Quelque part, au milieu de nulle part. Un virage en épingle dans une rue qui descend. En bordure de route : une falaise. Un reste de rambarde de protection par terre, inutile. Seul un large terre-plein herbeux sépare la route du vide. Quelques grosses pierres. La vue est magnifique.
Une femme est recroquevillée sur le sol. Un vélo renversé et tordu à quelques mètres d’elle, les roues tournent encore… Un homme, à ses côtés, tente de la relever.
Lui
Madame… Madame, ça va ? Madame… Ça va ? Vous m’entendez ?… Madame ?… Je vais vous aider à vous relever. Vous m’entendez ? (Elle relève la tête, le fixe.) Ça va ?… Venez… (Elle le fixe sans réagir, le regard absent.) Merde !… Madame… (Elle se recroqueville.) Madame, s’il vous plaît… Il faut vous relever… Vous ne pouvez pas rester là. C’est dangereux. Madame… Vous m’entendez ? Je… Vous… Vous comprenez ? Je vais vous aider à vous relever… juste pour vous asseoir un peu plus loin… D’accord ? Vous êtes trop près du bord, là. Venez… S’il vous plaît… Essayez… Appuyez-vous sur moi… S’il vous plaît… Oui… C’est ça… C’est bien… J’étais derrière vous, je vous ai vue descendre la pente à vélo… Vous alliez beaucoup trop vite ! J’ai cru que… Ça va ?
Elle
Oui, merci… Vous pouvez partir. Tout va bien.
Lui
On va d’abord s’asseoir un peu.
Elle
Non, non, non, ça va très bien. Merci… Vous avez vu mon vélo ?
Lui
Il est là.
Elle
Il est cassé ?
Lui
Oui.
Elle
Ah…
Lui
Asseyez-vous un peu.
Elle
Non, non… merci… je préfère le vide… C’est beau ! Ça donne envie de voler ! Vous avez déjà volé ?
Lui
Non.
Elle
Je cherche mon vélo.
Lui
Là… mais il est cassé.
Elle
Il est cassé ?
Lui
Oui.
Elle
Ah… Vous pouvez partir, maintenant. Tout va bien.
Lui
Vous ne voulez pas vous asseoir un peu ?
Elle
Tout va bien.
Lui
Vous n’allez pas rester là ?
Elle
Non, non.
Lui
Je peux vous raccompagner quelque part ?
Elle
Vous avez raison, je vais m’asseoir. Là, juste au bord… J’ai besoin de sentir l’air, le vent, l’espace ! Au moins que mes pieds volent… au moins mes pieds…
Lui
Attendez ! (Il la force à s’asseoir sur une pierre.)
Elle
Ça me reprend… (Elle se relève d’un coup.)
Lui
Quoi ?
Elle
Ça m’aspire du dedans, ça m’avale, ça m’étouffe… Je veux de l’air ! J’ai besoin de voir, de voir loin… Je voudrais prendre de la hauteur… m’extirper, m’extirper de tout, de moi, des autres… Je, je… Vous voyez comme c’est beau… Le vide ça calme, le rien ça apaise… l’horizon, ça donne… ça donne… Il est cassé mon vélo ?
Lui
Oui, il est cassé. Votre vélo est cassé ! S’il vous plaît, asseyez-vous.
Elle
D’accord. (Elle va vers le bord du précipice.)
Lui
Noooooon !
Elle
Ce que vous êtes nerveux… il faut vous détendre. Respirez, respirez… C’est important, vous savez… pour la santé ! Et puis regardez la vue… On se sent petit quand on voit ça ! Si petit qu’on a envie de se jeter dedans pour goûter le vent, le beau, le grand ! J’ai pris de l’élan, pourtant… beaucoup d’élan… oui, je suis sûre que j’aurais volé… au moins jusque-là. Vous avez déjà goûté le vent ?
Lui
…
Elle
Ça ne va pas ?
Lui
Si.
Elle
Ça n’a pas l’air…
Lui
Écoutez…
Elle
Il est cassé, mon vélo ?
Lui
…
Elle
Venez, on va s’asseoir. (Elle lui tend la main pour l’emmener au bord du précipice.)
Lui
Non, on ne va pas s’asseoir au bord du précipice, et oui, votre vélo est cassé. Il est cassé, cassé, cassé ! Et si vous me le redemandez, il sera toujours cassé ! Vous comprenez ? Et quand on s’élance dans le vide sur un vélo, on ne vole pas, on tombe !
Elle
C’est vrai, on tombe… ça m’est souvent arrivé ! Mais pas toujours… Si vous voulez, je veux bien m’asseoir un peu avec vous… Là ? D’accord. Mais c’est pour vous faire plaisir… pour vous calmer ! Respirez, ça va aller… Vous êtes charmant… stressé mais charmant ! Donnez-moi la main. Vous êtes timide aussi ! Oui, ça je comprends… Ce n’est pas grave… respirez simplement… On est bien, là, non ? (Elle montre son vélo.) Regardez, il a tout compris, lui… il dort ! Il se répare de l’intérieur… C’est quelqu’un, vous savez, mon vélo ! Chuuuut, il se répare… (Elle tend ses jambes, comme si ses pieds pouvaient chatouiller le vide.)
Lui
On pourrait peut-être l’aider ?
Elle
Qui ?
Lui
Votre vélo… On pourrait l’aider à se réparer, si vous voulez. Il y a des gens qui font ça très bien, vous savez. Je pourrais vous emmener voir quelqu’un qui…
Elle, le coupant.
Quelqu’un qui quoi ? Quelqu’un qui croit tout savoir ? Quelqu’un qui a des grandes recettes toutes faites pour tout ! Quelqu’un qui vous tord l’intérieur pour que l’extérieur brille ! Et il faut lui dire merci, en plus ! Non, non, non. L’aide, parfois, ça encombre plus qu’autre chose… ça freine, ça nous empêche même… Ce quelqu’un va devoir trouver une autre occupation pour se rendre utile ! Il emmerdera quelqu’un d’autre. C’est comme ça ! Lui, il va prendre plus de temps, mais il va le faire à sa façon…
Lui
Vous vous appelez comment ?
Elle
Julie.
Lui
Écoutez, Julie, vous ne pouvez pas rester là à attendre que votre vélo se répare de l’intérieur.
Elle
Si…
Lui
Vous peut-être, mais moi pas.
Elle
Vous êtes pressé ?
Lui
Oui, c’est ça, je suis pressé, très pressé.
Elle
Au revoir.
Lui
Vous venez avec moi !
Elle
Non.
Lui
Si.
Elle
Non.
Lui
Mais enfin, je ne peux pas vous laisser ici toute seule ! Si vous… enfin… si… Soyez raisonnable !
Elle
Non.
Lui
Vous reviendrez plus tard…
Elle
Mon vélo a besoin de temps… Vous n’avez jamais été cassé ?
Lui
… Si…
Elle
Ben alors !… Vous êtes réparé ?
Lui
J’essaye…
Elle
Ça prend du temps…
Lui
Oui.
Elle
C’est ce que je disais… Vous ressemblez à mon vélo… Lui aussi, il est toujours pressé. Aller par-ci, aller par-là, puis s’arrêter là aussi mais quand même aller là-bas. Et puis juste un petit détour, ça prendra cinq minutes… vite, vite, tayaut, tayaut, dring, dring… manger du kilomètre, bouffer du paysage, aller le plus vite possible, battre ses propres records, dring dring, sentir la vitesse vous ébouriffer, son cœur battre, manger du macadam, des chemins de terre, des chemins impraticables, pratiquer quand même, rêver qu’un jour on prendra l’autoroute même si c’est interdit, pour aller encore plus vite, si on crève un pneu, on change, si la chaîne déraille, on resserre, si le porte-bagages bringuebale, on continue tout seul, si la selle est branlante, on attache, on ficelle, on ligote, si le guidon perd les pédales, on avance en zigzag mais c’est pas grave, on continue, on avance, on ne s’arrête surtout pas, ne rien perdre, ne rien rater, et puis on s’écroule d’un coup sans comprendre, paf, à bout de force, à bout de tout, on s’écroule, on s’est même pas rendu compte que notre petite sonnette était cassée, on n’a pas entendu sa petite voix appeler et puis crac, on s’effondre comme un mollusque trop mou, on se retrouve tout tordu et on fait moins le malin. (À son vélo.) Hein ? On fait moins le malin !
Lui
Vous trouvez que je ressemble à un mollusque trop mou ?
Elle
Non… mais vous êtes tout tordu.
Lui
Vous pas ?
Elle
Au revoir.
Lui
Quoi ?
Elle
Vous êtes pressé.
Lui
Plus vraiment… Je peux veiller sur votre vélo pendant qu’il se répare ?
Elle
Non. Vous pouvez veiller sur moi qui veille sur mon vélo.
Lui
Vous avez besoin qu’on veille sur vous ?
Elle
Peut-être.
Lui
Julie, vous allez me faire une promesse… Vous ne vous approchez plus de ce bord…
Elle
C’est comme si vous demandiez à un poisson de ne plus aller dans l’eau.
Lui
Mais enfin, vous ne savez pas voler !
Elle
J’ai su… mais la terre m’a aspirée. Je n’y arrive plus. C’est une question de mouvement… J’ai perdu le mouvement… Je suis devenue trop lourde.
Lui
Vous n’êtes pas faite pour voler.
Elle
On est tous faits pour voler… ou du moins pour s’envoler… Vous pesez combien ?
Lui
Quatre-vingt-neuf kilos.
Elle
Mais non. (Elle montre sa tête.) Là ? Ça se voit, y a de la matière !
Lui
Pourquoi vous dites ça ?
Elle
Vous avez le regard un peu bouché. Mais de très jolis yeux. Faut faire le tri. C’est ça… faire le tri. Ne garder que la matière qui pétille. Ça vous irait tellement bien un regard pétillant… Et là ? (Elle montre son cœur.) Combien ?
Lui
Lourd… mais il tient bon !
Elle
Il tient à quoi ?
Lui
Mais vous allez arrêter avec vos questions. Assez lourd pour que je m’empêche d’y penser ! Là… vous êtes contente ? Ça vous va comme réponse ?
Elle
Ça ne sert à rien de m’engueuler…
Lui
Mais vous n’allez pas bien ! Je ne vous engueule pas. Je suis là comme un con à ne pas savoir comment vous parler pour vous empêcher d’aller dire bonjour aux oiseaux… et on dirait que pour vous, c’est normal. C’est vrai… l’endroit est plutôt joli… on pourrait pique-niquer si vous voulez ? Vous avez raison, tiens… Oui, je vous engueule ! Je vous ai vue descendre tellement vite que c’est un miracle que vous ne vous soyez pas écrabouillée, là, en bas. Tiens, vous pouvez lui dire merci à votre vélo d’avoir dérapé… il vous a sauvé la vie ! Vous comprenez ça, que c’est votre vélo qui vous a sauvé la vie ? Regardez dans quel état il est… J’imagine que ça ne vous fait pas peur… Vous vous seriez réparée de l’intérieur, c’est ça ? Alors, écoutez-moi bien : quand un être humain plonge dans le vide, il s’écrase en bas. C’est tout. Il s’écrase en bas. Je vous ai vue morte, moi, je vous ai vue morte… Morte !!!
Temps.
Elle
Ça va mieux ?
Lui
…
Elle
C’est bien, c’est sorti. Vous avez raison, il ne faut pas effrayer les gens. La prochaine fois, j’essayerai de faire ça quand il n’y a personne.
Lui
Vous le faites exprès ? Vous n’écoutez rien de ce que je vous dis. Julie, vous voulez mourir ?
Elle
Non, je voulais vivre.
Lui
Vous vouliez…
Elle
Je voulais toucher cette vie qui vous électrise, celle qui vous réveille les entrailles. Aller la chercher là où elle se cache, cette salope…
Lui
En vous jetant dans le vide ?
Elle
Je voulais voler un peu d’intensité. Vous comprenez ça ? La traquer. La goûter. La vivre encore une fois.
Lui
Vous réalisez ce que vous dites ?