Acte I
Scène 1 : Juliette, Augustin
L’histoire se déroule en 1957, le jour du 14 Juillet. Au lever du rideau, la scène est vide. C’est l’aube, les rayons du soleil commencent juste à illuminer la place et l’on entend le chant du coq. L’église sonne 6 heures. Juliette et Augustin apparaissent dans une lumière faible. Ils se tiennent par la main, s’arrêtent et s’embrassent.
Juliette. — Oh ! mon Augustin ! Que cette nuit fut belle !
Augustin. — Hein ? Quoi ? Ah oui ! Une belle nuit, un ciel bien dégagé… On voyait toutes les étoiles. C’était beau. Pas un nuage ! Mon vieux, une belle nuit !
Juliette, très amoureuse. — Oui, oui, bien sûr, les étoiles ! Que tu es romantique, mon Augustin ! Mais je te parle de la nuit, de notre nuit, tous les deux, dans la paille, dans la grange du père Mathurin. Hum… quelle fougue ! Quelle passion ! Augustin, je t’aime.
Augustin, mal à l’aise, se grattant partout. — Oui, moi aussi, Juliette, moi aussi je t’aime… Oh ! bon sang, ça me gratte ! Je dois avoir encore de la paille coincée dans ma culotte…
Juliette, dans ses pensées. — Tu es si doux, si prévenant, si tendre, si romantique…
Augustin. — Bon sang, que ça me gratte le cul !
Juliette. — Augustin… mon Augustin… tu es l’homme de ma vie. Je t’aime. Tu veux bien m’épouser ? Mon Apollon, mon Cupidon…
Augustin. — Ah ! non, Juliette, moi c’est Augustin, pas Cupidon !
Juliette. — Mais enfin, Augustin, je le sais bien ! Cupidon, c’est l’ange de l’amour. Hein, mon petit ange ? Mon Cupidon !
Augustin, qui n’a rien compris. — Ah ! d’accord ! L’ange de l’amour. (Fougueux tout d’un coup.) Ah ! ah ! Viens ici, ma Cupidonne !
Juliette. — Ah ! non, Augustin, ce n’est pas possible, il n’y a pas de Cupidonne !
Augustin, ne comprenant toujours pas. — Ah bon ? Y a pas de Cupidon fille ?
Juliette, très tendre avec lui. — Mais non ! Cupidon, c’est un ange. C’est une allégorie, si tu veux.
Augustin. — Une allé… go… quoi ?
Juliette. — Une image… qui représente l’amour. Cupidon, c’est l’ange qui représente l’amour, mais il n’est ni fille ni garçon. Les anges n’ont pas de sexe. C’est bien connu, enfin !
Augustin, interloqué. — Quoi ? Les anges n’ont pas de sexe ? Ben comment font-y alors pour pisser ?
Juliette. — Oui, bon, Augustin, on parlera de ça une autre fois. Donc c’est d’accord, hein, on dit à nos parents qu’on s’aime et qu’on veut se marier. Tu as bien compris, Augustin ?
Augustin, embêté. — Oui, oui, j’ai compris, mais avec la mère, ça va pas être commode. Oh là là ! Comment je vais lui dire ? Parce que la mère Adélaïde, elle est pas facile, tu sais. Toujours à me gueuler dessus : « Allez, Augustin, au boulot ! Oh ! quel empoté tu fais ! Allez, feignant, plus vite ! Le boulot va pas se faire tout seul ! » (Tout à coup, une pensée l’inquiète.) Et en plus, Juliette, on est pas majeurs, on a pas 21 ans ! Il va falloir l’accord de nos parents. Oh là là ! La tuile !
Juliette, maligne. — T’inquiète pas pour ça, mon Augustin. Si je suis enceinte, on aura pas de souci.
Augustin. — Quoi ? Déjà ? En une nuit ? Eh ben, mon vieux, ça va vite !
Juliette. — Mais non ! Ce que je veux dire c’est que si je dis à mon père que je suis enceinte, on va aller tout droit chez le père Loïc pour un beau mariage. Une fille-mère à Baloche-les-Olivettes, t’imagines le scandale ? Et en plus la fille du maire !
Augustin. — Ah bon ! Tu m’as fait peur. Je pensais pas que ça allait aussi vite. (Il réfléchit.) Quoiqu’une fois, le père Mathurin, il a mis qu’une fois la noiraude dans le pré avec le taureau, le gros Marcel, eh ben le premier coup c’était le bon.
Juliette, un peu gênée. — Oui, hum… J’aime bien la comparaison, Augustin, c’est bucolique… Bon, allez ! (Elle approche ses lèvres du visage d’Augustin en se cambrant.) Un petit bisou avant de se quitter…
Augustin fait de même, cou tendu, lèvres avancées et cul en l’air. Tout à coup, un livreur de vin en tricycle percute le fessier d’Augustin pendant que les amoureux s’embrassent.
Scène 2 : Le livreur, Augustin, Juliette
Le livreur. — Eh ben, eh ben… Attention, les amoureux ! Eh, dites donc, faut me faire de la place ! C’est que je travaille, moi !
Augustin. — Eh ben, dites donc, vous pouvez pas faire attention avec votre machine, non ? Pour un peu il m’embrochait, l’idiot !
Le livreur. — Ah ! pardon, mon petit gars, pardon, mais faut que j’aille livrer, moi, et je suis déjà point de bonne heure ! (Juliette se dirige vers la maison des Tourquendieu. Sur le seuil de la porte, elle fait un petit signe de la main et, lui envoyant des baisers, Augustin fait de même. Ils ont l’air très niais.) Eh, petit, tu me donnerais pas la main ? C’est que c’est lourd, ces bouteilles ! Et en plus elles sont pleines !
Augustin. — Eh bien, oui, il faut bien qu’elles soient pleines pour que mon père les vide dans le verre des clients. Mon père, il dit toujours : « Plein je te vide, vide je te plains. »
Le livreur. — Eh ben, dis donc, c’est un poète, ton père !
Augustin. — P’têt’ bien, mais j’ai jamais rien compris à c’te phrase ! (Il essaye de comprendre, en vain.) Plein je te vide, bon, d’accord… mais vide je te plains… Je te plains de quoi ? Faudrait dire « je te remplis », non ?
Le livreur. — Oui, bon… Attrape ça, mon garçon. (Il lui tend une caisse.) Et laisse tomber la poésie, c’est trop compliqué pour nos pauv’ cerveaux.
Augustin. — O.K., chef.
Scène 3 : Le livreur, Augustin,
Adélaïde, Paulo
Adélaïde sort du café.
Adélaïde. — Ah ! tu es là, Augustin ! Qu’est-ce que tu fais, mon garçon ?
Augustin. — Ben j’aide le môssieu à sortir les caisses de vin pour papa.
Adélaïde. — Ah oui ! Oui, très bien. Bon, cela dit, le livreur, il est payé pour ça, hein ! Et ça m’étonnerait qu’il te donne la pièce, radin comme il est celui-là…
Regard noir du livreur qui baisse la tête.
Le livreur. — Oui, t’inquiète pas, mon petit gars, ça va aller. Je vais me débrouiller tout seul maintenant. (Il termine sa livraison et sort.)
Adélaïde, d’un ton ferme. — Oui, je pense que c’est mieux, hein ! (Elle change de ton.) Mais tu es déjà levé, toi, Augustin ? D’habitude, tu te lèves plus tard.
Augustin. — Oh ! ben oui, je suis déjà levé, c’te blague, pour la bonne et simple raison que je me suis pas couché ! (Il rit naïvement.) Eh ben, non, je me suis pas couché !
Adélaïde, d’un ton inquisiteur. — Comment ça, pas couché ? Mais enfin, ce n’est pas possible ! Où étais-tu, cette nuit ?
Augustin, toujours naïvement. — Hein ? Ben j’étais dans la grange du père Mathurin…
Adélaïde, de plus en plus inquiète. — Quoi ? Dans la grange du père Mathurin, toute la nuit ? Et avec qui, s’il te plaît ?
Augustin, piteux. — Avec qui ? Euh… comment ça, avec qui ?
Adélaïde. — Oui, avec qui ? (Fort.) Y avait qui dans cette grange ?
Augustin, très naturel mais de plus en plus angoissé. — Euh… ben en bas… y avait les moutons du père Mathurin…
Adélaïde, de plus en plus énervée. — Mais bon sang de bon sang, je ne te parle pas des moutons du père Mathurin ! Je m’en fous, moi, de ses moutons !… Et arrête de te toucher le kiki, c’est insupportable ! Elle va pas tomber, non ! Bon, alors j’attends !
Augustin. — Ben quoi ?
Adélaïde, autoritaire. — Avec qui as-tu passé la nuit, Augustin ?
Augustin. — Ben avec une fille, tiens ! C’te blague !
Adélaïde. — Non mais je rêve ! Une fille ! À tout juste 20 ans ! Eh ben, c’est du propre !
À ce moment-là, Paulo sort du café.
Paulo. — Mais bon sang, qu’est-ce que tu as à gueuler comme ça, ce matin ? Tu vas réveiller tout le village !
Adélaïde, avec aplomb. — Ce que j’ai ? Ce que j’ai ? Eh bien, j’ai, mon cher mari, que ton fils a découché cette nuit, voilà ce que j’ai ! Et il a passé la nuit avec une fille, voilà ce que j’ai !
Paulo. — Oh ! c’est qu’ça ? Oui, oui, bon, et alors ? C’est pas une catastrophe. Faut bien qu’il s’amuse un peu, non ? C’est de son âge.
Adélaïde. — Qu’il s’amuse ? Non mais on aura vraiment tout entendu ! Arriver en 1957 pour entendre ça ! Qu’il s’amuse ! Ah ! ben c’est ça, alors, amusons-nous ! Tu m’étonnes que tout part à vau-l’eau, maintenant ! Non mais tout juste 20 ans et il s’amuse !
Paulo, l’œil malicieux. — Dis donc, Adélaïde, tu veux que je te rappelle l’âge que nous avions, nous deux, quand nous sommes allés pour la première fois dans la grange du père Mathurin ?
Adélaïde, gênée. — Oui, bon, ça va, ça va… De toute façon, ça n’a rien à voir. C’était une autre époque.
Paulo, souriant. — Ouais, c’est ça ! (Il rit.) Une autre époque… Ouais, ouais…
Paulo vaque à ses occupations, entrant et sortant du café. Puis il monte à l’échelle pour arranger son enseigne dissimulée sous un drap.
Scène 4 : Adélaïde, Augustin
Augustin, profitant du fait que sa mère est un peu plus adoucie. — M’man ?
Adélaïde. — Oui, Augustin ?
Augustin. — Je peux te poser une question, s’te plaît ?
Adélaïde. — Oui, vas-y, mon grand. (En aparté.) Je crains le pire…
Augustin. — Comment qu’on qu’sait quand on est amoureux ?
Adélaïde, en aparté. — Ah ! ouf ! J’ai eu peur ! (Haut.) Ah ! ça, c’est une bonne question, Augustin ! Comment sait-on qu’on est amoureux ? Eh bien, tu vois, ça se ressent plus que ça ne se décrit. (Un temps. Elle ferme les yeux.) On a des papillons dans le ventre, le cœur qui bat fort fort fort, si fort qu’il pourrait sortir de la poitrine, on ne pense qu’à lui ou à elle toute la journée, toute la nuit, on aimerait être toujours serrés l’un contre l’autre, on est heureux, on voit la vie en rose… Tu vois, Augustin, c’est ce qui se passe quand on est amoureux.
Augustin, pas certain d’avoir compris. — Ah ! d’accord ! Les papillons dans le ventre, la vie en rose… toujours serrés…
Adélaïde. — Oui, c’est ça. C’est tout à fait ça.
Augustin. — En plus, ce qu’est bien quand on est amoureux, c’est que ça arrête les fulgurances !
Adélaïde. — Les quoi ?
Augustin, naïf. — Les fulgurances ! (Sa mère fait signe qu’elle ne comprend pas.) Ben oui ! Les gaz, les pets, les ballonnements ! Les fulgurances, quoi !
Adélaïde. — Ah ! les flatulences, Augustin ! Tu veux dire les flatulences !
Augustin. — Oui, c’est ça, les flatulences, si tu veux, mais c’est pareil.
Adélaïde, lui faisant la leçon. — Ah ! non, mais ça, Augustin, ça n’a rien à voir avec l’amour ! Non, non et non ! Ah non ! C’est même antinomique !
Augustin. — Antino… quoi ?
Adélaïde. — Oui, non, oublie… Ce que je veux dire, c’est que… (Lyrique.) L’amour, c’est la brise qui souffle doucement dans les feuilles des arbres, c’est une rose qui éclot au soleil, c’est le blé doré dans les champs, c’est le chant des oiseaux, ce sont les anges qui…
Augustin, la coupant. — Ah oui ! Les anges ! J’en ai déjà entendu parler. Cul bidon ! Oui, oui, oui…
Adélaïde. — Quoi ? Qui ça ?
Augustin. — Ben oui, quoi ! Cul bidon, l’ange de l’amour, celui qu’a pas de sexe ! Je me demande d’ailleurs toujours comment il fait pour pisser, ç’ui-là. Cul bidon, quoi !
Adélaïde, riant. — Cupidon, Augustin ! Cupidon, pas cul bidon !
Augustin. — Oui, oh ! Cupidon, si tu veux.
Adélaïde, gentille. — Et au fait, j’y pense : comment elle s’appelle, cette charmante jeune fille ? Elle doit bien avoir un prénom…
Augustin, gêné. — Oh ! m’man, ça va pas, non ? C’est personnel, ça !
Adélaïde. — Allez, tu peux bien le dire à ta mère ! Ce sera notre secret.
Augustin. — Oh ! ben ce sera pas secret ben longtemps parce qu’elle veut s’marier avec moi, alors !
Adélaïde, agacée. — Hein ? Quoi ? Déjà ? Oui, ben nous en reparlerons, hein, Augustin, ce n’est pas à l’ordre du jour.
Augustin, riant. — Ah ! ben si, c’est à l’ordre du jour, même qu’elle a dit que vous serez ben obligés d’accepter parce qu’elle est enceinte ! Et toc ! Eh oui, du premier coup ! Faut le faire, hein ! Comme avec la noiraude du père Mathurin ! Pas mal Augustin, hein ?
Adélaïde, affolée. — Quoi, enceinte ? Tu en es sûr, enceinte ? (Elle appelle.) Paulo ! Paulo ! Viens vite !
Paulo, passant la tête. — Quoi ? Qu’est-ce que tu veux encore ? Suis occupé ! (Il rentre.)
Adélaïde. — Bon, cette fois-ci, mon petit Augustin, l’heure est grave. Je veux savoir tout de suite qui est cette fille. Tu m’entends ? Tout de suite !
Augustin. — Oh ! de toute façon, tu le sauras un jour ou l’autre, alors… C’est Juliette. Voilà, t’es contente ?
Adélaïde, un temps, livide. — Juliette… Juliette…
Augustin. — Ben oui ! Juliette, quoi !
Adélaïde, d’une voix blanche. — Juliette Tourquendieu de la Picaudière ? Juliette Tourquendieu, la fille du maire ?
Augustin. — Ben oui ! Je connais pas d’autre Juliette. Eh oui, c’est elle et du premier coup, hop !
Adélaïde, s’efforçant de ne pas sortir de ses gonds. — Juliette Tourquendieu ! Oh non ! C’est une catastrophe ! Juliette Tourquendieu ! Il n’y en avait qu’une dans le village et il est tombé dessus !
Augustin. — Eh ouais ! Pas mal, hein !
Adélaïde, calme mais colère froide. — Mon petit Augustin, tu vas monter dans ta chambre et tu ne redescendras que lorsque je te le dirai. Tu as compris ?
Augustin. — Mais…
Adélaïde, s’énervant et levant la main. — Monte dans ta chambre, je te dis ! Tu as compris, imbécile ? Monte dans ta chambre et restes-y ! (Augustin ne demande pas son reste et rentre à toute vitesse dans le café. Adélaïde est comme assommée. Elle répète à plusieurs reprises et à mi-voix.) Juliette Tourquendieu… (Elle s’essuie le front puis se reprend et se dirige vers la mairie.)
Scène 5 : Adélaïde, Henriette, Firmin
Adélaïde frappe à la porte principale de la mairie.
Adélaïde. — Eh ! oh ! Ouvrez ! Ouvrez donc ! Y a quelqu’un, s’il vous plaît ? Ouvrez, c’est important !
La fenêtre de la demeure des Tourquendieu s’ouvre et la tête d’Henriette sort.
Henriette, peu aimable. — Eh bien, qu’est-ce que c’est que ce raffut si tôt le matin ? Non mais ça va pas ?
Adélaïde. — C’est moi, madame Tourquendieu.
Henriette, toujours peu aimable. — Ah ! c’est vous, madame Francœur ! Qu’est-ce que vous voulez ?
Adélaïde. — Il faut que je parle tout de suite à votre mari, c’est très urgent.
Henriette. — Quoi, mon mari ? Mais vous avez vu l’heure, non ? Il est encore au lit, mon mari !
Firmin, off. — Qu’y a-t-il, ma Yéyette ? Qu’est-ce que c’est ?
Henriette. — C’est Mme Francœur qui veut te parler. Elle dit que c’est urgent, à ce qu’il paraît. (Elle rentre.)
Firmin, off. — Ah bon ? Très bien, je descends.
Adélaïde s’impatiente devant la mairie. La porte s’ouvre. Apparaît le maire, en robe de chambre et son écharpe de maire sur lui. On est maintenant dans son bureau.
Adélaïde. — Ah ! bonjour, monsieur le maire ! (Interloquée par sa tenue.) Eh bien, monsieur le maire, vous dormez avec votre écharpe de maire ? C’est bizarre, non ?
Firmin. — Mais non, mais non, mais ce matin, j’étais en train de répéter mon discours pour le 14 Juillet. (La main sur le cœur, l’autre en l’air, il se racle la gorge.) Français, Françaises… mes chers Balochains, mes chères Balochines… c’est pour moi un honneur en ce jour si faste pour la France que ce 14 juillet 1957. Oui, en effet, mes chers Balochains, c’est ce jour qui, après être entré dans la grande histoire de France, va désormais…
Adélaïde, s’impatientant, le coupant. — Oui… euh… monsieur le maire, excusez-moi de vous couper, mais j’ai à vous parler d’une chose très grave et très urgente.
Firmin. — Ah bon ? Très grave et très urgente ? Vous m’inquiétez, madame Francœur. De quoi s’agit-il ?
Adélaïde. — Il s’agit de nos enfants, monsieur le maire. Oui, de nos enfants.
Firmin. — Quoi, Juliette ? Ma fille adorée ! Que lui est-il arrivé ? Mon Dieu ! C’est grave ?
Adélaïde. — Si c’est grave ? Oui, c’est grave. Augustin et Juliette sortent ensemble et ils ont le projet de se marier. Voilà, monsieur le maire, où nous en sommes.
Firmin, s’asseyant. — Ah ! ce n’est que ça… Oh ! madame Francœur, on peut dire que vous m’avez fichu une sacrée trouille !
Adélaïde. — Quoi, c’est tout ? Je vous annonce que Juliette et Augustin sont amoureux, qu’ils vont se marier très prochainement et qui sait… (Elle se parle à elle-même.) Oh ! mon Dieu, protégez-nous de ce grand malheur ! (À Firmin.) Et peut-être avoir des enfants… et c’est tout l’effet que ça vous fait ?
Firmin. — Eh bien, quoi ? Juliette et Augustin ont 20 ans, ce ne sont plus des gamins. Bon, ils ne sont pas encore majeurs, mais nous signerons une décharge et voilà tout !
Adélaïde. — Et voilà tout ! Et voilà tout ! Il ne trouve rien d’autre à dire que « voilà tout » !
Firmin. — Enfin, madame Francœur, je conçois très bien que c’est un choc de voir nos enfants grandir, une angoisse de les savoir livrés à eux-mêmes dans le tourbillon du monde, mais ainsi va la vie, c’est le cycle naturel.
Adélaïde, désabusée. — Le cycle naturel, pff !
Firmin. — Et puis quoi ? Je suis le maire du village de Baloche-les-Olivettes, marquis de la Picaudière ; ma fille ne manquera de rien. De votre côté, vous avez une belle affaire. Nos enfants seront très heureux. On peut dire à père Loïc de préparer le mariage !
Adélaïde. — Mais enfin, monsieur le maire, je ne vous parle pas du cycle de la vie, de la dot de la mariée, ni de leur trousseau, je vous parle de nous ! De nous deux, monsieur le maire !
Firmin, interloqué. — De nous deux, madame Francœur ? De nous… Mais qu’est-ce que vous entendez par là exactement ?
Adélaïde. — Eh bien, oui, de nous, du village, il y a vingt et un ans…
Firmin, perdu. — Il y a vingt et un ans… Oui… Non… Je ne vois pas…
Adélaïde. — Augustin a 20 ans, il a donc été conçu il y a vingt et un ans et nous sommes en 1957. Donc 57 moins 21, ça fait… Ça fait, monsieur le maire ?
Firmin. — Eh bien, ça fait 1936, pardi ! Voilà, c’est tout !
Adélaïde. — Oui, et en 1936, qu’est-ce qui s’est passé, Firmin ?
Firmin, pensant avoir compris, son œil s’illumine. — Oui ! Oh oui ! 1936 ! Le Front populaire ! La gauche au pouvoir ! Léon Blum ! Les quarante heures ! Et bien sûr, les premiers congés payés !
Adélaïde, désabusée, pour elle-même. — Oh non ! C’est pas vrai… Il comprend rien. (Haut.) Mais enfin, Firmin, je ne te parle pas des quarante heures ni des congés payés, je te parle de 1936. 1936, la grange du père Mathurin… Non, ça ne te dit rien ?
Firmin, gêné. — Ah… Oui, Adélaïde, en effet… Oui, oui, bien sûr, maintenant que tu le dis… J’avais été pêcher dans l’étang du père Mathurin et, au retour, je t’avais vue dans le champ de blé. Tu avais 20 ans. Mon Dieu que tu étais belle !
Adélaïde. — Ça veut dire que je ne le suis plus. Merci, ça fait toujours plaisir !
Firmin. — Mais non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, tu es toujours aussi belle, Adélaïde, mais ce jour-là je ne sais pas ce qui s’est passé, l’été, la chaleur, toi dans ta robe à fleurs, tes cheveux bouclés… J’ai craqué… Mais je t’assure, Adélaïde, que ça n’a été qu’une fois, une fois seulement…
Adélaïde, au public. — Eh ben, décidément, c’est de famille ! Le premier coup est toujours le bon !
Firmin. — Adélaïde, je t’en prie, ne dis rien à Henriette. Ne dis rien à personne sinon tout serait brisé : mon mariage, ma carrière… Baloche ne s’en remettrait pas !
Adélaïde. — Ne t’inquiète pas, Firmin, je n’ai nullement l’intention de révéler notre petite escapade d’il y a vingt ans dans la grange du père Mathurin, là n’est pas le problème.
Firmin, rassuré. — Ah bon ! Tu ne diras rien ? Me voilà rassuré. Mais alors, il n’y a pas plus de souci…
Adélaïde. — Eh si, Firmin, eh si ! Et il est de taille.
Firmin. — Ah bon ? Mais quel est le problème, chère Adélaïde ?
Adélaïde. — Eh bien, le problème, cher Firmin, c’est que ce jour-là de 1936 justement, tu m’as laissé un cadeau. Voilà le problème !
Firmin, ne comprenant pas. — Un cadeau ?
Adélaïde. — Oui, un cadeau. Un présent, si tu préfères.
Firmin, réfléchissant, puis tout à coup. — Oh ! la douzaine d’œufs que j’avais ramenée de la ferme du père Mathurin et que je t’avais laissée ! Tu t’en souviens ! Oh ! c’est adorable !
Adélaïde, pour elle-même. — Mais qu’il est con ! Mais qu’il est con ! Mais comment a-t-il fait pour être élu maire, cet idiot ? (Haut.) Mais enfin, Firmin, je ne te parle pas des œufs du père Mathurin, je te parle de ce que tu m’as laissé dans le ventre ! Une petite graine. Une petite graine qui a poussé et qui maintenant est un grand garçon et qui s’appelle Augustin. C’est plus clair, maintenant ?
Firmin. — Oh ! nom de Dieu de nom de Dieu de nom de Dieu ! C’est une catastrophe !
Adélaïde. — Eh bien, voilà, ça y est, il a compris !
Firmin. — Oh ! mon Dieu ! Augustin est mon père ! Euh… je suis son fils ! Ah ! bon sang ! Je suis le père d’Augustin !
Adélaïde. — Voilà ! Et je te rappelle qu’Augustin veut épouser Juliette.
Firmin, criant encore plus fort. — Ah ! nom de Dieu, j’avais oublié !
Adélaïde. — Ben pas moi, tu vois !
Firmin. — Adélaïde, c’est une catastrophe ! Qu’est-ce qu’on va faire ?
Adélaïde. — Ben j’en sais rien, moi. C’est pour ça que je suis venue te voir, pardi !
Firmin. — Ah là là là là ! Bon sang de bon sang de bon sang !
Adélaïde. — Eh oui ! Ça file un choc, hein ?
Firmin. — Adélaïde, pardon de te poser cette question mais Augustin ne pourrait-il pas être le fils de Paulo ?
Adélaïde. — Impossible : Paulo est stérile.
Firmin. — Quoi, stérile ?
Adélaïde, embarrassée. — Ah oui ! Tu ne le savais pas. Décidément, c’est la journée des surprises !
Firmin. — Paulo… stérile… mais comment ?
Adélaïde. — Eh bien, il paraît que c’est en 1918 à la bataille de la Somme. Il venait juste d’arriver à la guerre et il a pris une balle au front.
Firmin, touchant son front. — Au front ? Mais comment est-ce possible ?
Adélaïde. — Mais non, pas au front, Firmin ! Il était sur le front ! Il était dans la tranchée, il avait une grosse envie de faire pipi et môssieu Paulo, évidemment, ne faisant rien comme les autres, ne voulait pas pisser dans la tranchée donc il est sorti et, avec son mégot, les Allemands l’ont repéré. Et pan ! pan ! dans les roubignoles ! Et Paulo, depuis, il est stérile. Pas impuissant, hein, heureusement pour moi, mais stérile.
Firmin. — Oh ! nom de Dieu de nom de Dieu !
Adélaïde. — Oui, je te le fais pas dire !
À cet instant, Henriette entre vivement dans le bureau.
Henriette. — Alors, c’est pas bientôt fini toutes vos causeries ? Qu’avez-vous à vous dire de si important et urgent de si bonne heure ?
Firmin, paniqué. — Hein ? Ah ! ma Yéyette ! Oui, oui, nous parlions de mes œufs.
Henriette, pas commode. — Hein ? Quoi ? De tes œufs ? Qu’est-ce que tu me chantes là ?
Firmin, ne sachant plus quoi dire. — Euh… oui… non… des œufs… des œufs du père Mathurin.
Henriette. — Eh ben, parlons-en de ses œufs à celui-là ! Ils étaient tout petits la dernière fois que je lui en ai acheté. Au prix où il les vend ! Ah ! le voleur !
Firmin, voulant changer de sujet. — Oui, bon… euh… merci, madame Francœur, je m’occupe de votre dossier, faites-moi confiance.
Adélaïde. — Très bien, monsieur le maire, mais vite, hein !
Firmin. — Oui, oui, n’ayez crainte, je vais m’y mettre immédiatement.
Adélaïde part.
Henriette. — Qu’est-ce qu’elle voulait, la mère Francœur ?
Firmin, gêné. — Hein ? Oh ! rien, rien ! Quelques problèmes d’état civil qu’il faut rectifier.
Henriette. — Ah bon ? Et elle a besoin de tirer les gens du lit pour ça, cette pimbêche ?
Firmin. — Oh ! ma Yéyette, je trouve que tu es dure avec elle…
Henriette, autoritaire. — Oh ! toi, évidemment, tu es une chiffe molle ! Allez, tu viens ? J’ai besoin de toi pour écosser les petits pois.
Firmin, résigné. — J’arrive, ma Yéyette, j’arrive…
Scène 6 : Adélaïde, le vieux, Paulo
La mairie se ferme. Adélaïde entre dans le café et en ressortira à la musique d’accordéon. Paulo ouvre les panneaux du café en sifflotant, quand un vieux passe devant lui.
Le vieux. — Incapable ! Pauv’ type ! Bon à rien ! (Et il sort.)
Paulo, médusé. — Eh bé alors ! Qu’est-ce qu’il a, ce vieux ? Il est fou ou quoi de me parler comme ça ? J’lui ai rien fait, moi ! Bon, allez, j’ai une grosse journée qui m’attend…
Il passe au comptoir et écoute une réclame Pastis Berger à la radio, puis un flash qui annonce la 16e étape du Tour de France reliant Barcelone à Ax-les-Thermes : « Anquetil est maillot jaune à seulement 23 ans, c’est le grand favori du Tour. Louison Bobet est à nouveau forfait en cette année 1957. Aidé par une solide équipe de France, il frappe une première fois à Rouen et prend le maillot jaune à Charleroi. Charly Gaul, malade, abandonne dans la deuxième étape. Jacques Anquetil contrôle Gastone Nencini et Marcel Janssens dans les Alpes puis les Pyrénées. Federico Bahamontes, un des favoris de l’épreuve, abandonne dans les Alpes… C’était Robert Chapatte sur la route du Tour de France 1957. » Puis la musique préférée de...