non, vous ne pouvez pas le voir, il est reparti… Eh oui, à peine arrivé… Le maire ? Ça n’a rien à voir avec le maire. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?… Sortez-vous ça de la tête. Non, je ne peux pas vous voir non plus, j’ai beaucoup de choses à faire… Je ne peux pas vous voir, je vous l’ai dit.

(Elle raccroche, le téléphone sonne de nouveau.)

Stéphane, écoutez… Vous connaissez mon amie Liliane ? Elle ne supporte plus la solitude. Vous devriez l’inviter à dîner. Je lui ai dit qu’il vous manquait quelqu’un. Elle pourrait s’occuper de vous… (Pour elle-même.) Il a raccroché.

(Le téléphone sonne.)

Alexandre ? Oui, il est rentré. Mais il est reparti… Dans le Lot, chez les Clouzot… Oui… Il avait besoin de faire un sas… Oui… C’est un traumatisé de guerre, quand même !

Scène 4 : Le conte de l’idiot

Nous sommes dans le service neurologique d’un hôpital. Maria est seule dans sa chambre, sur une chaise. Elle a couvert son visage d’un voile. Alexandre vérifie que personne n’est dans les parages et entre.

Alexandre

Salut… Je m’appelle Alexandre.

Toi c’est Maria, c’est ça ?

Je suis interné dans le quartier psychiatrique, enfin c’est une blague, je suis juste là pour deux semaines, c’est une magouille de ma mère pour m’éviter un procès avec le maire, une bêtise…

Pardon. Je te fais peur ?

Je m’en vais, si tu veux.

(Elle découvre un œil.)

Tu ressembles à une mariée comme ça.

L’infirmière n’arrête pas de dire qu’il ne faut surtout pas entrer ici et surtout pas te parler, que tu es en train de « reconstruire pas à pas ton rapport à la réalité ». Il paraît que tu as des séquelles neurologiques très graves… et tu comprends plus ce qui est vrai ou pas vrai… C’est intéressant.

Je te raconte une histoire ?

(Elle se découvre un peu plus.)

C’est l’histoire de « Celui qui s’en alla pour connaître la peur ». C’est une histoire vraie.

On est au Moyen Âge. Il y a des châteaux. Il y a des animaux très grands. On est au début de l’automne, et tout le monde s’arrête de travailler pour regarder les feuilles tomber.

On est dans un village de paysans, et dans ce village il y a deux frères. Un très intelligent, qui sait presque tout faire. Et le second, c’est un idiot. Il ne sait rien faire. La seule chose qu’il est capable de faire, c’est de rendre des services aux autres à la nuit tombée, quand tout le monde a peur de sortir. S’il faut chercher de l’eau de l’autre côté du cimetière, monter en haut du clocher de l’église à la pleine lune, on envoie l’idiot.

Un soir, pour passer le temps, les gens du village se racontent des histoires qui font peur autour d’un immense feu allumé. Des histoires avec des maladies, des disparitions, avec des meurtres. Et tout ce petit monde frissonne sous sa couverture. Ils se serrent les uns contre les autres, et chacun en même temps qu’il est terrifié est ravi… Sauf l’idiot. L’idiot regarde les autres sourire et trembler, et ne comprend pas.

(Maria semble voir le personnage de l’idiot et l’observe.)

Le lendemain, son père vient le voir. Il lui dit : « Idiot, sais-tu quel jour on est aujourd’hui ? Non ? C’est ton anniversaire aujourd’hui, c’est le jour où tu deviens un adulte. Alors écoute-moi bien. À partir de maintenant, il faut que tu...

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