Acte I
L’après-midi. Nous sommes chez Louise. À l’ouverture du rideau, Prudence, Louise, Charlotte et Yvette sont attablées et jouent au Scrabble. Raymond est assis dans un fauteuil et fait des réussites sur la table basse du salon. De temps en temps, il regarde ses amies en souriant.
Raymond. — Elle n’est pas bientôt finie, votre partie de Scrabble ?
Prudence, posant ses lettres. — On arrive au bout. En attendant, je fais le mot CAFARD avec le C de chagrin et le D de maladie. (Elle compte.) Ça fait 12 points. (Elle pioche des lettres.) À toi, Louise.
Louise a déjà préparé ses lettres et s’empresse de les poser.
Louise. — Et moi, je pose ENNUI avec le E de spleen et le N de névrose. (Elle compte.) Cinq points plus mot qui compte triple, ça fait 15 ! (À Prudence.) Et toc, ma vieille ! (Elle pioche des lettres.) À toi, Charlotte.
Charlotte, tout comme Louise, a aussi préparé ses lettres et les pose sans tarder.
Charlotte, se levant pour poser ses lettres. — Alors moi, je fais SURDITÉ avec le R de dentier et le E de sonotone. (Elle compte.) Scrabble ! Sept lettres d’un coup soit 50 points plus 8 points plus mot qui compte double, ça fait 70 ! Comment que je vous ai calmées toutes les deux ! (Elle pioche des lettres.)
Raymond, qui suivait les dernières répliques, se lève et s’approche de la table.
Raymond. — C’est pas un dictionnaire de Scrabble qu’il vous faut, les copines… c’est un Larousse médical ! (Il lit les mots trouvés.) Abcès… trépas… malaise… coma… syncope… diabète… tension… Vous baignez dans le bonheur, toutes les quatre ! On se croirait dans un hôpital.
Prudence. — Et encore, t’as pas tout vu… Yvette va jouer…
Louise. — Allez, vas-y, ma Vévette, c’est ton tour. Sors-nous un truc qui requinque !
Yvette, timidement. — Je pensais à… à ANÉMIE…
Raymond. — T’as pas trouvé autre chose de plus tonique avec tes lettres ?
Yvette. — Ben non. Comme je suis toujours fatiguée, c’est ce qui m’est venu à l’esprit tout de suite…
Raymond, courbant le dos, bras ballants. — Ton anémie, ça donne ça. (Bougeant ses lettres.) Tandis qu’en changeant les lettres de place, tu fais… ANIMÉE. (Il gesticule.) C’est tout de suite plus vivant, non ?
Yvette. — Si tu crois que j’ai le cœur à gesticuler comme toi…
Prudence, se justifiant. — C’est Yvette qui a entamé la partie en commençant très fort… avec le mot DÉPRIME…
Louise. — Alors, instinctivement, on a continué dans le même esprit pour ne pas la perturber.
Yvette. — Vous pouvez vous moquer. N’empêche que si vous étiez souffrantes comme moi, vous rigoleriez moins.
Louise. — Mais qu’est-ce que t’as donc de si grave ?
Prudence. — Que t’arrêtes pas de couiner à longueur de journée…
Yvette, geignarde. — J’ai tellement de trucs partout que quand je vais en consultation chez mon docteur, je suis obligée de prendre deux rendez-vous de suite pour qu’il ait le temps de faire le tour de toutes mes pathologies.
Raymond, en souriant. — Ah oui ! Quand même ! Finalement, tu souffres de quoi ?
Yvette. — Oh là là ! Toutes mes articulations sont tellement bouffées d’arthrose que j’en suis presque devenue impotente.
Charlotte, moqueuse. — Comme l’a si bien chanté Gilbert Bécaud… (Elle chante.) « L’impotent, c’est l’arthrose, l’impotent, c’est l’arthrose, crois-moi. »
Elles éclatent toutes de rire, sauf Yvette.
Yvette, vexée. — C’est malin !
Louise. — C’est normal. À nos âges, nos articulations sont en mauvais état.
Yvette. — Pas autant que moi. Si vous saviez comme c’est douloureux, le matin, pour démarrer… Et c’est tous les jours… tous les jours pareil !
Prudence. — Le matin où tu ne ressentiras plus tes douleurs en te levant, faudra t’inquiéter. À mon avis, tu seras déjà un peu en route pour l’autre monde.
Yvette. — Je te remercie de me remonter le moral. Tu ne veux pas m’acheter un bouquet de chrysanthèmes tant que tu y es ?
Charlotte. — On plaisante, Yvette… On plaisante…
Prudence. — Si tu mangeais bio, tu te porterais beaucoup mieux.
Yvette, partie dans sa litanie de maladies. — Et puis, j’ai aussi du diabète, de la tension…
Prudence. — Et c’est reparti !
Comme elle connaît par cœur la litanie des maladies de son amie, elle va, dans son dos, la réciter en silence et en même temps qu’elle.
Yvette. — Une hernie hiatale… des diverticules aux intestins qui m’obligent à un régime strict… des migraines abominables que même l’Efferalgan c’est comme si je pissais dans un violon… et quand je dis pisser… faut t’y encore pouvoir avec mes crises de cystite… des acouphènes qui me gênent tellement que j’ai l’impression d’être dans une gare de triage et d’entendre siffler des trains à longueur de journée… de la cataracte, monsieur… parfaitement… et aux deux yeux en plus… de la tachycardie…
Raymond, en riant. — T’as pas la rate qui s’dilate et le foie qu’est pas droit, par hasard ?
Yvette. — N’empêche que c’est embêtant d’être toujours patraque ! Et ça, depuis que je suis toute petite.
Raymond. — Tu ferais mieux de parler de ce qui va bien chez toi, on gagnerait du temps. T’aurais dû attaquer tes parents en justice pour leur demander des dommages et intérêts.
Yvette. — Et encore, je ne vous ai pas parlé de mes pieds… J’ai des orteils qui se chevauchent et des durillons sous la voûte plantaire…
Prudence, agacée. — Stop, Yvette ! Tu commences à nous gonfler grave avec tes nougats.
Charlotte, même jeu. — Je dirais même que tu nous emmerdes carrément avec toutes tes maladies. Tes arpions, c’est la goutte d’eau qui fait déborder la godasse.
Yvette. — Faut bien que je parle de mes misères à quelqu’un…
Louise. — On passe tous les après-midi ensemble et tous les jours tu nous sors tes jérémiades. La semaine dernière tu nous en as assommées chez Prudence et là, t’es repartie pour faire la même chose, cette semaine, chez moi…
Yvette. — J’en parle en journée, parce que le soir, je suis toute seule à la maison… J’ai pas de mari…
Raymond. — J’imagine un pauvre mec à tes côtés ! Quand on vit ne serait-ce qu’un mois avec toi, je ne vois pas comment on peut sortir indemne de la cohabitation.
Prudence. — Nous ça va… parce qu’on t’aime bien et que t’es notre copine…
Louise. — Mais t’arriverais à faire chialer un peloton de CRS quand tu racontes ta vie.
Charlotte. — En plus, je vais te dire… ce n’est pas grave que tu n’aies pas eu de mari. Les bonshommes, c’est rien que des trucs à emmerdes. Et je sais de quoi je parle, j’en ai eu trois !
Yvette. — La vie est mal faite… Tu te rends compte, Charlotte ? Trois pour toi et aucun pour moi.
Charlotte. — Le premier n’était pas mal, mais il s’appelait Aufraize. Bon, tu me diras, c’est pas de sa faute et je le savais en me mariant avec lui. Mais je n’avais pas imaginé un seul instant que je ne supporterais pas d’être appelée Charlotte Aufraize à longueur de temps. Et comme monsieur n’a jamais voulu changer son nom, alors, moi, eh ben j’ai changé de mari.
Raymond. — Tu ne nous avais jamais raconté ça. Et le deuxième, c’était qui ?
Charlotte. — Le deuxième c’était un militaire. Un beau brun ténébreux, colonel dans l’armée de terre.
Yvette, rêveuse. — Il devait être beau en uniforme…
Charlotte. — C’est comme ça qu’il m’a séduite, le bougre. Ses cinq petites barrettes dorées sur ses épaulettes, ça en collait plein la vue aux copines…
Louise. — Apparemment, même avec des barrettes, ça s’est mal barré…
Raymond, curieux. — Que s’est-il passé avec lui ?
Charlotte. — Il s’est passé que le colonel me considérait comme un troufion de deuxième classe et qu’il me faisait marcher à la baguette. Le ménage au pas de charge… ramper sur la moquette pour capturer les mimis sous les canapés… parcours du combattant autour de notre jardin tous les matins au lever… et pour la bouffe, je vous raconte pas… c’est tout juste s’il me collait pas en taule, dans la chambre, quand le repas arrivait avec cinq minutes de retard.
Toutes. — Noooonnn ?!
Charlotte. — Siiiii ! Mais le pire, c’est quand il a viré tous mes disques des Beatles pour m’obliger à écouter la musique de la Garde républicaine. Alors là, j’ai pas supporté.
Louise. — T’as fait quoi ?
Charlotte. — J’ai déserté ! J’suis devenue objectrice de conscience.
Raymond. — T’es redoutable quand tu t’y mets… Et le troisième ?
Charlotte. — Un beau danseur. Un vrai coup de foudre !
Yvette, rêveuse. — C’est beau un coup de foudre !
Charlotte. — C’est peut-être beau mais comme son nom l’indique, c’est un coup… et quant à la foudre… quand elle est tombée… eh ben y reste plus rien.
Prudence. — Il est parti aussitôt qu’il est venu ?
Charlotte. — Presque ! Rencontré début mars, mariée mi-avril et divorcée fin mai !
Louise. — Difficile de faire plus rapide…
Yvette. — Ça a dû te faire de la peine de le perdre aussi vite…
Charlotte. — Qu’est-ce que tu racontes ? C’est pas lui qui est parti, c’est moi qui l’ai viré.
Yvette. — Pourquoi tu l’as viré ?
Charlotte. — Monsieur se prétendait le roi des danseurs ! Le Fred Astaire de la claquette… le Michael Jackson de la pop… le John Travolta de Grease… sauf que…
Yvette. — Sauf que quoi ?
Charlotte. — Sauf que cette andouille m’a prise pour Olivia Newton-John !
Yvette. — Il t’a prise pour qui ?
Charlotte. — Olivia Newton-John ! La partenaire de Travolta dans le film Grease.
Yvette. — J’vois pas qui c’est…
Charlotte. — Mais si… Une jolie petite nana blonde avec un pantalon de cuir noir hypermoulant et une taille de guêpe…
Yvette, regardant Charlotte avec commisération. — Une taille de guêpe ? Oh ! pétard ! Il avait un problème de vue, ton mec ?
Charlotte. — Eh ! oh ! Yvette, te crois pas obligée d’être désagréable.
Yvette, insistant son regard sur Charlotte. — C’est juste ta taille de guêpe que j’arrive pas à matérialiser… En bourdon, à la rigueur…
Charlotte. — Oui, bon, d’accord, j’ai pris quelques kilos depuis, mais à l’époque, tu m’aurais vue… Une bombe sexuelle !
Louise. — Eh oui, tout passe ! (Elle rit.)
Prudence. — C’est pour ça que le mec il t’a prise pour Olivia Machin-Truc ?
Charlotte. — Exactement. Il a voulu épater la galerie et il s’est lancé dans un rock endiablé. (Elle mime.) Et que je te fais passer par-ci… et que je te fais passer par-là… et que je te balance en l’air et que je te rattrape… et que…
Yvette, moqueuse. — Tu lui as fait le vol du bourdon…
Louise, émerveillée. — Et t’arrivais à suivre ?
Charlotte. — Bien obligé, y me lâchait pas.
Prudence. — Tout le monde devait vous regarder !
Charlotte. — Ben oui, tout le monde nous regardait. Alors l’autre, forcément, il s’est senti pousser des ailes et il s’est imaginé, sans me prévenir, me faire passer entre ses jambes et me rattraper de l’autre côté…
Prudence. — T’avais déjà vu Olivia Machin-Truc faire ça ?
Charlotte. — Jamais ! J’suis même pas sûre qu’elle ait fait ça un jour. Alors, j’ai désespérément tendu mes bras… mais trop tard… nos mains se sont effleurées… et je suis partie, en vrac, sur le parquet hyperglissant, allongée sur le dos, la robe gonflée comme une voile de catamaran un jour de tempête, pour traverser la salle dans toute sa longueur et finir ma course sous l’estrade de l’orchestre.
Toutes. — Noooonnn ?!
Charlotte. — Siiiiiiii ! Heureusement que mon colonel m’avait appris à ramper. Quand je suis sortie de là-dessous, pleine de poussière, la robe à moitié arrachée et les fesses en feu, je vous raconte pas la ola du public !… Oh ! la honte !
Yvette, paumée. — T’avais le feu aux fesses ?
Charlotte. — Ben oui ! Le parquet avait beau être talqué, mes miches ont pris un sacré coup de chaud pendant le voyage.
Yvette. — Ah oui ! D’accord…
Charlotte. — Et le Gaston qui arrive en courant et qui me dit : « Tu t’es fait mal ? – Mais non, Ducon, que je lui ai répondu, c’est toujours comme ça que je finis mes danses. » Oh ! la tache !
Prudence. — Et c’est pour ça que tu l’as viré ?
Charlotte. — S’il avait adopté un profil bas, ça aurait pu s’arrêter là. Mais non, le voilà qui me reproche de l’avoir ridiculisé en public, lui, un danseur émérite reconnu dans toute la région, lui qui croyait avoir trouvé en moi la Olivia Newton-John du Travolta qu’il s’imaginait être.
Toutes. — Et alors ?
Charlotte. — Alors je lui ai dit que quand on n’était pas fichu d’assurer correctement une figure de danse acrobatique sans mettre sa partenaire en danger, on méritait davantage de s’appeler Gaston Lagaffe que John Travolta. Et toc !
Ils applaudissent tous, contents des exploits de leur amie.
Louise. — Bravo, ça c’est bien envoyé.
Charlotte. — Et que si je devais compter sur sa main protectrice pour me soutenir dans la vie, valait mieux que je me fie à ma propre paluche. Et re-toc !
Prudence. — Alors du coup, t’as arrêté ton expérience sur le mariage ?
Charlotte. — Tout juste ! Entre le père Aufraize, le troufion et John Travolta, je commençais à saturer dur.
Louise, intervenant à son tour. — Eh ben, moi, c’est pareil… Sur trois, je n’ai pas pu en garder un.
Raymond. — Tu as aussi viré tes bonshommes ?
Louise. — Ah non ! Non, je ne les ai pas virés, ils sont partis d’eux-mêmes… les pieds en avant.
Raymond, estomaqué. — Tu les as trucidés ?
Louise. — Pour qui tu me prends ? Cela dit, le premier est mort intoxiqué par des champignons.
Tous. — Noooonnn ?!
Louise. — Comme je vous dis. Même que le médecin me regardait d’un drôle d’air quand il est venu constater le décès de Firmin.
Prudence. — Pourquoi donc ?
Louise. — Il paraît que dans le panier, il y aurait eu une amanite phalloïde parmi les coulemelles… (Ou lépiotes ou autre type de champignon connu de votre région.) et que… comme par hasard, moi je n’en ai pas mangé ce soir-là…
Raymond. — Tu as eu du bol, voilà tout.
Louise. — C’est ce que le toubib m’a dit… un peu ironiquement. Mais quand, trois ans plus tard, Ferdinand, mon deuxième mari, s’est brisé le cou en tombant d’une échelle suite à la rupture d’un barreau, le même médecin a cru bon d’ajouter qu’il ne faisait pas bon vivre avec moi…
Prudence. — C’était pas de ta faute. T’avais quand même pas scié le barreau de son échelle…
Louise, sincère. — Bien sûr que non ! Mais le pire de tout, c’est quand Joseph, mon troisième, a raté la plus haute marche de l’escalier et qu’il s’est écrasé comme une merde sur le carrelage de l’entrée… Alors là, les flics sont venus me voir et m’ont demandé si je ne l’avais pas un peu poussé dans le dos, le Joseph, histoire de toucher plus vite son assurance-vie.
Raymond. — Quel manque de tact, ces flics !
Charlotte. — J’en sais quelque chose, mon neveu est dans la gendarmerie… Ma sœur pensait l’avoir élevé correctement. Quelle misère !
Louise, main sur le cœur. — Taisez-vous, j’en suis toute tourneboulée. J’ai bien senti qu’à leurs yeux, je devenais une tueuse potentielle… une mante religieuse… Marie Besnard, l’empoisonneuse de Loudun… Lucrèce Borgia… Que sais-je encore ?
Prudence. — T’as pas voulu en retenter un quatrième ?
Louise. — Pour qu’au premier pet de travers, il calanche ? Et qu’on dise que j’ai empoisonné son plat de mogettes ou sa potée de choux ? Non merci ! Avec le bol que j’ai, c’était un truc à se retrouver à la Santé… Déjà que la mienne, de santé, elle n’est pas très florissante…
Charlotte, à Yvette. — Tu vois, y a pas que des avantages avec les bonshommes. Ils font, tous, n’importe quoi !
Yvette, nostalgique. — Quand même, ça m’aura manqué…
Prudence. — Moi aussi, mais je n’ai jamais trouvé l’oiseau rare.
Raymond. — Et c’était quoi l’oiseau rare pour toi ?
Prudence, s’enflammant. — J’aurais voulu un homme beau, riche et intelligent.
Louise, réaliste. — Ah oui, mais là, non… ça c’est pas possible.
Prudence. — Qu’est-ce qui n’est pas possible ?
Louise. — Qu’un homme ait ces trois qualités ensemble… C’est pas possible.
Charlotte. — Louise a raison. S’il était beau et riche, ton mec, il aurait forcément été bête…
Louise. — Et s’il était riche et intelligent, eh bien, il y avait de grandes chances pour qu’il soit moche.
Charlotte. — Pour peu que t’aies voulu, en plus, qu’il soit bricoleur, alors là, c’était mission impossible, ma cocotte.
Louise. — Faut pas trop leur en demander… Ce ne sont que des hommes, après tout… Ils sont limités…
Raymond, fièrement. — Pas d’accord avec vous, les filles. L’homme idéal existe…
Prudence, moqueuse. — Toi, sans doute ?
Raymond, avec évidence. — Et pourquoi pas ?
Louise. — Alors, pourquoi tu es resté célibataire ? Monsieur a fait la fine gueule devant la marchandise ?
Raymond, avec fierté. — Par choix, pour ne pas m’attacher. Mais les femmes, c’est pas ce qui m’a manqué. J’en ai eu autant que j’ai voulu… Une dans chaque port, mesdames !
Prudence. — Ah oui ? Comme tu pêchais la sardine au large de l’île d’Yeu et que tu rentrais chaque soir dans le port de Saint-Gilles, ça n’a pas dû te faire un gros cheptel.
Elles rient toutes de bon cœur.
Raymond, un peu vexé. — Attention, mesdames, je pêchais la sardine, soit… mais pas le thon et encore moins la morue. (Il rit quand même.)
Prudence, revenant à ses doux rêves. — Alors moi, comme je ne trouvais pas d’homme à mon goût… eh ben, j’ai pris un chien…
Raymond. — C’est pas vraiment pareil.
Prudence, à fond dans son truc. — Un labrador très obéissant et très propre… Le soir, je le sortais en laisse pour qu’il fasse ses besoins dehors…
Raymond, en riant. — T’aurais eu de la peine à faire ça avec un bonhomme.
Prudence. — Et quand je le caressais, il remuait la queue…
Raymond. — Ça c’est déjà plus facilement réalisable…
Elles rient toutes, sauf Prudence.
Prudence, un peu triste. — Même s’il ne lui manquait que la parole, ce n’était quand même qu’un chien… C’était pas pareil.
Louise. — Je ne veux pas me mêler de tes affaires, Prudence, mais franchement, chiante comme tu es, je ne vois pas un homme résister à toutes tes manies.
Tête outrée de Prudence.
Charlotte. — Je suis même sûre qu’avec ton côté écolo soixante-huitarde attardée, si t’avais eu un mec, tu l’aurais empêché de péter pour pas qu’il détruise la couche d’ozone.
Elles rient toutes.
Prudence, un peu vexée. — Si j’avais su, je ne vous aurais rien dit de mon passé…
Louise, réalisant. — C’est vrai, qu’est-ce qui nous prend de nous raconter nos vies, brusquement ?
Raymond, même jeu. — Voilà plus de trente ans qu’on se connaît et on ne s’était jamais livrées comme aujourd’hui…
Prudence. — À part Yvette, qui nous sort sa litanie de maladies tous les deux matins…
Charlotte. — Voulez que je vous dise ? On a fait un coup de blues parce qu’on s’emmerde, les copines !
Yvette, culpabilisant. — Tout est de ma faute… J’ai mal commencé le Scrabble…
Charlotte. — Calme-toi, Yvette, tu n’y es pour rien…
Yvette, culpabilisant encore plus. — Ben si ! J’ai débuté avec le mot DÉPRIME, alors forcément…
Charlotte. — Mais non ! On a tous fait un coup de Calgon. C’est pas plus ton Scrabble que la belote, le tricot ou les mots fléchés… Faut être réaliste : on s’emmerde, les filles !
Yvette, culpabilisant exagérément. — N’empêche que si j’avais posé un mot rigolo, eh ben on n’en serait pas arrivées à étaler toutes nos histoires personnelles qu’on avait bien cachées et qu’aucune d’entre nous ne connaissait. Je m’en veux, je m’en veux, je m’en veux !
Louise, autoritaire. — Stop, Vévette ! Faut que t’arrêtes parce que là, tu vas vraiment nous coller le bourdon.
À ce moment, la porte du jardin s’ouvre précipitamment et un homme entre en courant. Il a une moustache et porte un imperméable et un chapeau sur la tête. Il paraît affolé et va de droite à gauche dans la pièce sous le regard médusé des occupants. C’est Agnès, la cinquième amie, veuve dynamique, travestie en homme. Elle porte sur son dos un gros sac-poubelle gris ou noir, rempli de choses diverses.
Raymond, se levant. — Non, mais faut pas vous embêter ! Qu’est-ce qui vous prend d’entrer chez les gens sans frapper ?
Agnès, courant dans tous les sens. — Qu’est-ce que je fais ? Où je vais ? Où je me cache ?
Tous, reconnaissant la voix. — Agnès !!!
Agnès, affolée, courant dans tous les sens. — J’ai la gendarmerie aux fesses !
Charlotte, en riant. — La peau lisse aux fesses ? Tu viens de te faire des soins « cu-pillaires » ? T’aurais dû te faire la moustache tant que tu y étais.
Agnès, arrachant sa fausse moustache. — Rigole pas ! J’ai ton imbécile de neveu sur les talons !
Charlotte. — Si mon neveu te court après, c’est plus prudent de te cacher. Parce que, le Jean-Baptiste, avec son Q.I. de bernique, il va s’accrocher à toi comme sur un rocher et il ne va pas te lâcher.
Raymond. — Qu’est-ce que t’es encore allée fabriquer comme connerie, toi ? (Il va refermer la porte du jardin.)
Agnès. — J’vous raconterai. En attendant, faut que je me planque.
Louise, la poussant dans la chambre. — File dans ma chambre et change-toi, des fois que le Columbo local s’imagine de fouiller toute la maison…
Agnès. — Je me change, je me change… T’es marrante, toi… Et comment je fais ? T’imagines quand même pas que je me trimballe avec un sac-poubelle plein de vêtements à la main !
Louise. — Cherche dans mon armoire. Grouille-toi !
Agnès. — Et comme on est gaulées pareilles toutes les deux, tes fringues vont m’aller pile-poil, ça c’est sûr.
On frappe à la porte du jardin. Tout le monde sursaute. Agnès disparaît dans la chambre et les autres se remettent à leur jeu de Scrabble en faisant semblant de s’y intéresser.
Louise, avec une petite voix. — Ouuuui… Entreeeeez…
Entrée de Jean-Baptiste. C’est un des gendarmes de la localité. Il est très pointilleux.
Jean-Baptiste, portant sa main à la casquette, très fort et très cérémonieux. — Messieurs-dames. Gendarmerie nationale !
Raymond. — On le voit bien que t’es de la gendarmerie nationale, couillon. Pas besoin de le brailler pareillement. T’as pas l’uniforme d’un gars qui vient relever le compteur électrique.
Jean-Baptiste. — Attention, m’sieur Raymond ! Attention ! Un peu de respect pour l’uniforme que je porte et pour la loi que je représente.
Charlotte. — Dis voir, gamin, au lieu de faire de l’esbroufe, ça te dérangerait d’embrasser ta vieille tante ?
Jean-Baptiste, ferme. — Désolé, tante Charlotte, mais pendant le service, je n’embrasse que le règlement.
Charlotte. — Parce que quand tu as ton uniforme sur le dos, je ne suis plus ta tante ?
Jean-Baptiste. — Vous êtes une citoyenne comme une autre et une contrevenante potentielle aux yeux de la loi.
Charlotte, le menaçant de la main. — Ah oui ? Et la loi du sang, tu la connais ? Si ma sœur n’a pas su faire de toi un honnête homme, peut-être que la tantine pourrait « contrevenir » en te remettant dans le droit chemin.
Elle avance vers lui, menaçante. Lui recule, un peu inquiet des réactions de sa tante.
Jean-Baptiste. — Vous me touchez ne serait-ce que du bout du doigt et je vous colle au dépôt pour coups et blessures sur un gendarme dans l’exercice de ses fonctions.
Charlotte. — Il serait capable de me coller en garde à vue pendant quarante-huit heures, cet abruti !
Yvette, angoissée. — Arrêtez de vous agresser, j’ai mon ulcère d’estomac qui se réveille…
Prudence. — C’est plus facile de coffrer cinq vieilles en train de siroter une verveine à 3 heures de l’après-midi que d’embarquer, en pleine nuit, une bande de malfrats sniffant de la coke…
Jean-Baptiste, à sa tante. — Tout de suite les clichés ! Bravo ! Elles sont belles vos relations !
Charlotte. — Elles en valent bien d’autres. Et arrête de me vouvoyer, tu m’énerves !
Jean-Baptiste. — Service, service !
Louise, exagérément gentille. — Et...