C’est le tarif !

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Nous sommes au cœur des Années folles, et Émilienne est prête à tout pour faire du cinéma.
Ferdinand, son frère, aura bien mal à la protéger d’Albert Lebel, producteur véreux et libidineux, lui-même terrorisé par une épouse à la jalousie maladive voire dangereuse. Et ce n’est pas son ami Ignace, qui est loin d’avoir inventé l’eau tiède, ni la mère de ce dernier, reine des mots tordus, qui l’aideront beaucoup.
Ferdinand maitriserait pourtant assez bien la situation s’il n’était pas contraint, pour le compte des époux Lebel, de convoyer une énorme cargaison d’alcool vers les États-Unis, alors en pleine prohibition.
Pour ne rien arranger, il est victime de ce qu’il croît être une malédiction qui le poursuit depuis sa plus tendre enfance : à chaque mensonge qu’il prononce, il prend une énorme gifle d’un être aussi invisible qu’implacable : un mensonge, une baffe, c’est le tarif… Pourvu que ce ne soit pas contagieux !




C'est le tarif !

Acte I

Quand le rideau s’ouvre, on est à la fin d’un casting. Émilienne est la dernière postulante. Elle est accompagnée par son frère. Ils sont d’abord dans la salle puis montent sur scène lorsqu’on les appelle. Ignace est assis nonchalamment sur le pouf. Il est vaguement costumé à l’orientale avec un pantalon bouffant et un petit boléro.

Désiré. – Bon, Léonie, combien il en reste ?

Léonie. – On arrive à la dernière m’sieur Désiré.

Désiré. – Bien, appelez-la.

Léonie, appelant. – Mademoiselle Émilienne De Vroot !

Émilienne. – Présente !

Léonie. – Vous avez un quelqu’un ou une quelqu’une pour vous donner la réplique ?

Ferdinand. – Oui, oui. Moi.

Désiré. – Très bien ! En place ! En place ! Vite !

Ferdinand, en aidant sa sœur à monter sur scène. – C’est le grand jour. Tu vas les épater.

Émilienne. – Croise les doigts. J’ai une de ces pétoches !

Ferdinand. – Courage petite sœur !

Léonie. – C’est votre sœur ? C’est vrai qu’il y a un air de…

Désiré. – On s’en moque ! À vous, Mademoiselle. Et mettez-y du cœur, de la passion. On doit lire à la fois l’amour et le désarroi dans vos yeux. Vous comprenez Mademoiselle ?

Émilienne. – Oui, Monsieur.

Désiré. – Alors on y va !… Et où est le Cheik ? Maurice ! Oh, Maurice !

Cheik, venant de la cave. – Voilà voilà ! On a quand même le temps de boire un coup.

Désiré. – Pas vraiment, non. Bon, t’es prêt ?

Cheik. – Y’a pas plus prêt.

Désiré. – Bon, prends ta place. (Le Cheik sort par le décor oriental.) Ignace, sors du champ ! (Ignace s’écarte du décor.) Prêt ?

Ignace. – Prêt.

Léonie, au public. – C’est mon fils. Il est très…

Désiré. – Silence Léonie ! Attention !… Tout le monde est prêt ? Alors, ac…

Albert, entrant de son bureau. – Hop ! Hop ! Hop ! Bonjour, tout le monde !

Léonie. – Bonjour m’sieur Lebeau.

Albert. – Lebel, lebel s’il vous plaît.

Léonie. – Ah oui ! Pardon, m’sieur Lebel.

Ignace, Désiré et le Cheik. – Bonjour m’sieur Lebel.

Albert. – Bonjour mon cher Désiré. Bonjour Mademoiselle. Albert Lebel ou plutôt Lebel Albert, hum ! Pour vous servir, hum, hum !… Alors Désiré, ce casting, ça avance ?

Désiré. – Hélas non ! Je commence à désespérer de pouvoir remplacer Lola. Nous allions commencer la dernière audition.

Albert. – Eh bien qu’est-ce que vous attendez ? Allez ! Hop ! Hop ! Hop ! Tout le monde en place ! Le temps c’est de l’argent et surtout c’est mon argent. C’est moi le producteur Mademoiselle. C’est moi qui finance. Hé ! Hé ! (Geste d’argent entre les doigts et clin d’œil.)

Émilienne. – Enchantée Monsieur.

Albert, à Désiré. – Elle est charmante.

Désiré. – C’est pas le tout. Il faut qu’elle joue.

Albert. – Eh bien voyons cela ! Pressons ! Hop ! Hop ! Hop !

Léonie. – Applique-toi, Ignace. Y’a m’sieur le « financieur ». Ignace, c’est mon fils, m’sieur Lebeau.

Albert. – Non, Lebel !

Léonie. – Oh pardon ! Je m’ai encore trompé.

Albert. – Lebel, comme le fusil. C’est pourtant simple.

Léonie, sans comprendre. – Quel fusil ?

Albert. – Le fusil de nos chers Poilus, voyons. Le fusil. Pan ! Pan !

Léonie, sans comprendre davantage. – Ah ! Le fusil panpan ?

Désiré. – Bon !… Tout le monde est prêt. Attention ! La fille dans les bras de l’explorateur… Action…

Léonie. – Tiens-toi droit, mon chéri !

Désiré. – Silence, Léonie ! Bon, attention tout le monde ? La fille dans les bras de l’explorateur… Un peu plus serré… Très bien… Attention ! Ac…

Léonie. – Ignace ! Ton sabre ?

Ignace. – Ben, il est là, m’man ! (Il le montre.)

Léonie. – Ah bon ! J’ai cru que… Il est tellement tête en l’air mon Ignace, m’sieur Panpan, que…

Albert, agacé. – Lebel, je vous dis ! Lebel !

Désiré. – Bon, silence ! Attention tout le monde ? Ac…

Léonie. – Ah ! J’ai saisi ! Pan Pan, comme le fusil Lebel. Hi ! Hi ! (Elle est prise d’un fou-rire qui la tiendra dans tout ce qui suit.)

Désiré. – Ignace, fais taire ta mère ou je l’écorche.

Ignace. – Bien Monsieur Désiré. M’man ! Tais-toi !

Léonie. – Je me tais, je me tais. (Elle pouffe.)

Désiré. – Attention ! Action !

La scène se déroule sans anicroche jusqu’au moment où Ignace, levant son cimeterre, perdra son pantalon.

Émilienne. – « Non, il ne faut pas m’aimer. Jamais mon père ne voudra de notre union. »

Albert. – Elle est très bien.

Ferdinand. – « Au diable ton père ! »

Émilienne. – « Mais il est tout puissant. C’est le Cheik !… »

Ferdinand. – « Partons tous les deux. Je t’enlève. »

Émilienne. – « C’est impossible mon amour. Je ne peux désobéir à mon père. »

Albert. – Magnifique ! Hein ?

Désiré. – Oui, bof ! Le Cheik entre.

Cheik, entrant et déclamant comme le pire des comédiens. – « Que fais-tu là, maudit infidèle ? Et toi, fille ? Tu me déshonores. »

Émilienne. – « Père soyez indulgent. Je vous en supplie. »

Albert. – Elle a de sacrés arguments, non ?

Désiré. – Certes ! Les deux amoureux sont désespérés (En aparté.) et moi aussi.

Émilienne. – « Hubert ? »

Ferdinand. – « Yasmina ? »

Émilienne. – « Hubert. »

Ferdinand. – « Yasmina. »

Albert. – Vraiment très jolie.

Désiré. – C’est vrai qu’elle n’est pas désagréable à regarder mais…

Albert. – Vous plaisantez. Elle est sublime.

Désiré. – Allez ! De la passion dans le regard ! De la passion ! Faites durer… Voilà… Le Cheik les sépare.

Cheik. – « Écarte-toi fille indigne ! Et toi, chien, à genoux ! »

Désiré. – Bien. Du désarroi maintenant dans le regard…

Albert. – Hum ! Quels yeux !

Désiré. – Bref, poursuivons. Le Cheik appelle le garde.

Léonie, tirée tout à coup de son fou-rire. – Ignace ! Ignace, c’est à toi !!!

Cheik. – « Garde ! Garde ! »

Ignace, approchant. – « Oui Seigneur. »

Cheik. – « Que l’on tranche la tête de ce chien. »

Ignace lève son arme et perd son pantalon.

Émilienne. – « Pitié… »

Désiré, explosant. – Coupez ! Ignace !!!

Ignace. – Tout de suite, m’sieur Désiré. Le temps de remettre mon falzar et je le coupe.

Désiré. – Dehors !

Léonie. – Mais coupe, Ignace ! Coupe-le donc puisqu’on te le demande.

Ferdinand. – Ça va pas, non ?

Désiré. – Hors de ma vue, nullité crasseuse !

Ignace fuit par le porche.

Léonie. – Mais il ne l’a pas fait esqueprès.

Désiré. – Vous aussi ! Dehors !

Léonie, en sortant derrière Ignace. – Ignace ! Attends-moi ! Dis-lui que tu ne l’as pas fait esqueprès ?

Albert. – Elle va faire un malheur. C’est moi qui vous le dis. Regardez-moi ce visage. N’est-il pas exactement celui d’une fille du désert ?

Désiré, troublé malgré lui. – Ben, c’est-à-dire que…

Albert. – Mais si, c’est évident ! Comment vous appelez-vous mon petit ?

Émilienne. – Émilienne De Vroot, Monsieur.

Albert. – De Vroot ?

Émilienne. – Je suis d’origine belge, Monsieur.

Albert. – Eh bien Mademoiselle De Vroot, aujourd’hui est un grand jour pour vous et pour la Belgique. Je vais faire de vous une vedette. Une grande vedette, ma petite !

Émilienne. – Je ne sais pas si…

Albert. – Hop ! Hop ! Hop ! Taisez-vous, belle ingénue. Albert Lebel ne se trompe jamais. Albert Lebel sent en vous, la star qui s’éveille, l’étoile qui va poindre au firmament pour peu qu’Albert l’aide un peu, hum ! Eh bien c’est décidé. Je vous attends lundi soir pour dîner, ici même Après quoi nous passerons dans mon bureau pour signer votre contrat… C’est ici, voyez-vous.

Ferdinand. – Votre bureau donne directement dans la cour ?

Albert. – Oui… C’est indépendant des appartements, c’est mieux pour… Pour travailler.

Désiré. – Mais…Monsieur Lebel

Albert. – Qui c’est qui commande ? Mademoiselle De Vroot, pardon, Émilienne, jouera la fille du Cheik ou il n’y aura pas de fille du Cheik du tout. Vu ?

Désiré. – Bien Monsieur. C’est vous qui financez le film.

Albert. – Un peu que c’est moi. Et si c’est moi qui paie, c’est moi qui… qui paie. Allez ! Hop ! Hop ! Hop ! Affaire conclue, n’en parlons plus.

Laetitia, off. – Albert ! Albert, où es-tu ?

Albert. – Dans la cour, ma chérie !

Laetitia, off. – Viens ici tout de suite !

Albert. – J’arrive, amour, j’arrive ! Pardonnez-moi. Les affaires sans doute, toujours les affaires. Vous savez ce que c’est.

Laetitia, off. – Alors ? J’attends !

Albert. – Voilà, voilà ! Mes hommages, charmante demoiselle. Lundi soir, 20 heures, sans faute. (Il sort par la porte principale.)

Cheik. – Tu parles que c’est les affaires. C’est pour faire la vaisselle, oui.

Désiré. – Bien. Allez Maurice, fin de la journée.

Cheik. – C’est pas trop tôt. (Il quitte son turban et sort par le décor.)

Désiré. – Rendez-vous lundi matin six heures pétantes. Félicitations Mademoiselle. Vous avez le rôle. Vous avez déjà tourné ?

Émilienne. – C’est-à-dire que…

Ferdinand. – Oh oui ! Plein de fois ! (CHLAK !) Aïe !

Émilienne. – J’ai fait un peu de figuration mais…

Désiré. – Je vois. Je ne vous cache pas qu’il va vous falloir faire de gros efforts.

Émilienne. – Je ferai absolument tout ce que vous voudrez, Monsieur.

Désiré, amusé. – Bien… Mais voici le genre de phrase qu’il ne faut surtout pas prononcer devant Monsieur Lebel, si vous voyez ce que je veux dire.

Émilienne. – Je ne vois pas, non.

Désiré. – Hum ! C’est vrai que vous êtes charmante. Faites attention quand même… Bien. Rendez-vous lundi matin ici même. Bon dimanche Mademoiselle. Jeune homme.

Il prend son veston, son chapeau et sort par le porche.

Émilienne. – Wouahou ! C’est merveilleux ! Tu te rends compte Ferdinand, je vais faire du cinéma ! Je vais faire du cinéma ! Je vais tourner un film et peut-être devenir une vedette !

Ferdinand. – T’emballe pas sœurette. T’emballe pas.

Émilienne. – Tu n’es pas content que mon rêve se réalise ? Je ne pense qu’à ça depuis que je suis toute gosse.

Ferdinand. – Bien sûr que si. Je suis heureux pour toi mais…

Émilienne. – Mais quoi ?

Ferdinand. – Eh bien le metteur en scène t’a dit de faire attention.

Émilienne. – Oui, mais attention à mon jeu, à mes gestes, à mon regard. Je sais bien qu’il faut que je soigne tout ça, que je travaille et que je progresse.

Ferdinand. – Je ne suis pas sûr qu’il parlait de ça… Mais plutôt du producteur.

Émilienne. – Qu’est-ce que tu vas chercher ? Tu vois le mal partout, toi. Je lui ai tapé dans l’œil et il m’a engagée, voilà tout.

Ferdinand. – Ça, pour lui avoir tapé dans l’œil ! Il doit même avoir chopé une sacrée conjonctivite !

Émilienne. – Ce n’est pas ma faute si je suis jolie.

Ferdinand. – Bien sûr que non mais je ne le sens pas cet Albert Lebel, mielleux, gominé comme une tartine de beurre et qui étale son d’oseille. Il fait trop d’épate. Il est louche.

Émilienne. – Moi je le trouve plutôt sympathique.

Ferdinand. – Et puis il a un nom de fusil. Lebel. Et les fusils, moi, ça me rappelle la guerre. Je n’aime pas ça. Je n’aime pas ça, du tout.

Émilienne. – La guerre ? Mais nous sommes en 1927 ! 1927 ! Tu piges ? La guerre est loin. Il faut l’oublier, la rayer de nos mémoires, faire comme si elle n’avait jamais eu lieu et vivre le présent. Tu m’entends, vivre et oublier ! Vivre !

Ferdinand. – Vivre et oublier ? Ben, faudrait pas oublier qu’on n’a pas grand-chose pour vivre.

Émilienne. – Eh bien justement, je vais signer un contrat et donc avoir de l’argent et peut-être même pas mal d’argent.

Ferdinand. – Peut-être mais à quel prix ?

Émilienne. – Oh ! Cette fois tu m’ennuies, Ferdinand. Tu n’es qu’un rabat-joie.

Ferdinand. – J’essaie de te protéger, c’est tout.

Émilienne. – Je n’ai pas besoin de toi pour me protéger. Je m’en vais et…

Léonie, revenant. – Tu me fais la honte, Ignace ! Tu me fais la honte !

Ignace, la suivant. – Mais m’man, je fais ce que je peux.

Léonie. – Oh que non ! Moi, je fais ce que je peux pour parviendre à faire de toi quelqu’un. Pour que Môssieur mon fils réussissasse dans la vie. Pour que tu soyes un jour riche et célèbre mais toi tu t’en contremoques.

Ignace. – Mais M’man !

Léonie. – Tu fais aucun zeffort. Tu te débrouilles à chaque fois pour rater les meilleures occasions. Zoccasions que j’ai un mal fou à te décrotter.

Ignace. – Mais non, M’man.

Léonie. – Et arrête de m’appeler M’man, c’est d’un puril.

Ferdinand. – Puéril, M’dame, je crois qu’on dit puéril. Je crois.

Léonie. – Euh !… Faut pas croire tout ce qu’on dit ! (Agressive.) Et puis je vous ai pas corné, vous !

Ignace. – M’man, Ferdinand est mon ami et…

Léonie. – Oh, tu m’exasperges ! Je suis au bout ! Mais je n’adique pas, moi, j’adique jamais, moi. Je m’avais juré que tu réussiras dans la vie et tu réussiras. Peu n’importe le domaine mais je ferai de toi quelqu’un. Quelqu’un de riche et célèbre. Quelqu’un d’époustiflant ! Dans le cinéma, la banque, l’armée ou… Ou… La charcuterie s’il le faut mais tu réussiras, croûte que croûte ! (Elle sort chez elle.)

Émilienne. – Pas commode votre mère, mon cher Ignace ?

Ignace. – Boaf ! J’ai l’habitude.

Émilienne. – En tout cas merci de nous avoir tuyautés pour l’audition.

Ignace. – Boaf ! C’est tout naturel. Et puis c’est fastoche, j’habite ici. Alors le premier bruit qui court… Hop ! Je le chope.

Émilienne. – Vous habitez cet hôtel particulier ?

Ignace. – Oh non ! Seulement dans cette partie, juste au-dessus du plateau à cause que ma vieille est, comme qui dirait la gardienne de ces studios.

Ferdinand. – Des studios dans ce quartier de Paris, c’est pas courant.

Ignace. – Ça c’est à cause que Madame Laetitia, la femme de Lebel est tellement jalouse qu’elle veut toujours avoir un œil sur lui. Alors elle a sacrifié le parc et la moitié de la baraque pour en faire les studios de son mari.

Émilienne. – En tout cas, merci. Grâce à vous je vais faire du cinéma. Je n’en reviens encore pas.

Ferdinand. – C’est pas encore fait. Faut être prudent.

Émilienne. – Oh, toi alors !

Ferdinand. – Tu le connais bien, toi, cet Albert Lebel.

Ignace. – Comme ci, comme ça. C’est un type, bourré aux as, qui finance les films de M’sieur Désiré.

Ferdinand. – Il est correct ?

Ignace. – Ça, j’en sais rien mais à mon avis…

Ferdinand. – Ah ! Tu vois.

Émilienne. – Tu m’ennuies ! Je rentre.

Ferdinand. – Attends- moi deux secondes. J’arrive dès que…

Émilienne. – Je rentre toute seule. Je suis grande et je n’ai pas besoin d’un chaperon.

Ferdinand. – Mais je ne me comporte jamais en chaperon. (CHLAK !) Aïe !

Émilienne. – Ah ah ! Bien fait ! Tu sais bien qu’il ne faut pas que tu dises de mensonges. À ce soir ! (Elle sort.)

Ignace. – C’est quoi cette histoire de mensonges ?

Ferdinand. – Rien. Je ne sais pas pourquoi mais chaque fois que je mens, c’est comme si quelqu’un me mettait une torgnole.

Ignace. – Ben mon vieux. À chaque mensonge, une baffe ?

Ferdinand. – Apparemment c’est le tarif.

Ignace. – Et t’as ça depuis longtemps ?

Ferdinand. – Depuis tout petit.

Ignace. – Ben je te plains.

Ferdinand. – Boaf ! On s’y fait. C’est comme pour ma sœur. Je me suis habitué.

Ignace. – Un sacré caractère !

Ferdinand. – Un caractère de chien, oui !

Ignace. – Elle n’a peur de rien on dirait.

Ferdinand. – Ce n’est rien de le dire. Elle fonce toujours tête baissée dans les emmerdements. Depuis tout môme c’est comme ça. Elle a un caractère de cochon, rien ne l’arrête et elle gobe tout et n’importe quoi. Il faut que je la surveille comme le lait sur le feu pour lui sauver la mise et encore elle m’engueule.

Ignace. – Eh ben, t’as pas dû rigoler tous les jours avec une frangine pareille.

Ferdinand. – Ah ça non ! Mais que veux-tu, c’est ma sœur et je n’ai plus qu’elle au monde.

Ignace. – T’as plus de famille du tout ?

Ferdinand. – Non. Quand on a fui la Belgique en 14, on n’a laissé que des morts derrière nous et ma mère, c’est la grippe espagnole qui l’a emportée en 19.

Ignace. – Ah çà ! Ces espagnoles, toutes des voleuses !

Ferdinand. – Mais non, crétin ! Je te parle de la grippe, la grippe espagnole. Ma mère en est morte en trois semaines. Cette vache d’épidémie a fait encore plus de morts que la guerre.

Ignace. – C’est vrai. On n’avait pas besoin de ça… Et ton père est mort sur le front, tu m’as dit.

Ferdinand. – Oui, à Ypres. Je l’ai à peine connu parce qu’avant la guerre il n’était pas souvent à la maison. Il avait l’égyptologie dans la peau.

Ignace. – Ah ? Lui aussi il était malade ?

Ferdinand. – Il n’était pas malade, il était explorateur ! En Égypte ! Il passait son temps dans les pyramides. Mon père, Alexandre De Vroot était un archéologue réputé. (CHLAK !) Aïe !

Ignace. – Qu’est-ce que t’as ?

Ferdinand, sortant une grande plume bleue de sa veste. – Rien, rien. Tiens, regarde. C’est tout ce qu’il me reste de lui.

Ignace. – C’était un explorateur à plumes ?

Ferdinand. – Mais non, crâne d’œuf ! C’est une plume qu’il avait ramenée de sa dernière expédition en Égypte. C’était bien avant la guerre, en 1907. J’étais tout petit. Il paraît qu’elle a des pouvoirs magiques, à ce qu’il m’a dit.

Ignace. – Vrai ?

Ferdinand. – Penses-tu ! Mais j’y tiens et je l’ai toujours sur moi. Je ne m’en sépare jamais.

Ignace. – Fais voir un peu.

Ferdinand. – Tiens, mais fais gaffe. J’y tiens comme à la prunelle de mes yeux.

Ignace, examinant la plume. – T’inquiète, j’ai jamais rien esquinté de ma vie. (CHLAK !) Aïe !… Ça va pas, non. J’ai rien fait !

Ferdinand. – Moi non plus.

Ignace. – Tu viens de me coller une baffe.

Ferdinand. – Moi ? Je te jure que non… Attends un peu… Tu viens de dire un mensonge ?

Ignace. – Ben non ! Je mens jamais (CHLAK !) Aïe !…

Ferdinand. – Nom d’un petit bonhomme ! Ça alors, ce serait extraordinaire.

Ignace. – Quoi donc ?

Ferdinand. – Attends, attends, attends ! Dis-moi que cette plume est rouge.

Ignace. – Elle est pas rouge, elle est bleue.

Ferdinand. – Je sais mais dis-moi que cette plume est rouge.

Ignace. – T’es maboule ?

Ferdinand. – Allez ! Dis-le et tiens bien la plume surtout.

Ignace. – Bon ! Si tu veux. Cette plume est rouge. (CHLAK !) Aïe !…

Ferdinand. – J’ai compris. C’est la plume ! Ah ! Ah ! Mais oui, c’est à cause de la plume.

Ignace. – Qu’est-ce que tu racontes ?

Ferdinand. – Mon père avait raison. Cette plume a vraiment des pouvoirs magiques.

Ignace. – Comprends pas.

Ferdinand. – Moi, j’ai compris. Un mensonge, une baffe. C’est le tarif.

Ignace. – Oui ça je sais que c’est le tarif, tu me l’as dit mais…

Ferdinand. – C’est à cause de la plume. Euréka ! Regarde… Cette plume est rouge. Rien. Euh !… Nous sommes sur la lune. Rien… Je suis riche. Rien. Ha ! Ha ! Ha ! C’est merveilleux ! Pas de plume, pas de baffe. Euréka !

Ignace. – Qui c’est ce Réka ?

Ferdinand. – Un génie. Donne. (Il reprend la plume.) Maintenant, redis-moi que cette plume est rouge.

Ignace. – Ouai, c’est ça ! Pour que ton Réka me colle une autre baffe.

Ferdinand. – Tu ne risques rien. C’est moi qui ai la plume. Dis-le.

Ignace. – Des clous !

Ferdinand, levant la main. – Dis-le ou c’est moi qui te la colle.

Ignace. – Bon, bon… (En hésitant et en se protégeant la tête.) Cette plume… est… rouge.

Ferdinand. – Tu vois. Oh je sens que je vais m’amuser, moi ! Pas un mot à personne.

Ignace. – De toute façon, j’ai rien compris, alors.

Ferdinand. – Allez viens ! On va arroser ça ! (Ils sortent par le porche.)

La scène reste vide un court instant puis Albert entre, traverse la scène à pas de loup en se retournant plusieurs fois puis va prendre le téléphone par le décor du studio et revient s’asseoir sur le pouf.

Albert, après avoir décroché. – Passez-moi Balzac 24 07, s’il vous plaît Mademoiselle… Merci… Allô ?… Bonjour mon ange… Moui !… Mais oui mon petit chat. Moui !… Hum, hum !… Tu le sais bien qu’il n’y a que toi ma petite Clémentine… Euh !… Mathilde… Pardon, Clothilde… Tu vois, tu me troubles même au téléphone… C’est toujours d’accord pour ce soir 20h ?… Très bien… Comment ?… (Baptistine entre par la porte principale, regarde le manège d’Albert.) Mais non, mais non, mais non…
Mais si, mais si, mais si (Bis.)… C’est ça… Minou minou, (Baptistine, après avoir mis son doigt sur sa bouche avec un clin d’œil complice au public, claque violemment la porte.), minou minoooouuuu !

Baptistine. – Saloperie de courant d’air !

Albert. – Baptistine, vous voulez ma mort ?

Baptistine. – Mille excuses Monsieur mais la porte m’a échappé des mains. Le courant d’air, vous savez ce que c’est. Votre journal Monsieur.

Albert. – Merci Baptistine.

Baptistine. – Eh bé pourquoi vous ne téléphonez pas du salon ?

Albert. – Ici c’est plus… Confortable.

Baptistine. – C’est surtout plus loin de Madame ?

Albert. – Oui, oh ! Ça va ! Laissez- moi. (Au téléphone.) Comment ? Mais non ce n’est pas ma femme, (Au public.) heureusement.
(Au téléphone.) C’est la bonne à tout faire… Mais non… Mais non elle n’est pas jolie… Elle est même très… (Voyant l’air menaçant que prend Baptistine.) Enfin, elle n’est pas moche non plus mais… Mais enfin Clémentine, ce que tu peux être jalouse… Hein ? Oui, Mathilde, c’est pareil… Euh ! Clothilde… Tu sais bien qu’il n’y a que toi qui…
Eh bien justement, justement… Eh oui !… J’ai justement un rôle pour toi… Comment ?… Bientôt… Oui, juré… Oui… À ce soir… Minou minou… C’est ça… Moi aussi… Minou minou. (Il raccroche.) Ce qu’elle peut être godiche celle-là… Vous êtes encore là, vous ?

Baptistine. – Eh oui !

Albert. – Vous avez tout entendu ?

Baptistine. – Pas grand-chose, ou si peu.

Albert. – Pas un mot à Madame évidemment.

Baptistine. – Oh ! Peuchère ! Évidemment.

Elle tend la main et Albert lui donne une pièce.

Albert. – Vous ne perdez pas le nord, vous ?

Baptistine. – Une vraie boussole que je suis mais vous pouvez compter sur ma discrétion. (Elle tend la main et Albert lui donne une autre pièce.) Ma discrétion absolue. (Elle tend la main et Albert lui donne encore une pièce.)

Albert. – Tenez encore ça mais pour le prix vous me posterez ces deux lettres (Il les sort de sa veste.) avec votre absolue et onéreuse discrétion, naturellement.

Baptistine, lisant les adresses. – Fuuut Diou ! Mademoiselle
Madeleine Carnaud et Madame Léonce Brichard…

Albert, jetant des regards inquiets. – Chuuut !

Baptistine, tendant la main. – Les timbres ont considérablement augmenté ces derniers temps.

Albert. – Ben voyons. (Il lui donne un billet.)

Laetitia, entrant par la porte principale. – Ah ! Tu es là ? Je te cherchais.

Albert. – Mais je suis toujours là pour toi, mon amour. Baptistine vous pouvez disposer.

Baptistine. – Bien Monsieur. Je vais aller faire les courses, si vous le permettez.

Laetitia. – Faites, faites, Baptistine. J’ai à m’entretenir avec Monsieur.

Baptistine. – Bien Madame.

Elle sort par le porche après un clin d’œil à Albert en lui montrant les lettres.

Laetitia, après s’être assuré que Baptistine s’est bien éloignée. – Je viens de recevoir une autre commande de mon cousin Jack, de Chicago. Une énorme commande cette fois-ci. On peut encaisser un maximum mais il veut être livré avant la fin du mois.

Albert. – C’est très bien ma chérie mais c’est pas un peu risqué ?

Laetitia. – Ce n’est pas risqué, c’est du commerce, du commerce international.

Albert. – Oui mais du commerce d’alcool avec les États-Unis.

Laetitia. – Pas avec les États-Unis mais avec Saint-Pierre-et-Miquelon, on reste en France.

Albert. – Oui sauf que ça fait semblant de débarquer à Miquelon et que...

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