La Sainte Catherine

Il y a d’abord le grand Gilbert Grancouraud, sculpteur injustement méconnu, qui porte en haute estime son art et sa personne.
Il y a également le capitaine Martin Cazeaux, médecin-chef débordé, qui voue un profond respect à son uniforme, en général, et à ses galons, en particulier.
Il y a aussi Alphonse Plumet, pauvre poilu, simple soldat.
Et puis, il y a Catherine, les pieds sur terre et la tête sur les épaules.
À l’heure où la « patrie reconnaissante » de peu de choses a imaginé de faire figurer un héros en place publique, baïonnette au poing et drapeau en avant, il est possible qu’il n’ait ni les traits d’un sculpteur, ni même ceux d’un capitaine. Et quitte à ériger une statue pour le soldat inconnu, autant qu’il soit méconnaissable pour ne faire de tort à personne.

“Stéphan Wojtowicz a reçu le Molière de l’auteur en 2006 pour « La Sainte-Catherine ».”




La Sainte Catherine

Tableau 1

Le décor représente le hall d’un hôtel début de siècle un peu défraîchi :

– un canapé ;

– un comptoir pour la réception ;

– une porte principale donnant sur le parc ;

– une autre porte donnant vers la salle à manger et les cuisines ;

– un escalier montant dans les chambres.

Alphonse est debout près de la porte d’entrée. Il a le pied gauche largement bandé et se tient sur une béquille. Catherine entre.

Catherine

Plumet, qu’est-ce que vous faites là ?

Alphonse

Je regarde dehors, ma sœur.

Catherine

Je ne suis pas votre sœur. Pourquoi vous êtes debout ?

Alphonse

Pour regarder dehors.

Catherine

Pas de station debout, Plumet !

Alphonse

Oui, je sais bien, ma sœur, mais…

Catherine

Pas de mais ! Assis ! Et je ne suis pas votre sœur.

Elle sort. Grancouraud entre et passe devant Alphonse. Il va à la réception et sonne. Pas de réponse. Il sonne de nouveau. Toujours pas de réponse.

Grancouraud

Dites-moi, mon ami…

Alphonse

M’sieur ?

Grancouraud

Il n’y a personne à la réception ?

Alphonse

Non.

Grancouraud

Savez-vous à qui je pourrais m’adresser ?

Alphonse

À moi.

Grancouraud

Ah, c’est vous qui êtes à la réception.

Alphonse

Non, moi je suis en faction d’accueil.

Grancouraud

C’est pareil.

Alphonse

Non.

Grancouraud

Bon. À qui dois-je m’adresser ?

Alphonse

À moi, mais on loue pas de chambre ici, c’est un hôpital ici, m’sieur.

Grancouraud

Je suis au courant, merci. J’aurais souhaité rencontrer le capitaine Cadeau.

Alphonse

Cazeaux ?

Grancouraud

Non, Cadeau.

Alphonse

Cazeaux.

Grancouraud

Non. Non, je demande le capitaine Cadeau.

Alphonse

Capitaine Cazeaux.

Grancouraud

Enfin, bon sang, vous le faites exprès !

Alphonse

Non, j’ai bien compris, mais ici, c’est le capitaine Cazeaux.

Grancouraud

Vous devez faire erreur.

Alphonse

Non.

Grancouraud

Mais si, faites un effort, on m’a indiqué en mairie le capitaine Cadeau.

Alphonse

Ils se sont trompés parce que là c’est Cazeaux.

Grancouraud

Eh bien, va pour Cazeaux puisque vous y tenez.

Alphonse

Ah, mais moi je tiens à rien, Cazeaux c’est Cazeaux.

Grancouraud

Bon. Admettons. J’aurais donc souhaité le rencontrer.

Alphonse

Tout de suite ?

Grancouraud

Absolument, tout de suite.

Alphonse

Pas possible.

Grancouraud

Et pourquoi ?

Alphonse

Occupé.

Grancouraud

C’est que, voyez-vous, je suis également très occupé.

Alphonse

J’y peux rien. Faut attendre.

Grancouraud

Bon.

Il s’assoit sur le canapé. Un temps.

Alphonse

Vous allez attendre là ?

Grancouraud

Bien sûr, puisque c’est vous-même qui venez de me le dire.

Alphonse, montrant le canapé.

Non mais je veux dire là.

Grancouraud

Où voulez-vous que j’attende ?

Alphonse

C’est-à-dire que là, c’est mon poste.

Grancouraud

Votre poste ? Sur ce canapé ?

Alphonse

Exact. C’est mon poste.

Grancouraud

Mais si vous êtes à la réception…

Alphonse, rectifiant.

Faction d’accueil.

Grancouraud

Oui, faction d’accueil, si vous voulez.

Alphonse

C’est pas si je veux, c’est comme ça. (Catherine entre.) Ah, ma sœur.

Grancouraud

Ah, ma sœur.

Catherine

Qu’est-ce que vous faites encore debout, Plumet ?

Alphonse

C’est à cause de lui.

Grancouraud

Comment ça, à cause de moi ?

Alphonse

Il veut pas que je m’assoie.

Catherine

Monsieur, soyez gentil, laissez-le s’asseoir.

Grancouraud

Oui, oui, bien sûr, ma sœur.

Il se décale. Alphonse vient s’asseoir à côté de lui.

Alphonse

Ouf, ça fait pas de mal. (Montrant son pied.) C’est à cause.

Grancouraud

Ah.

Alphonse

Mon pied.

Grancouraud

Ah.

Alphonse

Pas de station debout.

Grancouraud

Ah.

Alphonse, à Catherine.

Parce que, mine de rien, il me cause, il me cause, et il me laisse pas m’asseoir.

Grancouraud

Mais pas du tout. Je vous assure, ma sœur, qu’il ne m’a rien demandé.

Catherine, à Grancouraud.

Ça ne se voit pas qu’il est blessé ?

Grancouraud

Si, si, bien sûr, ma sœur.

Catherine

Alors ? On ne laisse pas un homme debout avec un pied comme ça !

Grancouraud

Je vous prie de m’excuser, ma sœur, je ne pensais pas qu’il avait droit à ce canapé.

Catherine, à Alphonse.

On vous a refait votre pansement ?

Alphonse

Ce matin, ma sœur.

Catherine

Plumet, arrêtez de m’appeler ma sœur.

Alphonse

Excusez.

Grancouraud

Vous n’êtes pas religieuse ?

Catherine

Non.

Grancouraud

Ah, excusez-moi, je croyais.

Alphonse, pouffant de rire.

C’est à cause de la cornette.

Catherine

Ce n’est pas une cornette.

Alphonse

C’est pareil.

Catherine

Non, ce n’est pas pareil.

Grancouraud

Eh bien, tant mieux.

Catherine

Tant mieux ?

Grancouraud

Oui, je dis tant mieux que vous ne soyez pas religieuse. Dites-moi, mademoiselle, j’aurais souhaité m’entretenir avec le capitaine Cazeaux.

Catherine

J’ai pas le temps.

Elle sort. Un temps.

Grancouraud

Charmante.

Alphonse

Hein ?

Grancouraud

La petite infirmière, charmante. (Un temps.) Vous êtes nombreux ici ?

Alphonse

Holà ! Oui, y a du monde.

Grancouraud

Beaucoup de blessés ?

Alphonse

Que ça.

Grancouraud

Tous ? Sans exception ?

Alphonse

C’est un hôpital, ici.

Grancouraud

Eh oui, eh oui.

Alphonse

Le gars qui est en forme, vous comprenez, en général il a pas besoin d’être ici.

Grancouraud

Eh non, bien sûr, c’est inutile.

Alphonse

C’est à ça que ça sert un hôpital.

Grancouraud

Oui, oui, absolument.

Alphonse

Dans un hôpital militaire, y a des blessés.

Grancouraud

C’est ça, parfaitement.

Alphonse

Un hôpital, ça sert à soigner ceux qui vont pas bien.

Grancouraud

Oui, merci.

Alphonse

Donc, résultat, dans un hôpital…

Grancouraud

Ça va, ça va.

Cazeaux entre et descend les escaliers.

Cazeaux, à la cantonade, vers les étages.

Et vous les ferez sortir et respirer ! Il fait beau, le temps le permet ! Profitons ! Profitons ! Faut que ça respire !

Alphonse se lève et se met au garde-à-vous.

Alphonse

Mon capitaine.

Cazeaux

Repos, soldat, repos. Alors, ces poumons ?

Alphonse

Euh… non, mon capitaine. Moi, c’est le pied.

Cazeaux

Le pied ? Quel pied ?

Alphonse

Le gauche.

Cazeaux

Ah. Bien. Eh bien, si c’est le gauche, ça porte bonheur ! Allez.

Grancouraud

Capitaine.

Cazeaux, à Grancouraud.

Cazeaux. Capitaine Cazeaux. On m’appelle Cazeaux et je suis pas un cadeau. Repos.

On entend une sonnerie de téléphone. Catherine sort.

Grancouraud

J’aurais souhaité vous rencontrer.

Cazeaux

Je vous écoute.

Grancouraud

Alors voilà…

Catherine, entrant.

Capitaine Cazeaux ! Téléphone !

Cazeaux

Ah, nom de Dieu, ils me foutront jamais la paix ! J’arrive, ma petite Catherine. Excusez-moi.

Il sort.

Alphonse

Il est très occupé.

Grancouraud

Oui, je vois ça.

Alphonse

Moi, j’ai pas le droit de bouger. (Montrant son pied.) À cause.

Grancouraud

Blessure de guerre ?

Alphonse

Ah non, ça, c’est en faisant du jardinage.

Grancouraud

Vous êtes également préposé à l’entretien des plates-bandes ?

Alphonse

Oui, j’ai pris un éclat de 120 en passant le râteau.

Grancouraud

Ici ? Dans le parc ?

Alphonse

Non. Au Chemin des Dames.

Grancouraud

Ah oui, au Chemin des Dames, bien sûr. Vous me faites marcher.

Alphonse

Ouais.

Grancouraud

Vous êtes un farceur.

Alphonse

Ouais.

Grancouraud

Évidemment, passer le râteau au Chemin des Dames, c’est absurde.

Alphonse

Ouais. Pas vu beaucoup de dames sur ce chemin, moi.

Grancouraud

Eh non, eh non, bien entendu.

Alphonse

Tous mes doigts de pied.

Grancouraud

Oui ?

Alphonse

Zigouillés.

Grancouraud

Aïe.

Alphonse

Les cinq doigts de pied.

Grancouraud

Ah.

Alphonse

En charpie ! Les cinq et le pied qui va avec !

Grancouraud

Ah.

Alphonse

Il me reste que le talon et des bouts par-ci par-là.

Grancouraud

Ah.

Alphonse

Des bouts de je sais pas quoi, je saurais pas vous dire exactement, faudrait demander au toubib.

Grancouraud

Oui mais non.

Un temps.

Alphonse

Ça tirait plus depuis deux heures, je pars chercher la gamelle aux copains et boum !

Grancouraud

C’est bien… C’est bien de porter le rata à vos collègues.

Alphonse

J’y pouvais rien, c’était mon tour.

Grancouraud

C’est bien.

Alphonse

Des fois, je rêve qu’ils sont encore là, mes doigts de pied, c’est marrant, hein !

Grancouraud

Oui.

Alphonse

J’ai bien pensé qu’on allait m’ôter le bas de la patte en entier tellement que c’était vilain, mais non, ça se remet.

Grancouraud

Alphonse

Faut faire gaffe à la gangrène, parce que ça rend encore de l’humeur. Mais bon, pour l’instant, ça noircit pas, alors c’est tant mieux.

Grancouraud

Alphonse

Faudrait voir pour mieux se rendre compte, mais bon, j’ai le pansement tout neuf alors j’évite.

Grancouraud

Oui.

Alphonse

Je peux essayer de vous montrer la cheville.

Grancouraud

Non. Merci.

Un temps.

Alphonse

C’est ça la guerre.

Grancouraud

C’est moche.

Alphonse

Oh non, maintenant c’est beau, ils m’ont tout bien nettoyé. Mais quand c’est arrivé, alors là, oui, c’était vilain, très vilain.

Grancouraud

Oui.

Alphonse

Quand ils ont enlevé le bout de godillot qui pendait, oh le travail là-dedans ! Tout broyé comme passé à la moulinette, vous voyez.

Grancouraud

Alphonse

Pas moyen de faire la différence entre le pouce et le riquiqui.

Grancouraud

Alphonse

Sans compter que tout ça, ça pataugeait dans la boue.

Grancouraud

Alphonse

Alors du coup, j’ai tout laissé au Chemin des Dames : mon bout de pied et le godillot.

Grancouraud

Alphonse

Je vous montre pas.

Grancouraud

Non.

Alphonse

On m’a refait le pansement ce matin.

Grancouraud

Oui.

Alphonse

Après ça, ils m’ont ramené un peu vers l’arrière. Fallait voir ça le bazar dans la casemate. Ça braillait, ça giclait de partout, ça pataugeait dans le sang.

Grancouraud

J’imagine.

Alphonse

Ah non, c’est pas imaginable. Celui qui y était pas, il peut pas savoir.

Grancouraud

Alphonse

Mais le plus dégueulasse, c’était l’odeur.

Grancouraud

Alphonse

Pire que dans la tranchée. À cause que c’était pas à l’air libre. À force, ça croupissait. À vomir, vous comprenez.

Grancouraud

Alphonse

Vous voyez, par exemple, un peu comme l’odeur d’une charogne bouffée par les vers.

Grancouraud, brusquement.

Bon assez ! Assez !

Un temps.

Alphonse

Et donc, du coup, j’ai laissé les copains et je suis rentré.

Grancouraud

Tant mieux.

Alphonse

Ils tiraient la gueule, les copains. J’ai même vu des gars qui se coupaient des trucs exprès, des doigts, des oreilles.

Grancouraud

Non, écoutez, assez, je vous dis !

Alphonse

Faut pas leur en vouloir ; ils voulaient rentrer, les pauvres gars. Marre de se faire tirer dessus comme des pipes à la fête foraine.

Cazeaux entre.

Cazeaux, à la cantonade.

Où est Catherine ? Quelqu’un a vu Catherine ?

Grancouraud

Ah, capitaine. Alors voilà. Permettez-moi de me présenter.

Cazeaux

Oui, mais pas maintenant. Parce que là, moi, j’ai des problèmes. Il me faut Catherine sur-le-champ.

Grancouraud

Il faudrait que je vous parle, capitaine.

Cazeaux

Y en a marre ! Je vous le dis, moi !

Grancouraud

Pardon ?

Cazeaux

Mais non, pas vous. C’est infernal ici ! J’ai des bonshommes qui dorment à trois par lit et ça débarque encore ! De partout ! Comme les mouches. Il y en a une qui crève, il y en a cinq qui rappliquent. Quand est-ce que ça va s’arrêter ce bazar ? Hein ? Quand est-ce que ça va s’arrêter ? Allez me chercher Catherine !

Grancouraud

Je suis désolé, je ne sais pas de qui vous parlez.

Cazeaux

Mais non, pas vous.

Grancouraud

Ah bon. Non, parce que là, moi, j’aurais souhaité m’entretenir avec vous.

Cazeaux

Pas le temps. (À la cantonade.) Bon sang de bon sang, y en a bien un ici qui va me trouver Catherine !

Grancouraud

Je me permets d’insister.

Cazeaux

Permettez-vous, ça changera rien, j’ai pas le temps.

Grancouraud

Moi aussi, le temps m’est compté.

Cazeaux

Eh bien, si vous avez pas le temps non plus, ça tombe bien. Allez.

Grancouraud

Faites un effort, s’il vous plaît.

Cazeaux

Je ne fais que ça, des efforts. Parce que, vous voyez, moi, c’est depuis qu’ils me l’ont terminée cette foutue guerre que je suis débordé. C’est pas incroyable, ça ? Hein ? C’est pas incroyable ?

Grancouraud

Si, c’est sûrement incroyable, mais…

Cazeaux

Mais c’est vrai ! C’est vrai ! Allez. Au plaisir. (Catherine entre.) Ah, ma petite Catherine, je vous cherche partout. J’ai besoin de vous immédiatement, il nous arrive une tuile.

Catherine

Plumet, vous êtes encore debout ? (À Cazeaux.) Pourquoi est-il debout ?

Cazeaux

Hein ? Mais j’en sais rien. (À Alphonse.) Pourquoi vous êtes debout ?

Alphonse

Parce que vous êtes là, capitaine.

Catherine, à Cazeaux.

Je ne veux pas qu’il reste debout.

Cazeaux, à Catherine.

Mais je lui ai rien demandé.

Alphonse, à Cazeaux.

Si. Devant un gradé, on se lève.

Cazeaux

Oui, certes.

Catherine, à Cazeaux.

C’est vraiment nécessaire ?

Cazeaux

Oui, absolument. Enfin, pour lui… non, si vous voulez.

Catherine

Alors qu’il se rassoie.

Cazeaux

C’est ça, allez.

Catherine

Dites-lui de s’asseoir.

Cazeaux

Oui. Assis ! Repos ! Ma petite Catherine, suivez-moi. On m’annonce un nouvel arrivage : des Allemands pour cet après-midi. Où voulez-vous que je les mette ? Ma petite Catherine, je m’en remets à vous.

Alphonse

Des Allemands, mon capitaine ?

Cazeaux

Non, soldat, pas des Allemands, des Français. Des Français qui reviennent d’Allemagne. Alors je les appelle les Allemands pour aller plus vite.

Alphonse

Ah bon… Vous m’avez fait peur.

Cazeaux

Soldat… euh…

Alphonse, se levant.

Plumet, mon capitaine.

Catherine

Assis.

Cazeaux

Assis ! (Alphonse s’assoit.) Dites-moi, soldat Plumet, on vous a sonné ?

Alphonse

Non, mon capitaine.

Cazeaux

On ne vous a pas sonné ?

Alphonse

Non, mon capitaine.

Cazeaux

Alors, donc, quand on ne vous sonne pas, on ne vous sonne pas. Et point final. Montez avec moi là-haut, ma petite Catherine.

Grancouraud

Mais non ! Et moi ?

Cazeaux

Quoi, vous ?

Grancouraud

Écoutez. Je n’irai pas par quatre chemins. J’exige d’être reçu.

Cazeaux

Ah non ! On n’exige rien, chez moi. On propose, je dispose. Et là, je ne dispose pas.

Grancouraud

Bon. Puisqu’il faut en arriver là, je m’appelle Gilbert Grancouraud et c’est la mairie qui m’envoie !

Cazeaux

Oui, alors pardon, mais à la mairie, ils ont bonne mine. Parce qu’elle s’en fout, la mairie, de mes Allemands ! Vous leur direz que j’ai un travail de Romain et des emmerdements jusque-là, à la mairie ! Allez ! En avant, ma petite Catherine ! Il faut me trouver de la place là-haut.

Il va vers l’escalier.

Catherine, à Alphonse.

Vous restez assis, hein, je vous fais confiance.

Alphonse

Pas de problème, ma sœur.

Catherine

Plumet, arrêtez de m’appeler ma sœur.

Cazeaux, dans les escaliers.

Ma petite Catherine, je vous attends, là !

Catherine et Cazeaux sortent.

Grancouraud

C’est incroyable ! Jamais été reçu comme ça ! (Il se rassoit.) Et cette crasse !

Alphonse

Où ça ?

Grancouraud

Partout ! Les murs, le sol, tout est sale ici ! Vous ne voyez pas que c’est sale ?

Alphonse

Bof.

Grancouraud

Et en plus, ça sent très mauvais !

Alphonse

Ah.

Grancouraud

Vous ne sentez pas ce rance, cette vieille sueur ?

Alphonse

Non.

Grancouraud

Si ! Ça sent le soldat. Vous ne vous en rendez plus compte, bien sûr, vous en êtes.

Alphonse

Oui. En attendant, faut que je prenne mon poste, moi.

Grancouraud

Votre poste ?

Alphonse

Oui. Mon poste.

Grancouraud

Mais vous y êtes, à votre poste.

Alphonse

Non. Il me le faut en entier.

Grancouraud

Il vous faut tout le canapé ?

Alphonse, montrant sa jambe.

Faut que je l’allonge, c’est obligé.

Grancouraud, se lève.

Eh bien, allongez, mon ami, allongez. (Alphonse étend la jambe. Un temps. Grancouraud déambule dans le hall.) Quand je pense que j’ai croisé dans cet hôtel des vedettes du théâtre qui descendaient de Paris… Quelle honte de laisser dépérir un si beau bâtiment !

Alphonse

C’était avant, tout ça.

Grancouraud

Oui. Avant.

Alphonse

Avant-guerre.

Grancouraud

Oui, avant-guerre.

Alphonse

Et là, c’est après.

Grancouraud

Eh oui, c’est âpre.

Alphonse

Hein ?

Grancouraud

L’aprèzettâpre.

Alphonse

Hein ?

Grancouraud

L’après-guerre est âpre. L’après est âpre.

Alphonse

C’est marrant. Ça me fait penser à Vignon. Il fait tout le temps des phrases. C’est un gars du troisième qui est con.

Grancouraud

Ah.

Alphonse, rigolant.

Il est con ce Vignon ! (Grancouraud prend une cigarette et l’allume.) Y a pas le droit de fumer.

Grancouraud

Ah.

Alphonse

Mais j’en veux bien une quand même.

Ils fument. Cazeaux et Catherine entrent. Plumet refile sa cigarette à Grancouraud.

Cazeaux

Ah là là, ma petite Catherine, qu’est-ce que je ferais sans vous ? Vous êtes admirable.

Grancouraud

Ah, enfin ! Capitaine, à nous !

Cazeaux

Mais vous êtes encore là, vous ?

Grancouraud

Évidemment, je demande à être reçu.

Cazeaux

Non, écoutez, non.

Grancouraud

Je suis Gilbert Grancouraud, nom d’un chien !

Cazeaux

Non !

Grancouraud

Si, je m’appelle Grancouraud.

Cazeaux

Bon, alors écoutez-moi, monsieur… euh…

Grancouraud

Grancouraud.

Cazeaux

Voilà. Je me ferai un plaisir de vous recevoir, disons… (Sonnerie du téléphone.) Ah, nom de Dieu, ça recommence ! Allez, la semaine prochaine.

Grancouraud

Non ! Maintenant !

Cazeaux

Non. Non, mon vieux ! C’est moi qui donne les ordres, ici ! (Montrant ses barrettes sur son uniforme.) Et ça ? C’est quoi ça ?

Grancouraud

Je suis en mission, capitaine !

Cazeaux

Et alors ? On est tous missionnés, ici ! J’en ai des tas, moi, des missions ! Des quantités de missions !

Grancouraud

Je suis officiellement missionné !

Cazeaux

Officiellement ?

Grancouraud

Oui.

Cazeaux

C’est une mission officielle ?

Grancouraud

Officielle.

Cazeaux

Bon. Bon. Alors… euh…

Catherine

Capitaine ! Téléphone !

Cazeaux

Un instant. (Vers la coulisse.) Qu’est-ce que c’est encore ? (À Grancouraud.) J’arrive, hein, ne bougez pas.

Il sort.

Catherine

Alors ? Vous êtes au courant ?

Alphonse

Au courant de quoi ?

Catherine

On ne vous a rien dit ?

Alphonse

On m’a rien dit de quoi ?

Catherine

Vous êtes sur la liste.

Alphonse

Quelle liste ?

Catherine

Une liste de soldats qu’on démobilise.

Alphonse

Ah bon ?

Catherine

Vous allez rentrer chez vous.

Alphonse

Et mon pied ?

Catherine

Il paraît que ça ira bien comme ça et que, de toute façon, il faut faire de la place.

Alphonse

Ah bon. Ben merde alors.

Cazeaux revient.

Cazeaux

Ma petite Catherine, quinze Allemands de plus ! On vient de me prévenir par téléphone. (À Alphonse.) Ne restez donc pas collé à elle tout le temps, vous !

Catherine

Je viens de lui apprendre son départ. Il n’y a plus de place pour lui.

Cazeaux

Ah ? Il va nous quitter, notre ami ? Eh bien, c’est bien, c’est très bien.

Catherine

J’ai des doutes.

Cazeaux

Des doutes de quoi ?

Catherine

Son pied.

Cazeaux

Quoi, son pied ?

Catherine

Enfin, capitaine ! Cette blessure n’est pas guérie !

Cazeaux

Pensez-vous ! Regardez-le, il est en pleine forme.

Catherine

Je ne crois pas.

Cazeaux

Mais si, il va très bien ! Montrez-moi ça. Allez, impeccable.

Catherine

Non, capitaine.

Cazeaux

Mais si ! Un vrai gaillard, notre… euh…

Alphonse

Plumet, mon capitaine.

Cazeaux

Voilà, c’est ça. Allez.

Catherine

Vraiment, capitaine, on devrait le garder encore un peu.

Cazeaux

Mais oui, peut-être, sans doute, mais non, voilà, c’est comme ça. À la guerre comme à la guerre. Allez, ma petite Catherine, allez me faire de la place pour les autres. (À Grancouraud.) Bon. À nous. Alors, cette mission. Mission officielle, hein ?

Grancouraud

Officielle.

Cazeaux

Qui émane de qui ?

Grancouraud

Du ministère.

Cazeaux

Ministère de quoi ?

Grancouraud

De la Guerre.

Cazeaux, après un temps.

Oh là là, ça sent les emmerdements, ça. Bon. Alors bon. Bon. (À Alphonse.) Euh… soldat… euh…

Alphonse

Plumet, mon capitaine.

Cazeaux

Soldat Plumet, allez donc prendre un peu l’air. Allez. Ça ne peut pas vous faire de mal.

Catherine

Ah non.

Cazeaux

Mais si, mais si. Soyez gentille de l’accompagner, ma petite Catherine, il faut que je parle avec monsieur.

Catherine

Non, je préfère qu’il reste ici.

Cazeaux

Eh oui, c’est ce qu’il fait, il reste ici.

Catherine

Pas lui. Plumet.

Cazeaux

Ah. Plumet.

Catherine

Il doit rester assis.

Cazeaux

Eh oui, eh oui, mais là, actuellement je dois recevoir monsieur et…

Catherine

Allez le recevoir dans le parc.

Cazeaux

Ma petite Catherine, soyez compréhensive, il fait un froid de canard et monsieur est du ministère.

Grancouraud

Non, officiellement missionné par le ministère.

Cazeaux

Oui, enfin, bon, ce que je veux dire c’est que monsieur… euh…

Grancouraud

Grancouraud.

Cazeaux

Voilà. Monsieur est donc en mission pour, disons, me rencontrer, et ce monsieur… euh…

Grancouraud

Grancouraud.

Cazeaux

Voilà. Monsieur qui est là, je vais le recevoir.

Catherine

Pas ici.

Cazeaux

Si, ici.

Catherine

Non.

Cazeaux

Ma petite Catherine, j’apprécie vraiment tous les efforts que vous faites pour nos soldats mais… (Autoritaire.) Je reçois monsieur ici et point final !

Catherine

Venez, Plumet, appuyez-vous sur moi.

Cazeaux

Ah, c’est un monde tout de même, ça !

Alphonse, passant devant Grancouraud.

Je vais passer le râteau sur les plates-bandes. Pourvu qu’il y ait pas un Boche de planqué par là !

Cazeaux, à Grancouraud.

Ils sont choqués. Complètement choqués, ces pauvres garçons. Ils voient du Boche partout.

Cazeaux regarde Catherine sortir.

Grancouraud

Elle est piquante.

Cazeaux, revenant à lui.

Oui, oui, c’est ça. Bon, je vous écoute. Allez-y, simple, clair et concis, et après vous me laissez tranquille.

Grancouraud

Eh bien, voilà.

Cazeaux

Dites-moi, mon vieux, vous fumez ?

Grancouraud

Euh… (Il s’aperçoit qu’il a toujours les deux cigarettes en main.) Oui, énormément.

Cazeaux

Beaucoup trop, mon vieux, beaucoup trop. Donnez-m’en une. (Grancouraud lui donne la cigarette d’Alphonse.) Allez-y.

Grancouraud

Eh bien, voilà.

Cazeaux

Dites, si jamais l’infirmière repasse, je vous la refile, y a pas le droit de fumer ici. À cause des gazés. C’est des gars qui… enfin, je vous expliquerai. Allez. Je vous écoute.

Grancouraud

Laissez-moi tout d’abord vous donner ma carte.

Il lui donne sa carte.

Cazeaux, lit attentivement.

C’est une plaisanterie.

Grancouraud

Mais non, pas le moins du monde.

Cazeaux

Dites-moi, il a rien d’autre à faire, le ministère, que de m’envoyer ça ?

Grancouraud

Comment ça, ça ?

Cazeaux

Eh ben, ça. Enfin, je veux dire vous.

Grancouraud

Capitaine, sachez qu’il s’agit de la grandeur de notre pays.

Cazeaux

Ah. La grandeur. La grandeur, évidemment, je ne suis pas contre. Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse d’un artiste, sculpteur, bas-reliefs, peintre et portraits sur commande ?

Grancouraud

Savez-vous qui je suis ?

Cazeaux

C’est écrit sur votre carte.

Grancouraud

Justement. Savez-vous qui je suis ?

Cazeaux

Ben… Grancoron.

Grancouraud, rectifiant.

Grancouraud.

Cazeaux, relit.

Oui, c’est ça, Grancouraud.

Grancouraud

Savez-vous qui est Grancouraud ?

Cazeaux

Oui. C’est vous.

Grancouraud

Mon nom ne vous dit rien ?

Cazeaux

Rien du tout, mon vieux.

Grancouraud

J’ai fait les Beaux-Arts à Bordeaux.

Cazeaux

Ah oui, c’est marqué dessus. C’est très...

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