Acte I
Un salon-cuisine à l’heure du déjeuner. Adrien est attablé et s’apprête à manger. Il prend bien son temps, se sert un verre de vin, pose sa serviette sur ses genoux et positionne ses couverts de chaque côté de son assiette, tout ça sous le regard agacé de Louise, sa compagne.
Louise, agacée. — T’attends quoi pour goûter mon navarin d’agneau ?
Adrien. — Deux minutes, on n’est pas aux pièces. Et puis, eh, il ne va pas se barrer de la casserole, ton navarin !
Louise. — Quand je pense au temps passé à te préparer des bons petits plats et quand je vois l’empressement dont tu fais preuve pour les consommer, ça me met hors de moi !
Adrien. — T’énerve pas, ma Louise, je suis prêt. J’y goûte.
Il commence délicatement à manger. Louise le suit des yeux en mimant chaque mouvement de sa mâchoire.
Louise, impatiente. — Alors ?
Adrien, la bouche pleine. — Alors quoi ?
Louise, attendant un compliment. — C’est bon ?
Adrien. — Laisse-moi le temps d’avaler la première bouchée. (Ce qu’il fait. Louise déglutit en même temps que lui.)
Louise, encore plus impatiente. — Alors, c’est comment ?
Adrien. — C’est pas mauvais.
Louise, outrée. — Comment ça, c’est pas mauvais ? C’est tout ce que tu trouves à dire de mon navarin d’agneau que je t’ai mijoté avec amour pendant plus de trois heures ?
Adrien. — Je veux dire que ça change de ton éternel bœuf miroton.
Louise. — Dis carrément que tu en as marre de ma cuisine, tant que tu y es !
Adrien. — Je n’ai pas dit ça… (Se rattrapant.) Et ta sauce est particulièrement bien réussie.
Louise, s’énervant. — Une cuisinière, rien de plus… Voilà ce que je suis pour toi.
Adrien. — Mais non, mais non. Ne te fâche pas, Louise.
Louise. — Jamais mon ex ne m’aurait traitée comme tu le fais. Il ne me méprisait pas, lui ! Et il appréciait ma cuisine, lui !
Adrien. — Il ne te méprisait peut-être pas, mais pour un fan de tes fourneaux, il t’a quand même laissée tomber comme une vieille chaussette, ton ex ! Et pour se coller avec une serveuse de chez McDo. Excuse du peu.
Louise. — J’étais sûre que tu me reprocherais d’avoir connu un autre homme avant toi.
Adrien. — C’est toi qui me parles sans arrêt de lui. Moi, j’en ai rien à fiche de ton ex !
Louise. — En fait, ma vie ne t’intéresse pas… Du moment que tu peux mettre les pieds sous la table et manger ce que bobonne t’a préparé, le reste t’importe peu.
Adrien, calmant le jeu. — Louise, tu es une femme épatante, une cuisinière hors pair…
Louise. — On ne dirait pas quand on voit la tronche que tu tires devant mon navarin d’agneau…
Adrien. — Une compagne très agréable… (Fort.) Mais tu as un caractère de cochon !!!
Louise, faisant feu de tout bois. — Tu ne me supportes plus, c’est ça ? Voilà pourquoi tu pars toute la semaine pour ne revenir à la maison qu’au week-end suivant !
Adrien. — Louise, je suis commercial chez Sérénade, le fabricant de lingerie fine, et mon secteur d’activité va de la Vendée à la Normandie…
Louise. — Tout de suite les alibis pour te justifier !
Adrien. — Je ne vais quand même pas quitter la Vendée à 7 heures du matin pour aller vendre une centaine de petites culottes et autant de soutiens-gorges dans le haut du Cotentin, et rentrer dormir le soir à la maison !
Louise. — Toutes les excuses sont bonnes pour aller les retrouver…
Adrien. — Retrouver qui ?
Louise. — Tes maîtresses ! Toutes ces blondes que tu rencontres dans ta clientèle !
Adrien. — Louise, il n’y a aucune blonde parmi mes clientes ; pas plus que de brunes, d’ailleurs.
Louise. — Ou des rousses ! Il n’y a pas pire que des rousses pour faire tourner la tête d’hommes tels que toi. D’ailleurs, ton ex-femme était rousse, non ?
Adrien. — Oui, et alors ? Je ne vois pas le rapport.
Louise. — Le rapport, c’est que tu cherches à la retrouver sous les traits d’une autre.
Adrien. — Ma pauvre Louise, tu me fais de la peine. Si c’était le cas, je t’aurais demandé de te teindre les cheveux il y a belle lurette.
Louise. — Dis carrément que je suis folle !
Adrien. — Par moments, je me le demande. En tout cas, tu es terriblement jalouse et tu deviens impossible à vivre.
Louise, pressante. — Emmène-moi en tournée avec toi.
Adrien. — Pour que tu regardes mes clientes de travers ? Pas question !
Louise. — J’en étais sûre… (Faussement larmoyante.) Tu ne tiens pas à me montrer tes conquêtes, c’est ça ?
Adrien. — Mais qu’est-ce que tu vas chercher ?
Louise, grandiloquente. — Je sais que ce jour viendra… où tu partiras un lundi matin en m’embrassant furtivement sur le front… pour ne pas revenir le vendredi soir… alors que moi, je t’attendrai à la porte du garage, épouse fidèle attendant le retour de son mari comme la femme du pêcheur attend le retour du sien après une violente tempête en mer…
Adrien. — Louise, arrête ton cirque ! Non seulement j’en ai marre de tes comédies, mais en plus ton navarin va être complètement froid et carrément indigeste.
Louise. — Adrien, pour la dernière fois : emmène-moi avec toi la semaine prochaine.
Adrien, ferme. — Non, c’est non !
Louise. — Je te préviens que si tu ne m’emmènes pas avec toi, je suis prête à toutes les folies ! (Menaçante.) Alors ?
Adrien. — Alors… rien !
Louise. — Tant pis pour toi, tu l’auras voulu.
Adrien, un peu inquiet. — Que vas-tu faire ?
Louise, ménageant le suspense. — Tu le sauras toujours assez tôt.
Adrien, de plus en plus inquiet. — Tu ne vas quand même pas mettre fin à tes j…
Louise. — Pour te laisser le champ libre afin que tu puisses courir la gueuse tout à ton aise ? Certainement pas ! Je vais te remplacer toute la semaine et meubler ton absence.
Adrien. — Tu veux prendre un amant ?
Louise. — Un amant doublé d’un gastronome culinaire.
Adrien. — Et tu vas la trouver où, cette perle rare ? Ça ne doit pas courir les rues.
Louise. — Si je suis tombée amoureuse de toi, je suis parfaitement capable d’aimer le premier clampin venu.
Adrien. — Chiche ?
Louise. — Ne me pousse pas à bout. (Doigt tendu.) Tu vois cette porte ? Le prochain bonhomme qui en franchit le seuil, j’en fais mon affaire !
Adrien. — Tu me remplacerais, comme ça, de but en blanc, par n’importe quel pingouin ?
Louise. — Sans aucun remords, et je n’aurai pas grand peine à trouver mieux que toi.
Adrien. — Eh bien, dans ce cas, œil pour œil, dent pour dent ! La prochaine femme qui entre ici, je me la prends comme maîtresse… Rousse ou pas !
Louise. — Il te les faut toutes ! Tu es un vrai chien en rut.
Adrien. — Une seule me suffira pour que tes reproches vis-à-vis de moi soient au moins justifiés. (Louise prend une chaise et s’assoit face à la porte.) Qu’est-ce que tu fais ?
Louise, très digne. — J’attends mon destin.
Adrien, même jeu qu’elle. — Eh ben, dans ce cas, moi aussi j’attends le mien. (Silence entre eux. Ils se regardent en chiens de faïence. Ils sursautent au moindre bruit venant de l’extérieur. Adrien regarde sa montre.) Ça peut durer longtemps, cette histoire, on ne voit pas grand monde en journée.
Louise. — M’en fiche, j’ai l’habitude d’attendre. (On sonne à la porte. Ils sursautent.) Tu ne veux toujours pas m’emmener avec toi ?
Adrien, ferme. — Nan !
Louise. — C’est ton dernier mot, Adrien ?
Adrien. — C’est mon dernier mot, Louise.
On sonne à nouveau.
Louise. — Tu l’auras voulu. (Fort.) Entrez !
La porte s’ouvre, livrant le passage au facteur.
Adrien et Louise, ensemble. — Le facteur !
Maxime. — Eh ben, dites donc, j’ai l’impression d’être attendu comme le Messie !
Louise, se levant. — Tu ne crois pas si bien dire, mon petit Maxime.
Maxime. — Fallait pas me faire une haie d’honneur pour autant. Pour un peu, j’aurais eu droit à la fanfare !
Louise, enthousiaste. — Rien n’est trop bien quand on a la chance d’avoir un facteur tel que toi.
Maxime, fier. — Avec Maxime comme postier : disponibilité, efficacité, discrétion assurée…
Adrien. — Au lieu de faire le bravache, tu ne pouvais pas déposer le courrier dans la boîte aux lettres, comme d’habitude ?
Maxime, tendant un colis. — Colis de chez Nozama… Ça sentait l’urgence, alors disponibilité, efficacité… Pour vous, madame Louise.
Louise, séductrice, prenant le colis. — Merci, mon petit Maxime, tu es un amour.
Adrien, le reconduisant vers la porte. — Il serait peut-être temps que le petit amour reprenne sa tournée… Et puis, y a la voiture jaune de la poste qui doit être mal garée devant la maison.
Maxime. — Risque pas, je suis venu en vélo. (Tête des deux autres.) Que je vous explique… Normalement on fait grève aujourd’hui, alors tous les véhicules sont bloqués sur le parking du centre de tri.
Adrien. — Vous faites grève ? C’est pas possible !
Louise. — C’est le destin, mon pauvre Adrien. On ne peut rien contre lui.
Adrien. — Et précisément aujourd’hui ?
Maxime. — Trop de cadences infernales. On n’a même plus le temps de lire les cartes postales en triant le courrier.
Adrien. — Mais pourquoi tu ne fais pas grève avec les autres ? La solidarité avec les camarades, t’en fais quoi ?
Maxime. — Depuis qu’elle s’est fait larguer par mon cégétiste de père, maman est antigrève et, en plus, elle attendait avec impatience un colis de La Redoute. Alors j’ai ressorti un vieux vélo du garage PTT, retrouvé une vieille sacoche, et hop ! me voilà. Disponibilité, efficacité…
Louise. — Tu vis toujours chez ta mère ?
Maxime. — Oh oui ! Maman est une femme très attachante.
Louise. — Toujours célibataire, alors ?
Maxime. — Je n’ai jamais rencontré l’âme sœur. C’est pas faute d’avoir cherché, pourtant.
Louise, séductrice. — On cherche parfois bien loin ce qu’on a à portée de main.
Maxime. — De toute façon, je ne veux pas quitter la commune, maman ne le supporterait pas.
Louise, séductrice. — Il y a forcément une femme faite pour toi près d’ici…
Maxime. — Oui, mais ce sont souvent des jeunes dépravées ou des femmes mariées…
Louise, même jeu. — Il y a aussi des femmes mariées malheureuses en ménage…
Adrien, le reconduisant vers la porte. — C’est pas une agence matrimoniale, ici. Allez, zou !… La sortie, c’est par là.
Louise, le ramenant au centre de la pièce. — Dois-je te rappeler, Adrien, les égards que je me dois d’accorder au premier homme qui devait franchir cette porte ?
Adrien. — Le Maxime, c’est pas non plus un académicien… Ce n’est jamais que le facteur du quartier.
Louise. — Et alors ? C’est aussi un homme de lettres, non ?
Pendant cet échange, Maxime semble intéressé par l’odeur qui flotte dans la pièce. Il renifle.
Maxime. — Dites, ça sent vachement bon chez vous…
Louise, admirative. — Homme de lettres et connaisseur…
Maxime, reniflant en tous sens. — Attendez, laissez-moi deviner…
Adrien. — Y trouvera jamais.
Maxime, doigt en l’air, reniflant en tous sens. — Navarin d’agneau aromatisé de thym, de laurier et de romarin… préparé avec de l’ail, de l’oignon et macéré dans du vin blanc.
Adrien. — Putain, comment il fait pour sentir tout ça d’un coup ?
Louise. — Ce charmant jeune homme a un nez de gastronome et non un blair de vendeur de petites culottes.
Maxime. — Quel vin blanc utilisez-vous dans la recette ?
Louise. — Vingt centilitres de muscadet.
Maxime. — Vous devriez essayer cinquante centilitres de jasnières… C’est un petit vin blanc de la Sarthe… Ce serait encore plus gouleyant.
Louise. — Quel connaisseur ! Ça te dirait d’en manger un morceau ?
Maxime. — Avec plaisir, mais j’veux pas piquer la part de M. Adrien…
Louise. — Sa part est dans son assiette et monsieur y a à peine touché. Ne t’occupe pas de lui et installe-toi.
Adrien. — Embête-toi pas, casse carrément la croûte chez les usagers de la poste ! Et ta tournée, c’est moi qui vais la finir ?
Maxime, s’installant à table. — Personne n’en saura rien, j’suis en grève…
Adrien. — Et le colis de La Redoute, il va arriver tout seul chez ta mère ?
Maxime, commençant à manger. — Je lui ai porté en début de tournée.
Louise, impatiente. — Alors, c’est comment ?
Maxime, geste à l’appui. — C’est divin.
Louise, à Adrien. — Tu as entendu ? Il n’a pas dit « c’est pas mauvais », il a dit « c’est divin ».
Adrien. — Il dit ça pour bouffer à l’œil.
Maxime, tendant son assiette. — Ce sont les animaux qui bouffent, moi je déguste. Je peux en reprendre un morceau ?
Louise, le servant. — Avec plaisir, mon petit Maxime…
Maxime. — Maman est une bonne cuisinière, mais alors vous, madame Louise, vous êtes un cran au-dessus. Vous êtes Hélène Darroze et Alain Ducasse réunis.
Louise, minaudant. — Attention, mon petit Maxime, tu vas me faire tourner la tête avec des compliments pareils…
Maxime. — Je suis sincère.
Louise, minaudant de plus en plus. — Et je ne sais pas que faire la cuisine, j’ai encore de nombreuses autres cordes à mon arc.
Adrien. — Dommage que tu ne sois pas une flèche. Non mais tu te vois en train de te pavaner comme une vieille poule déplumée devant un jeune coq ?
Maxime. — Pas d’accord ! Je trouve que votre femme a encore l’allure d’une jeune poulette bien tendre.
Adrien. — Tu te crois où ? À l’étal d’une rôtisserie ?
Maxime. — C’est vous qui avez parlé de vieille poule, alors moi j’ai…
Adrien. — On s’en fout de tes commentaires !
Maxime. — Vous fâchez pas, monsieur Adrien. Je voulais juste dire que vous avez de la chance d’être tombé sur une femme comme Mme Louise…
Louise, faussement pleureuse. — Malheureusement, il n’en a pas conscience.
Maxime, catastrophé. — C’est pas possible !
Louise, même jeu. — Tu imagines la vie qu’il me fait vivre ?
Maxime. — Et moi qui vous prenais pour un couple modèle…
Louise. — Les apparences sont tellement trompeuses, parfois !
Adrien, de plus en plus agacé. — Louise, tais-toi !
Louise. — Tu vois, il m’empêche même de parler.
Maxime, moralisateur. — Alors là, c’est pas bien ce que vous faites, monsieur Adrien.
Adrien. — Toi, le postier, ta gueule !
Maxime, jouant les durs. — Eh ! oh ! Faudrait voir à me parler sur un autre ton.
Adrien, geste à l’appui. — Et ma main sur ta tronche, ça te tente ?
Maxime, calmé. — Forcément, vu comme ça…
Louise. — Ça y est, il va devenir violent. Il va se mettre à baver, à taper du pied, à devenir rouge comme un gratte-cul… Protège-moi, Maxime, protège-moi !
Elle essaie de placer Maxime devant elle. Lui s’échappe pour se replacer derrière elle. Nouvelle tentative de Louise, nouvel échec.
Maxime, trouillard. — J’ai pas vraiment un gabarit de garde du corps… et puis, j’ai ma tournée à finir…
Louise, le remettant devant elle. — Si tu m’abandonnes maintenant, Dieu sait dans quel état tu me retrouveras demain… (Grandiloquente.) Si on retrouve mon corps…
Elle se cramponne à lui dans son dos en passant ses bras autour de son torse.
Adrien, piaffant d’impatience. — Arrête de peloter ma femme et tire-toi d’ici !
Maxime, trouillard. — Mais… Mais je ne pelote personne ! C’est elle qui s’accroche à moi !
Adrien. — Tu la pelotes… mentalement… Je vois ça dans tes yeux lubriques de facteur pervers.
Maxime. — J’ai pas les yeux lubriques, et d’abord… je suis myope.
Adrien. — L’un n’empêche pas l’autre. Des myopes lubriques, c’est pas ce qui manque… et ce sont les plus redoutables parce qu’ils sont obligés de s’approcher très très près des gens pour mieux les reluquer. (S’approchant, menaçant, tout près de Maxime.) Si tu vois ce que je veux dire !
Louise. — Mon pauvre Adrien, tu es en plein délit de sale gueule.
Adrien. — C’est bien à toi de dire ça. Tu le surnommes « Bigle en biais » à longueur de temps, ton facteur adoré.
Maxime, un peu vexé, à Louise. — Pourquoi vous m’appelez comme ça, madame Louise ?
Louise. — Ne le crois pas, il dit ça exprès pour te vexer.
Adrien. — Elle t’appelle comme ça parce que tu as un œil pointé sur la rade de Brest et l’autre au sommet du mont Blanc.
Maxime. — Maman dit que j’ai juste une petite coquetterie dans l’œil… et encore, pas tous les jours. Uniquement quand il y a du brouillard ; et aujourd’hui, le temps est clair.
Adrien. — Passe-moi la petite coquetterie… (Mimant.) Elles font carrément le grand écart, tes boules de loto ! Ça doit pas être facile de déposer le courrier dans les bonnes boîtes aux lettres, avec un décalage pareil.
Maxime. — Personne ne s’en est jamais plaint. Disponibilité, efficacité, discrétion assurée.
Louise. — Ne l’écoute pas, il est jaloux parce qu’il n’a aucun signe distinctif, lui !
Adrien. — Si, madame : j’ai été opéré d’une appendicite à l’âge de cinq ans et d’une hernie à douze qui m’ont laissé deux superbes cicatrices là et là. (Il montre avec son doigt.)
Louise. — On s’en fout de tes cicatrices. Elles ne se voient pas, ça ne compte pas. Tandis que lui, ses yeux…
Adrien. — … on peut difficilement les rater.
Louise. — Et ta mère a raison, mon petit Maxime… (Langoureuse.) Tu as un très beau regard.
Maxime, revigoré. — C’est vrai, vous le pensez vraiment ?
Louise, s’enflammant. — Tes yeux sont constamment en mouvement comme s’ils cherchaient à hypnotiser une proie…
Maxime va jouer avec ses yeux.
Adrien, moqueur. — Manquerait plus que ses pupilles fassent des vrilles comme Kaa, le boa du Livre de la jungle !
Louise, se prêtant au jeu et bougeant la tête sur les mouvements de Maxime. — Oh ouiiiiiiii… les vrilles… la tête me tourne… je ne sais plus qui je suis… je perds le sens des réalités…
Adrien. — La réalité, ma pauvre Louise, c’est que tu ressembles plus à l’ours Baloo qu’au jeune Mowgli, en ce moment.
Louise. — Et toi à Gargamel !
Maxime. — Grâce à vous, madame Louise, je prends conscience de la puissance de mon regard… (Pris dans son jeu, il s’avance vers Adrien pour essayer de l’hypnotiser.) Je suis un boa… J’hypnotise… Et hop ! la proie !
Adrien, menaçant. — T’as envie, le boa constrictor, que je te réduise à l’état de couleuvre ?
Maxime, intimidé. — J’disais ça pour rire.
Adrien. — Ah ah ah ! T’as raison, qu’est-ce qu’on se marre !
Maxime, riant lui aussi. — J’suis bien content que vous preniez ça à la rigolade.
Adrien, menaçant. — Allez, zou ! dégage ! Et en rampant !
Tout péteux, Maxime s’apprête à partir.
Louise, autoritaire. — Maxime, reste ici !
Adrien, bras tendu. — Maxime, dehors !
Maxime, timidement. — Y veut pas, vot’ mari…
Louise. — Cette maison est aussi la mienne et j’ai le droit d’y recevoir qui je veux et quand je veux.
Adrien, se frottant les mains. — Il va voir de quel « boa » je me chauffe, le tout con d’anaconda.
Maxime, cherchant protection derrière Louise. — Y me fait peur, le chasseur de reptiles…
Louise. — Ne crains rien, je te protège. (Elle passe ses deux bras dans son dos pour enserrer Maxime.)
Adrien, menaçant. — Louise, écarte-toi !
Louise, mains derrière son dos, bombant le torse. — Il faudra d’abord que tu me passes sur le corps.
Adrien. — T’inquiètes, je vais faire le tour.
Il cherche à contourner Louise qui tourne en même temps que lui, entraînant Maxime dans son mouvement. Cette scène peut être répétée deux à trois fois selon l’effet obtenu.
Louise. — Ah ah ! Monsieur deviendrait brusquement jaloux ?
Adrien, s’arrêtant de tourner. — Moi, jaloux de ce freluquet ?
Louise. — Oui, tu es jaloux parce que Maxime est jeune, beau, en bonne santé…
Maxime, voulant minimiser le débat. — Bonne santé, bonne santé… J’ai bien des p’tits pètes de temps en temps…
Louise. — … et qu’il s’intéresse à moi, ce jeune Maxime. Alors que toi…
Maxime, embarrassé. — J’voudrais pas fiche la pagaille dans votre ménage…
Adrien. — Trop tard, c’est déjà fait ! Crapule ! Misérable cloporte !
Maxime. — Si j’avais su, j’aurais pas mangé sa part de navarin d’agneau. Ça l’a rendu méchant.
Louise. — Bien fait pour lui !
Maxime, toujours blotti derrière Louise. — Madame Louise, l’énervez pas davantage.
Adrien. — Louise, pour la dernière fois, vire-moi cet avorton !
Maxime. — Avorton, avorton… Je faisais quand même cinq kilos quatre à la naissance… et un mois et demi avant terme.
Adrien. — Ça se voit au premier coup d’œil que t’es pas complètement fini.
Maxime. — Cinq kilos quatre, quand même, c’est pas rien.
Adrien. — Tout dans le corps et rien dans le citron !
Louise. — Pour la dernière fois, Adrien : si tu m’aimes encore un peu, emmène-moi avec toi la semaine prochaine !
Adrien. — Jamais de la vie !
Louise. — Tant pis pour toi ! Tout est fini entre nous ! (À Maxime, lyrique.) Maxime, veux-tu devenir mon amant ?
Maxime, hésitant. — J’dis pas non, mais faut que je demande à maman.
Adrien. — Quel enthousiasme spontané ! Il a la libido en berne, le Casanova de service.
Louise. — Tu peux rire ! N’empêche qu’il a le respect de la famille, lui.
Adrien. — Tu ne savais pas que pour devenir maîtresse, il fallait obtenir ton CAP ?
Louise. — Quel CAP ?
Adrien, en riant. — Ton Certificat d’Admission Parental.
Louise, se forçant à rire. — Ah ah ah ! Très drôle ! S’il y avait un CAP pour toi, ce serait celui attribué à la Connerie Ambulatoire Permanente ! (Elle insiste bien sur les initiales. On sonne à l’entrée.) Entrez !
Entrée d’Yvette Becquet, la voisine de Louise et d’Adrien. Elle tient quelques poireaux à la main.
Adrien, un peu gêné. — La voisine !
Yvette. — Eh oui, c’est vot’ voisine Yvette. J’vous apporte quelques poireaux. (Les regardant.) On dirait que vous m’attendiez.
Louise, avec enthousiasme. — Oui !
Adrien, avec un léger décalage. — Non !
Yvette. — Apparemment, vous n’êtes pas très synchro, tous les deux.
Louise. — Faut pas en vouloir à Adrien, il est dans le déni total.
Adrien, avec fermeté. — Louise, je te prie de te taire, s’il te plaît !
Louise. — Quelle timidité ! Quelle pudeur ! Ah ! on te reconnaît bien là, Adrien !
Yvette. — Ah bon ? Et qu’est-ce qu’il dénie comme ça, m’sieur Adrien ?
Louise. — Y a pas une heure, il était assis là à vous attendre près de la porte. Et je peux vous dire qu’il en piaffait d’impatience comme un étalon dans son box un jour de grand prix.
Yvette. — C’est pas vrai ?
Maxime. — Si, si. Ils étaient là tous les deux, face à face, quand j’suis rentré.
Adrien. — Je t’ai demandé l’heure, toi, le postier ?
Maxime, regardant sa montre. — Douze heures, quarante-cinq minutes et trente-deux secondes… Disponibilité, efficacité, ponctualité.
Adrien. — J’vais te la faire bouffer, ta breloque !
Louise, en rajoute une louche. — Il avait le pressentiment que vous alliez arriver.
Yvette. — Noooon !
Maxime. — Siiiii. Même qu’il n’a pas touché à son repas de midi.
Yvette. — Noooon !
Maxime. — Siiiii. C’est même moi qui ai mangé sa part.
Adrien, rectifiant. — Volé ma part. Immonde parasite !
Louise. — Il ne trouvait goût à rien tellement il était accaparé par celle qui allait ouvrir cette porte.
Yvette. — Comme c’est drôle ! Moi aussi, j’avais comme une sorte d’impatience en venant vous voir…
Louise. — Noooon !
Yvette. — Siiiii. Je sentais…
Adrien, la coupant. — … le poireau ?
Yvette. — Le poireau… Quel humour ! (Elle glousse de plaisir.)
Louise. — On ne s’en lasse pas. L’humour des vendeurs de p’tites culottes est redoutable.
Yvette. — J’en reviens pas que vous attendiez ma visite…
Adrien, rectifiant. — Ne vous méprenez pas, Yvette. J’étais juste là, à méditer…
Yvette, le coupant. — Vévette… Appelez-moi Vévette. On ne va pas faire de chichi entre voisins.
Maxime. — C’est joli, « Vévette ». Moi c’est Maxime, mais on m’appelle souvent Sissime.
Adrien. — Tu vas la fermer cinq minutes !
Yvette. — Quelle autorité ! Quelle virilité !
Louise. — Pour être viril, il est viril, le bougre.
Yvette. — Quelle chance vous avez, Louise, de posséder un homme pareil !
Louise. — Ne croyez pas ça, Yvette ; il n’est viril qu’avec les autres femmes.
Yvette. — Non !
Louise. — Siiii ! Il me quitte le lundi matin pour ne rentrer que le vendredi soir.
Adrien. — C’est pour mon travail, merde alors !
Louise. — Que tu dis ! Hypocrite !
Yvette. — Il ne vous demande jamais d’essayer les prototypes de ses nouvelles collections ?
Louise. — Jamais ! Allez savoir pourquoi. J’ai pourtant un beau gabarit.
Adrien. — Un gabarit hors normes, ma pauvre Louise.
Yvette. — Si vous cherchez un modèle pour vos défilés de mode, m’sieur Adrien, je suis toute disponible. (Elle essaie de se déplacer de façon exagérément maladroite, comme un mannequin pendant un défilé de mode.)
Adrien. — J’y penserai, Yvette, j’y penserai.
Yvette. — Quand j’étais jeune, je voulais ressembler à Claudia Schiffer.
Maxime. — Vous aviez mis la barre un peu haut…
Louise. — Et moi à Brigitte Bardot.
Adrien. — T’as réussi : t’as la même tête qu’elle aujourd’hui.
Maxime. — Vous aviez de l’ambition, toutes les deux…
Yvette. — Je rêvais de devenir mannequin.
Louise. — Vous auriez pu, Yvette. On sent chez vous un indéniable potentiel artistique.
Yvette. — À vingt ans, j’ai même été élue Miss Fressure à la foire aux cochons de Peton-sur-Grolle.
Maxime. — Quelle belle récompense ! Vous mériteriez d’avoir votre photo sur le calendrier des postes. Faudra que j’en cause au receveur.
Adrien. — Qu’est-ce qu’il s’est passé ? Votre carrière artistique s’est arrêtée là, parmi les saucisses et les boudins ?
Yvette. — On m’a proposé de tourner des pubs pour la conserverie Michy Fleuron, mais j’ai refusé.
Maxime. — Pourquoi ? Vous auriez pu avoir un tas de charcuterie à l’œil.
Yvette. — J’ai très vite compris que pour réussir dans ce métier-là, fallait coucher.
Louise. — Et c’était pas vot’ truc, ça ?
Yvette. — J’dis pas ça, j’partais bien au quart de tour à cette époque, mais entre-temps y a le Roger qui s’est pointé dans ma vie.
Maxime. — Quel Roger ?
Yvette. — Mon défunt mari qu’est mort maintenant. Quand je l’ai vu arriver sur son scouteur, tout bien habillé, tout bien gominé, j’en ai oublié toutes mes ambitions.
Maxime. — Il était beau ?
Yvette. — Beau comme un gars Polon… (Montrant Adrien.) Beau comme M. Adrien… mais en plus jeune. Toutes les filles étaient folles de lui.
Maxime. — Il faisait quoi comme boulot ?
Yvette. — Il était chanteur…
Tous. — Non !
Yvette. — Siiii ! Chanteur, animateur, démonstrateur et dégustateur de whiskys dans les grandes surfaces.
Louise. — C’était un artiste très très local…
Maxime. — … qui n’est jamais monté sur les planches…
Yvette. — Il les a quand même côtoyées de très très près, les planches, quand il a fini prématurément sa carrière entre quatre d’entre elles. Et du beau sapin de première qualité. J’y ai mis le prix.
Louise. — Désolée, je ne savais pas. De quoi est-il mort ? Accident, maladie ?
Yvette. — Overdose.
Maxime. — Il se droguait ?
Yvette. — Overdose de whisky ! Chaque fois qu’il en faisait goûter aux clients, il s’en prenait une rasade au passage. Et comme une centaine de clients passaient chaque jour devant son stand, je vous laisse imaginer l’état de son foie. On n’aurait pas pu en faire cadeau à la science. Les canards du Périgord en auraient été jaloux, de son foie…
Louise. — Et vous n’avez jamais songé à refaire votre vie ?
Yvette. — À quoi bon ? Il a brisé mes rêves et m’a laissée avec une belle ardoise, cette andouille ! (Regard vers Adrien.) Et puis comment être sûre de trouver quelqu’un qui partage les mêmes sentiments que moi ? C’est pas évident…
Louise. — Mais si, mais si…
Adrien. — Mais non, mais non…
Yvette. — Mais je papote, je papote, et pendant ce temps, M. Adrien n’a toujours pas mangé.
Adrien. — M’en fous, tout est froid.
Maxime. — À qui la faute ?
Adrien. — Continue comme ça et je sens qu’il va y avoir une place de libre à la poste bientôt !
Louise. — Au lieu de t’en prendre à ce brave Sissime…
Maxime. — C’est gentil de m’appeler par mon diminutif… Ça ferait plaisir à môman.
Louise. — C’est bien normal, mon p’tit Sissime. (À son mari.) Tu ferais mieux d’accepter les services d’Yvette. (À Yvette.) J’peux vous appeler Yvette ?
Yvette. — À condition que je vous appelle Louise.
Louise. — Avec grand plaisir. (À Adrien.) Tu ferais mieux d’accepter les services d’Yvette pour l’essayage de ta nouvelle collection.
Adrien. — Non, mais ça ne va pas !
Yvette. — Vous accepteriez, Louise ? Ça ne vous dérangerait pas ?
Louise. — Me déranger ? Pensez donc ! Y a belle lurette qu’il s’adresse plus facilement au Bon Dieu qu’à mes seins.
Yvette. — Non !
Louise. — Siiii !
Adrien. — Est-ce que je peux en placer une ?
Yvette. — Moi qui vous prenais pour un couple modèle, sans histoires… Quelle déception !
Louise. — Ne soyez pas déçue, Yvette. C’est la vie ! On a vécu de belles choses ensemble, mais quand c’est fini…
Yvette. — … c’est fini ! J’admire votre fair-play dans la défaite !
Louise. — Et puis maintenant, il y a Sissime qui est présent dans mes pensées.
Maxime. — Faut quand même que j’en parle à môman.
Yvette. — Alors vous voulez dire que M. Adrien est libre ?
Louise. — Libre comme l’air et, croyez-moi, je ne ferai rien pour le retenir.
Yvette. — Ah ! ben, je m’attendais pas à ça en arrivant ici ce matin !
Louise. — Voyez, Yvette, comme la vie peut réserver parfois de belles surprises.
Adrien. — Eh oh oh oh oh ! J’suis pas à vendre comme un vulgaire bestiau de foire agricole !
Yvette. — Vous êtes pourtant une belle bête de concours, Adrien. Drôlement bien bâti… Tout en muscles, juste un peu de gras là où il faut…
Louise. — Et encore, là, il s’est un peu défraîchi avec l’âge… et le surmenage professionnel, si vous voyez ce que je veux dire… mais ce fut un bel homme, en son temps.
Yvette. — Je sais. J’peux bien vous le dire maintenant, mais c’est grâce à lui que j’ai pu surmonter mon chagrin au départ de Roger.
Louise. — Rien qu’en le regardant ?
Yvette. — Il a un charisme, un magnétisme… et quand vous croisez ses yeux…
Maxime. — Comme moi avec la puissance de mon regard… (Pris dans son jeu, il s’avance vers Yvette pour essayer de l’hypnotiser.) Je suis un boa… J’hypnotise… Et hop ! la proie !
Yvette. — Laisse tomber, p’tit gars, y a déjà le Roger qui m’a fait le coup…
Louise. — Viens, mon p’tit Sissime, que je te fasse visiter la maison. (Aux autres.) Je vous laisse faire connaissance, tous les deux. Depuis le temps que nous sommes voisins… Finalement, on se connaît à peine.
Louise ferme la porte d’entrée et...