1
L’Agneau et la Tigresse
ROGER, timide et pleurnichard
DENISE, belle et volcanique
Bruit de clef dans la serrure. La porte s’ouvre et Adrien entre. C’est un aimable monsieur de 40-45 ans, le visage un peu enfantin, œil bleu, moustache de phoque. Il porte le gilet rayé. Adrien parle vers le couloir puis entre dans la chambre.
ADRIEN Par ici, Monsieur… Je vous donne la chambre 28, dite « la chambre mandarine » parce que… vous voyez, on l’a décorée avec des mandarines… Ça fait même un peu chinois aussi… rapport aux mandarins ! Oui, chacune de nos chambres est arrangée originalement… Des fleurs, ou des fruits, ou des papillons… Ça fait chic et parisien ! Surtout que, dans le quartier où nous sommes, les Batignolles, c’est le vrai Paris de Paris ! Et comme je vois que Monsieur a une tête de vrai Parisien… (Soudain, il réalise qu’il parle seul. Alors il revient vers le couloir.) Mais… entrez donc, Monsieur… c’est par ici ! (Apparaît Roger. Gentil garçon de 40 ans, timide et un peu livide. Col roulé et imperméable. Roger semble exténué ; visage abattu, œil cerné, cheveux tristes. Une tête de catastrophe ! Roger s’assoit sur le bord du lit et ne bouge plus, comme absent, une minuscule sacoche sur les genoux.) Vous n’avez pas de bagages, Monsieur ?
ROGER … Béé…
ADRIEN Tant mieux ! Parce que grimper les escaliers avec des valises à bout de bras, merci ! Je suis garçon d’étage, pas bagagiste ! Garçon d’étage ici depuis dix ans ! Ce n’est pas rien ! Mais, à voir comment le monde tourne à l’envers maintenant, il faut tout que je fasse ! Trouver du personnel, de nos jours, c’est un exploit ! N’est-ce pas ?
ROGER … Bééé…
ADRIEN Il me faudrait une jeune fille qui soit un peu aimable, aille chercher un journal, fasse un café par ici, un petit déjeuner par là… eh bien ppppt ! Introuvable ! L’arlésienne ! J’ai pas raison ?
ROGER … Bééé…
ADRIEN M. Postic – mon directeur – a mis une petite annonce, on verra bien ! Vous l’avez vu, mon directeur, M. Postic ? Le type qui m’a engueulé en bas !
ROGER Oui.
ADRIEN Comment vous le trouvez ?
ROGER (Grimace dégoûtée.) … Béé !
ADRIEN Je ne vous le fais pas dire ! Une punaise avare ! Un rat méprisant ! Un négrier sordide ! Et je supporte cette méduse depuis dix ans ! Il y a de quoi faire la grève ! Mais je suis trop bon ! N’est-ce pas ? Oui ?
ROGER … Béé…
ADRIEN Je ne vous ennuie pas avec mes histoires ? Non ?
ROGER … Béé…
ADRIEN J’aime bavarder ! C’est pas méchant, non ?
ROGER Béé…
ADRIEN … C’est pour une nuit ou c’est pour plusieurs ?… (Silence.) Plusieurs ? Oui, non ?
ROGER … Je ne sais pas…
ADRIEN Si vous avez besoin de quelque chose, vous décrochez le téléphone et vous le dites… Voulez-vous boire quelque chose ?
ROGER Béé…
ADRIEN Si vous voulez ouvrir la fenêtre, ça donne sur le square des Batignolles, et même en vous penchant vous voyez la gare Saint-Lazare… Vous voulez voir la gare Saint-Lazare, Monsieur ?
ROGER Béé…
ADRIEN Là vous avez une penderie… Là vous avez la salle de bains… Est-ce que ça vous ferait plaisir que je vous fasse couler un bain, Monsieur ?
ROGER Non…
ADRIEN Mais Monsieur, pourquoi… faites-vous cette tête ?
ROGER (Gémit.) Ooooooh ! Béééé…
ADRIEN Qu’est-ce que vous avez, Monsieur ?
Roger semble alors émerger de son apathie et il dit très simplement, dans un pauvre sourire.
ROGER Ma femme me trompe !
ADRIEN Ah ? Oh ! C’est rien, ça !
ROGER Elle est partie avec un collègue à moi… Il y a quatre jours… Alors je me traîne de café en hôtel…
ADRIEN À qui avez-vous donc téléphoné, en arrivant à la caisse ? En bas ?
ROGER À une vieille cousine. Mais elle ne vendra pas la mèche ! C’est une sainte femme… Ici, je me sens tranquille… pour prendre une décision !
ADRIEN (Inquiet.) Une décision ? J’espère, Monsieur, que vous allez pas me faire une bêtise dans ma chambre mandarine, hein ?
ROGER Oh non !
ADRIEN Jurez-le-moi.
ROGER Je le jure.
ADRIEN Jurez-le sur la tête de votre vieille cousine.
ROGER Je le jure.
ADRIEN Évidemment ! Être trompé, ce n’est pas rigolo ! C’est la première fois ?
ROGER Oui… Enfin, à ma connaissance…
ADRIEN Eh ben, si ça peut vous consoler, vous n’êtes pas le seul ! Il y en a de plus en plus, des maris trompés ! Et je ne parle que de ceux qui le savent… Parce qu’alors… Mais vous, comment l’avez-vous su ?
ROGER Hélène m’a laissé un mot. Sur mon oreiller.
ADRIEN Sur votre oreiller ? C’est plutôt gentil ! Et ça lui a pris d’un seul coup, à votre femme, de s’en aller avec votre collègue ? Vous n’avez rien vu arriver ?
ROGER Oh, je ne suis guère malin, bien sûr ! Je suis sous-directeur à la banque d’Aquitaine !
ADRIEN C’est ma banque !
ROGER Bien noté par mes supérieurs… Faut dire que j’ai l’humeur tellement pacifique !… À la banque on m’appelle « l’Agneau »… C’est tout dire, bééé ? Il y a six ans, à un dîner, je rencontre Hélène… on se plaît… on se marie… elle organise notre petite vie… elle, son surnom c’est « la Fourmi » ! Le bonheur, quoi !… Et puis on se met à fréquenter mon directeur et sa femme. Lui, Olivier… un beau garçon, très amusant mais toujours à faire l’avantageux… toujours à faire la roue ! On l’appelle : « le Paon »… Vous voyez ? La femme du Paon, très jolie, mais un caractère ! Une femme de tête ! On n’a pas eu du mal à lui trouver un surnom : « la Tigresse »… Donc nous voilà tous les quatre, à sortir ensemble le dimanche… Vous me suivez, Monsieur ?
ADRIEN Sûr ! « L’Agneau, la Fourmi, le Paon et la Tigresse » ! Ça commence comme une fable de La Fontaine !
ROGER Une fable sans moralité, Monsieur ! Le Paon est parti avec la Fourmi ! Et moi, pauvre agneau, me voilà… tout seul !
ADRIEN Mon pauvre agneau… Eh… Monsieur ! Et la Tigresse, comment a-t-elle réagi ?
ROGER Bééé ! Pas contente !… Elle a tout cassé chez elle ! Elle a piétiné son congélateur, massacré son chauffe-bain et réduit en cendres sa cuisinière à gaz…
ADRIEN Et vous, qu’avez-vous fait ?
ROGER Moi ? Oh ! rien ! (Il a un gros soupir.) Moi, tout ce que je veux, c’est dormir… dormir ! Et que personne ne me dérange.
ADRIEN Je comprends votre situation, cher Monsieur. Le désir d’un client, c’est sacré ! Je vous promets le calme le plus absolu.
ROGER Oh, merci, Monsieur. (À ce moment-là on entend un branle-bas terrible dans le couloir… des cris, et surtout une voix de femme qui hurle : « Roger ! Roger ! Où est-il, ce misérable ?… Laissez-moi monter, etc. » En entendant cela, Roger, terrifié, annonce.) Ça y est ! La voilà ! C’est elle, la Tigresse ! Mais comment a-t-elle pu savoir où j’étais ?… Ah, c’est ma vieille cousine qui a vendu la mèche ! Ah, la sale bête ! J’en étais sûr ! J’en étais sûr !
Adrien s’était avancé dans le couloir pour essayer d’endiguer la catastrophe, mais il bat en retraite devant Denise qui fait une entrée fracassante.
C’est une belle femme de 35 ans, bien en chair, l’œil rond, la pommette haute, le cheveu blond, l’allure martiale. Elle fonce sur Roger.
DENISE Roger !
ROGER Denise…
DENISE Enfin, je vous trouve !
ROGER Quelle surprise !
DENISE Non, quelle déception ! Ah ! Vous n’êtes pas beau à voir ! Une vraie loque ! Roger ! Il nous faut réagir ! Votre femme est partie avec mon mari ? Parfait ! Les hostilités sont ouvertes ! On va se battre ! À mort !
ROGER Oh non ! Non ! Non !…
DENISE Oh si ! Si ! Si !
ROGER C’est fini…
DENISE Non, ce n’est pas fini ! « Nous avons perdu une bataille, mais nous n’avons pas perdu la guerre ! » Comme disait le maréchal Pétain !
ADRIEN (Choqué.) Oh ! C’est pas Pétain qui a dit ça, c’est de Gaulle !
DENISE Quoi ? Qu’est-ce que c’est que ce type qui discute politique ?
ADRIEN Je suis le valet d’étage.
DENISE Et alors ? On ne va pas se battre pour un militaire ! Dehors ! Quittez cette chambre ! (Horrifié, Adrien sort vite.) Je dois avoir avec vous, Roger, une conversation…
Elle casse une chaise.
ROGER À bâtons rompus !
DENISE Quoi ? Roger !
ROGER Oh, pas de cris… pas de scandale… ça sert à rien…
DENISE Si ! Ça soulage ! Que vous gémissiez, ça vous regarde ! Moi, je refuse la situation !
ROGER Oh ! ben quoi… Nous sommes cocus !
DENISE Vous peut-être, pas moi ! Apprenez qu’un homme est cocu… une femme n’est que trompée !
ROGER Nuance !
DENISE Il va y avoir du sang !
ROGER Ooooh…
DENISE Secouez-vous ! (Elle le secoue et il tombe lamentablement par terre.) Ah, heureusement que nous sommes là, les femmes ! D’ailleurs, d’après les dernières statistiques, nous sommes en majorité sur la terre ! Le sexe fort, désormais, c’est nous, les femmes ! Tous les jours on en a la preuve ! D’ailleurs, regardez-vous, regardez-moi… et concluez !
ROGER Oh… laissons faire les choses…
DENISE Non ! On va monter contre ces deux traîtres une machination diabolique ! Féminine ! Je vais aller trouver le directeur de sa banque. Je me jetterai à ses pieds et je lui dirai : « Pitié pour mon mari ! Pitié ! Oui je sais qu’il a volé dans les coffres ! Qu’il a des opinions anarchistes, et essaye de violer les clientes ! Mais ce n’est pas sa faute ! C’est un grand malade ! » (Elle glousse de joie.) Je ne lui en donne pas pour huit jours !
ROGER Oh non… C’est pas bien…
DENISE Pas bien ? Vous en avez des délicatesses ! Il y a des circonstances dans la vie où il faut avoir la franchise de mentir ! Et ce n’est qu’un début ! Dès que je les retrouve tous les deux, je les égorge !
ROGER Quelle horreur…
DENISE La vengeance, c’est bon !
ROGER C’est mesquin…
DENISE C’est humain ! Hahaha, j’ai une autre idée bien plus excitante ! Nous allons tromper Hélène et Olivier… Et les tromper ensemble, vous et moi !
Elle veut s’allonger sur le lit avec lui.
ROGER Oh non !…
DENISE Comment non ? Pourquoi non ?
ROGER Ben… j’ai pas le cœur…
DENISE L’opération ne se situe pas à ce niveau-là ! C’est un règlement de comptes ! Œil pour œil… Vous voyez ce que je veux dire ! Roger, vous allez être mon amant… Tout de suite !
Elle veut ouvrir les draps du lit. Il panique.
ROGER Ça n’avance à rien, ils ne le sauront pas !
DENISE Ils le sauront ! On fera des photos !
ROGER Ça me gêne de vous refuser, franchement vous êtes une jolie femme… mais je me sens si fatigué…
DENISE (Méprisante.) Ah ! Je vois ! Monsieur est un tocard : le jour du Grand Prix, il refuse de sauter la rivière des Tribunes ! Mais qu’est-ce qu’elle a donc pu vous trouver, Hélène, pour vous épouser ?
ROGER Je suis un doux, ça a dû lui plaire. Le sexe « faible »… c’est moi !
DENISE Sans doute ! Les complémentaires ! Tout le drame des couples est là ! C’est pour ça que moi, qui suis si discrète, je suis tombée folle de mon mari qui est un m’as-tu-vu ! C’est la vie ! On court après son complémentaire !
ROGER Eh oui… les complémentaires…
DENISE (Hurle soudain.) Eh bien, je ne veux plus être une complémentaire !
ROGER Ne criez pas…
DENISE (D’une bonne foi totale.) Mais je ne crie pas ! Je suis victime de mon dynamisme ! De ma bonne santé ! Et surtout de mon intelligence, c’est là mon point faible ! Car, le vrai homme, il court uniquement après les minettes, après les petites dindes ! Et savez-vous pourquoi ? Parce qu’il veut protéger ! Parce qu’il veut qu’on l’admire ! Il veut qu’on lui dise : « vous êtes fort… fort… fort ! » Voilà !
ROGER Effectivement, vous, on n’a pas tellement l’impression que vous avez besoin d’être protégée…
DENISE (Hurle.) Qu’en savez-vous ? Ah, elle est comblée, la femme, de nos jours ! Au moins, au Moyen Âge, la femme savait qu’elle n’était rien ! Elle se taisait ! Maintenant on lui explique qu’elle est tout mais elle doit encore se taire ! Je vote, donc je suis, donc je pense, donc je dis la vérité à mon mari, donc il part avec une idiote !
ROGER (Logique et naïf.) Est-ce que c’est ça qu’on appelle l’émancipation de la femme ?
DENISE Et les drames vont se précipiter, mon cher, car maintenant qu’on envoie les filles à l’école jusqu’à dix-sept ans, le nombre de dindes à épouser va se rétrécir de jour en jour ! Alors vous pensez, dans quelques années, ces messieurs vont s’arracher les dernières bécasses !… Et nous autres, les femmes sensées : nous n’aurons plus d’hommes !
ROGER Vous vous échauffez !
DENISE Oui, je m’échauffe ! Parce que, être lucide et être laissée pour compte, c’est trop injuste ! Non ?
ROGER Oh, moi…
DENISE Oh, oui ! vous ! Descente de lit, va ! Sexe « faible » ! (Elle fulmine.) Moi je ne vais plus parler sentiment mais réalisme : je vais coller des avocats aux trousses de mon mari. Je vais le ruiner ! Bientôt il n’aura plus de quoi s’acheter un morceau de pain sec et moi je mangerai du caviar à tous les repas.
ROGER J’aime pas ça, le caviar !
DENISE Moi non plus. Mais je me forcerai !
ROGER Oh ! Quel courage ! Je vous admire !
DENISE (Dans un rire diabolique.) Ah ! Ça y est ! J’ai une autre idée ! Nous allons organiser un crime parfait contre eux ! Un poison glissé dans leurs aliments, pour qu’ils se tordent de douleur pendant vingt-quatre heures !
ROGER Mais vous ne savez pas où ils sont !
DENISE C’est vrai ! Eh bien, nous allons faire mieux ! Nous allons nous tuer ! Oui, tous les deux ! Pour les mettre dans leur tort et pour que, le restant de leurs jours… ils crèvent lentement de remords ! Comme l’œil de Caïn dans la tombe de Victor Hugo. Je vais aller acheter un revolver et deux balles : une pour vous, une pour moi ! Pan ! Pan !
ROGER Oh, ben alors, ça c’est une bonne idée ! Tirez-moi vite une balle dans la tête… vite !
DENISE Comment, « tirez-moi » ? Mais c’est à l’homme de faire le travail ! Ah, quel goujat ! Ah, si seulement je savais où sont ces deux canailles !
ROGER (Doucement.) À Rambouillet.
DENISE Qu’est-ce que vous dites ?
ROGER Oui, à Rambouillet… Ils ont loué une petite maison à Rambouillet !
DENISE Mais vous savez ça depuis quand ?
ROGER Depuis hier…
DENISE Mais comment l’avez-vous su ?
ROGER Ils ont téléphoné confidentiellement à ma vieille cousine, elle a vendu la mèche… Elle vend toujours la mèche !
DENISE (Dans un cri.) Parfait ! Alors elle va nous servir, la mèche ! Je vais acheter une charge de dynamite, je la place délicatement sous la maison ! Et baoum ! Plus personne ! Nettoyage total !
ROGER Oh ! Et vous irez en prison !
DENISE (Fière.) Je m’en fiche ! Je serai très contente d’aller en prison ! Je serai ravie d’être condamnée ! Je travaillerai à la confection de couronnes en perles ou de chaises de paille, bravo ! Je boirai de l’eau, le monde m’oubliera, je prendrai des rides et des cheveux blancs, tant mieux ! (Elle a un sanglot.) Mais au moins j’aurai prouvé à la face du monde que le sexe fort… que le sexe fort… c’est… la femme ! (Soudain elle pleure lamentablement sur l’épaule de Roger.) Ah, tout de même, ça me fait mal de savoir où ils roucoulent et de ne pas agir !
ROGER Oh, ça alors, je peux vous rassurer : ils ne roucoulent plus !
DENISE Ah oui ? Pourquoi ?
ROGER Eh ben, voilà pourquoi. Quand j’ai su où ils étaient, je me suis dit : « Oh non, c’est trop bête, trop triste de se séparer comme ça ! » Alors je suis allé les voir, à Rambouillet… pour leur demander un arrangement, quoi… Alors, ils se sont moqués de moi ! « L’Agneau ! L’Agneau ! Bêêêê, bêêêê, bêêêê ! » Voilà ce qu’ils m’ont dit ! Ça m’a pas fait plaisir ! Oh non ! C’est sensible, un cocu… Alors, vous savez ce que j’ai fait ? Eh bien, j’ai pris une hache… (Il sort une hache de sa sacoche et la lui montre avec fierté.) Et ma femme et votre mari je leur ai fendu leurs têtes en deux ! Toc ! Toc ! Voilà ! Bien fait ! Et devant leurs deux cadavres, vous savez ce que j’ai fait ? « Bêêê, bêêê, bêêê… l’Agneau, il vous dit mèèè ! » (Denise, livide, n’en croit pas ses oreilles.) Tout ça pour vous dire, ma chère Denise, de ne pas vous inquiéter : votre mari et ma femme, ils ne roucoulent plus !
DENISE (Effarée, admirative.) Oh, vous alors ! Quel homme ! Dans le fond, vous êtes un vrai mâle ! Moi si fragile… et vous si fort !… Nous étions les complémentaires parfaits !… Mais… Puisque le « Destin » a frappé, nous sommes veufs ! Alors ? Pourquoi pas ?
ROGER Oui, j’ai un doux aveu à vous faire… Je vous attendais avec une affectueuse impatience ! Je savais que ma bavarde cousine vous téléguiderait vers moi !
DENISE (Aux anges.) Non ? Mais alors ?…
ROGER Alors… ma chère Denise… vous allez être ma « complémentaire » ! Tout de suite !
DENISE (Ravie.) Ah oui ?
ROGER (Lui passe la hache dans la main.) Tenez-moi ça une minute ! Vous allez voir ! J’ai une bonne nouvelle pour vous ! (Denise prend la hache et attend, sourire aux lèvres. Alors Roger soudain bondit à la porte et hurle dans le couloir.) Au secours ! À l’assassin ! Police ! Au secours ! (Apparaît Adrien, épouvanté de voir Denise brandissant sa hache.) Regardez ! Cette femme a voulu m’assassiner pendant mon sommeil ! De plus, elle vient de m’avouer qu’elle a massacré, avec cette hache, son mari et ma femme, dans une maison à Rambouillet ! Appelez la police ! Il faut l’arrêter ! Vous êtes témoin, n’est-ce pas ?
ADRIEN Oui. Je suis témoin ! J’appelle la police !
Il sort vite. Roger alors vient vers Denise qui est restée médusée par la rapidité des évènements, et il lui dit, diaboliquement, en enlevant ses gants.
ROGER Alors, ma chère complémentaire, comment le trouvez-vous, le sexe… (Il se désigne avec ironie.) « faible » ?
DENISE (Fascinée, vaincue.) Fort ! Fort ! Fort !
Mais déjà elle tombe évanouie !
NOIR
2
Une poule et deux coqs
MARCEL, brave type jovial
ÉLISE, charmante bourgeoise naïve et un peu snob
JACQUES, un ami du ménage, séducteur provincial
Dans un mini-décor qui représente la caisse de l’hôtel et le départ de l’escalier, Adrien observe une grande jeune fille au nez frondeur qui est plantée devant lui. Elle est vêtue d’un petit manteau et porte un sac plastique d’où dépasse un journal de petites annonces.
ADRIEN Vous avez déjà travaillé dans un hôtel, Mademoiselle ?
LOULOU Jamais !
ADRIEN Que faisiez-vous, avant ?
LOULOU J’étais en province – la mort ! – et sténodactylo – le martyre ! J’ai fichu le camp !
ADRIEN Et vous préféreriez monter les étages que taper à la machine ?
LOULOU Oui !
ADRIEN Pourquoi ?
LOULOU Je suis fragile des mains !
ADRIEN Une chance ! Est-ce que la place de soubrette vous conviendrait ?
LOULOU … Beu…
ADRIEN Il ne faut pas avoir peur du travail, ça !
LOULOU Moi ? Rien ne me fait peur !
Elle rit.
ADRIEN Tant mieux ! Comment vous appelez-vous ?
LOULOU Louise, mais on dit « Loulou ».
ADRIEN Va pour Loulou, c’est très charmant !
LOULOU Merci !
ADRIEN Moi, c’est Adrien… Mais on dit « Monsieur Adrien », vu mon ancienneté dans la maison.
LOULOU C’est logique !
ADRIEN Pour le salaire, vous pouvez espérer mille cinq cents francs par mois !
LOULOU Ohhh, c’est pas le Pérou !
ADRIEN Attendez ! Vous avez les pourboires ! Ça peut chiffrer si vous vous y prenez bien ! Regardez… (Il montre.) La clef dans la main, la main bien ouverte, le bras bien droit. Et vous ne bougez plus !… Au bout de trois minutes, même les idiots, même les radins, ils sont obligés de comprendre !
LOULOU Parfait ! C’est pas tombé dans l’oreille d’un aveugle !
ADRIEN Je vais vous faire visiter les chambres ! Venez !
Ils se dirigent vers l’escalier.
Le mini-décor s’escamote soudain.
La chambre.
On entend en off la voix d’Adrien dans le couloir.
ADRIEN (Off.) Donc, Mademoiselle, nous voilà au deuxième étage, où se trouvent les chambres 26 – dite « violette » –, 27 – dite « ananas » – et 28 – dite « mandarine » – que voici !
Ils sont entrés.
LOULOU C’est rigolo !
ADRIEN C’est original, c’est de l’hôtellerie artistique !
LOULOU Je vois… Et la vue est jolie !… Y a des arbres !
ADRIEN Sur le côté, c’est le square… et en se penchant, on voit la gare Saint-Lazare !
LOULOU (Se penche beaucoup.) Oui ! Je vois la gare ! C’est une merveille !
ADRIEN (Qui regarde où il ne faut pas !) Oui, c’est une merveille !
LOULOU Allez ! C’est parti ! La place me va ! J’accepte !
ADRIEN Épatant ! Je vais avertir « Tête-de-Fer ».
LOULOU Qui c’est ça, Tête-de-Fer ?
ADRIEN C’est M. Postic, le patron… le type que nous avons croisé dans l’escalier et qui m’a dit une chose blessante. Son surnom, c’est Tête-de-Fer.
LOULOU Il a une tête en fer ?
ADRIEN Non, mais son caractère c’est de l’acier d’avant 14 ! Une sensibilité de rhinocéros, un sourire de loup, un cœur de caïman, des dents de singe…
LOULOU Mais c’est plus un hôtel… c’est une ménagerie !
Ils rient, soudain copains. Puis Adrien lui fait « chuttt » et il décroche le téléphone.
ADRIEN Allô ? Monsieur Postic ?… La demoiselle accepte la place. Pour ses gages, elle voudrait savoir… (Adrien écoute, écœuré.) Peut-être un peu plus… (Adrien lève les yeux au ciel.) Bon. Je lui dis. Mademoiselle, M. Postic vous offre mille quatre cents francs pour commencer. (Il la supplie d’accepter, lui rappelant le truc des pourboires. Jeu entre eux. Finalement, Loulou accepte et Adrien est ravi.) Monsieur Postic, la demoiselle accepte ! Comment ? (Il écoute et transmet, honteux.) Je lui dis. Un détail, Mademoiselle : M. Postic ne vous déclarera à rien ! Ni à la Sécurité sociale, ni aux allocations familiales, ni aux caisses de ci ou de ça… M. Postic est contre TOUT ! Vous devrez dire que vous êtes sa cousine qu’il héberge gratis. Ça ne vous gêne pas ?
LOULOU Non !…
ADRIEN Tant mieux ! (Au téléphone.) Tout est en ordre, Monsieur Postic et… Oui, la « mandarine » est prête ! Un monsieur et une dame, très bien ! Je me charge de tout ! Faites monter… (Il raccroche, ravi.) Des clients ! Vos premiers clients ! Vite, venez… que je vous passe un tablier blanc ! Suivez-moi, ouvrez l’œil, tendez l’oreille…
LOULOU … et la main !
Ils sortent vite.
Petit brouhaha dans le couloir et Adrien reparaît, portant deux valises.
ADRIEN Par ici, Monsieur… Chambre 28, dite « la chambre mandarine » parce que…
Entrée de Marcel, un homme de 45 ans, assez jovial, portant moustachette style bourgeois, costume trois-pièces, gabardine et petit chapeau… Il sourit en voyant la chambre.
MARCEL Parfait ! Oh, très amusant ! C’est très parisien !
ADRIEN Non, c’est chinois ! Dans l’hôtel, toutes nos chambres sont peintes chacune dans un genre différent.
MARCEL Pourquoi ?
ADRIEN Ah, ça, c’est toute une histoire ! Mais une histoire convenable ! Parce qu’il y a des gens malintentionnés qui s’imaginent, à cause des dessins chinois, que, autrefois, cet hôtel c’était peut-être un b… Eh bien non ! C’est pas du tout ça. Toutes les chambres ont été décorées il y a quinze ans par un artiste peintre ! Le pauvre fauché – c’était pas Picasso –, il devait des mois et des mois de loyer. Alors le patron, M. Postic, pour rentrer dans son argent, il lui a fait tout repeindre ! C’est que M. Postic, pour faire suer le burnous, il en connaît un rayon !… Et voilà pourquoi l’hôtel laisse un amusant souvenir et qu’on y revient ! « On a déjà eu l’ “ananas”, la “violette” et la “papillons”… cette fois, donnez-nous la “tournesol” ou la “mandarine” ! » Voilà ce qu’on me dit souvent…
MARCEL Ça va beaucoup plaire à ma femme ! Elle adore l’imprévu ! Il faut vous dire que nous ne sortons pas souvent de Nancy, alors !…
Loulou entre et va observer.
ADRIEN Monsieur et Madame resteront ici quelques jours ?
MARCEL Quatre ou cinq… nous verrons…
ADRIEN Voici votre clef, Monsieur…
Il cligne de l’œil vers Loulou et il tend la clef, main ouverte. Marcel prend la clef, mais Adrien reste dans la même position. Enfin Marcel comprend et dépose un gros billet. Joie des domestiques.
MARCEL Pour vous, mon ami…
ADRIEN Oh, merci beaucoup, Monsieur…
LOULOU Je vais aller chercher les autres valises !
Elle sort vite.
MARCEL Je vous en prie. Ma femme doit avoir fini de remplir les fiches…
ADRIEN Il n’y a plus de fiches !
MARCEL Alors qu’est-ce qu’elle fiche ?
La porte s’ouvre de nouveau. Loulou, une deuxième valise à la main, fait entrer la dame.
LOULOU Par ici, Madame, chambre numéro 28, sur rue !
Entrée d’Élise. C’est une assez jolie femme de 35 ans, style petite-bourgeoise méticuleuse.
Elle porte une robe à pois et des accessoires assortis. Elle est coiffée avec un peu de prétention… Mais deux grands yeux rieurs. Elle est charmante. Elle ne le sait pas. C’est une grande naïve.
ÉLISE Oh, que c’est amusant, cette chambre !
MARCEL Je m’en doutais, Élise, que ça te plairait !
LOULOU C’est chinois, quoi !
ÉLISE Marcel, va vite ranger tes affaires dans la salle de bains, dépêche-toi… (Tandis que Marcel prend une valise et sort dans la salle de bains, elle lui crie.) Ta crème à raser est dans la pochette à savon, le gant de toilette est sous ton pyjama neuf, l’eau de Cologne est dans la trousse à gauche… Mon Dieu, regarde si elle n’est pas débouchée ! Et le peigne blanc est sous les mouchoirs.
Adrien s’esquive avec un clin d’œil vers Loulou décidée à faire le coup du pourboire. Alors, la main ouverte, elle présente la clef à la dame.
LOULOU Voici votre clef, Madame.
ÉLISE Merci, Mademoiselle. Posez-la.
Même jeu de la clef qu’avec le mari, mais la femme ne donne rien. Loulou a un petit ricanement qui veut en dire long.
LOULOU … et bon séjour à Paris.
ÉLISE Je l’espère ! Pour une fois que je décide mon mari à sortir, et de son supermarché et de Nancy ! Je vais me gaver de théâtre !
LOULOU (Naïve.) C’est bien, le théâtre ?
ÉLISE … et il n’y a de bonnes pièces qu’à Paris !
LOULOU Ça, c’est sûr !
ÉLISE Il est six heures ! (Elle crie vers la salle de bains.) Marcel ! On peut déjà, dès ce soir, voir une pièce ! (À Loulou.) Mademoiselle, pourriez-vous aller me chercher un journal du soir ?
LOULOU De suite.
Elle retend la main, en vain.
ÉLISE Vous êtes très aimable.
LOULOU C’est tout naturel.
Loulou sort, vexée. Marcel surgit de la salle de bains.
MARCEL Quoi ? On va déjà au théâtre ce soir ?
ÉLISE Et pourquoi pas ?
MARCEL Mais j’ai faim !
ÉLISE Avec ce que tu as mangé au wagon-restaurant ? Tu as repris trois fois du veau !
MARCEL J’ai un petit creux.
ÉLISE Bon ! Je vais te faire quelque chose. (Elle pose un grand sac sur la table et d’un seul coup elle l’éventre, dépliant tout un matériel de camping-express-pour-voyageur-en-chambre : bouilloire, assiettes plastique, petit Butagaz, alignement de boîtes et de tubes, etc.) Avec ce qu’on nous sert dans les restaurants ! Et ton foie qui est si fragile ! Tu as pris tes pilules à cinq heures ?
MARCEL Tu es une mère pour moi ! D’ailleurs ma mère me l’avait bien dit : « Épouse Élise, elle sera une mère pour toi ! »
ÉLISE Et moi ta mère m’avait dit : « Épousez mon fils et secouez-le ! Il ne veut jamais sortir. Pour l’envoyer au bal, c’est toute une histoire. Il est d’un casanier ! »
MARCEL Fais-moi donc un petit quelque chose pendant que je regarde le soir qui tombe sur Paris.
ÉLISE (Triant des sachets.) Velouté de tomates, bouillon de pot-au-feu ou crème de champignons ?
MARCEL Ça oui ! C’est plus léger ! (Marcel est allé à la fenêtre et respire l’atmosphère. Soudain il marque une grande surprise et se met à agiter les bras vers la gauche.) Oh, par exemple, ça alors ! Houhou ! Pour une surprise ! Bonsoir ! Ça va ?
ÉLISE (Qui prépare le potage.) Mais à qui tu parles ? À qui tu dis bonsoir ?
MARCEL Devine qui a une chambre à côté de chez nous. À deux fenêtres de distance !
ÉLISE Qui ?
MARCEL M. Corbet ! Jacques Corbet !
ÉLISE (Sidérée.) Hein ?
MARCEL Oui ! Jacques Corbet, le garçon qui vend des télévisions avenue du Général-Truffe, à Nancy !
ÉLISE Ah oui ? Ça alors !
MARCEL C’est rigolo ! Que le monde est petit !
ÉLISE Tu crois ?
Elle n’a pas l’air du tout contente et s’énerve.
MARCEL (À la fenêtre.) Venez donc nous dire un petit bonjour ! D’accord ? Ok ! (Il referme la fenêtre.) Quelle coïncidence !
ÉLISE Coïncidence ? (Elle sort des affaires de sa valise et les accroche dans la penderie. On remarque une robe noire à frou-frous et une étole de – soi-disant – vison.)...