La Tendresse

Ce titre agit comme un programme. Si les filles de “Désobéir” devaient mentir aux autres pour s’affranchir des injonctions de la famille, de la société ou de la tradition, les garçons de “La Tendresse”, eux, ont souvent dû se mentir à eux-mêmes pour appartenir au « groupe des hommes ».
Chacun à leur manière, ils ébranlent les assignations d’une identité fondée sur la performance, la force, la domination de soi et des autres.

Cette est associée à une seconde œuvre, intitulée “Désobéir”.
« Dans ce diptyque, nous avons entrepris d’ébranler les préjugés et les grilles de perception que l’on peut projeter sur les paroles et les corps de la nouvelle génération. Les textes ont la forme de témoignages directs – fictifs ou réels ?
“Organiser le pessimisme”, pour reprendre la formule de Walter Benjamin, c’est d’abord le partage de nos expériences. C’est ce qui permet de faire nôtres nos héritages. C’est ne pas laisser les forces de destruction médiatique nous assigner place et pensée. Nous avons tenté de tracer les contours de ce que l’on pourrait nommer “un théâtre de la capacité”. »




La Tendresse

1. « Devenir Super Macho Man »

Junior

Vérité !

(Les acteurs sont tous sur scène. Ils se poursuivent. Les uns essayent d’attraper les autres. Ils saisissent Alex qui se réfugie dans le public.)

Alex

Aidez-moi, aidez-moi

(Poursuivent Natan puis attrapent Djamil. Le forcent à se tenir devant le public.)

Il a dit oui… il a dit oui…

(S’adressant à la régie.)

Le C baisse le son… baisse le son…

Djamil

J’ai dit oui… j’ai dit oui

Tigran

Djamil : ta première fois

Djamil

Bon… euh…

Moi… ma première fois avec une femme…

C’était tellement la pression et j’étais tellement bouillant… que je… j’arrivais pas à trouver le… l’entrée

J’ai pas osé regarder

J’ai juste mis la main et c’était mouillé

J’ai cru que la meuf elle saignait

Elle m’a dit vraiment t’es con ou quoi et ensuite elle m’a guidé et c’était bon

Junior

Champion, champion

Djamil

Et mon corps il kiffait, il kiffait,

Et dans ma tête, je priais, je demandais pardon, j’avais l’impression de faire un truc interdit

Naso

Djamilou… « je trouve pas le trou »

Djamil

Non arrêtez, c’est nul

En fait, personne te dit à quel point ça peut faire peur, les femmes… c’est vraiment un continent totalement fascinant

Tigran

Un continent totalement fascinant ?… Qu’est-ce que t’en penses, Moha, on t’entend jamais ?

(Temps.)

Tu fais le timide ?

Moha

Lâche-moi toi…

Non sérieux…

Au début, au collège, j’étais super heureux

Mais à partir de la 4e, je suis devenu obsédé… pas du tout par les filles

Romain

Mytho

Moha

Enfin si je pensais de fou aux filles mais mon obsession à moi, c’était moi…

Je passais des heures à genre guetter mes poils, et c’était l’angoisse parce que y avait rien qui venait

Et du coup avec mon corps c’était très compliqué

Un jour dans les vestiaires, c’était à la piscine

Y a un mec, il était pas de ma classe, il devait être au lycée…

Et je sais plus comment ça s’est passé mais à un moment, il se changeait à côté de moi

Et il avait des gros poils noirs

Et du coup, je l’ai regardé

Il m’a dit « il t’arrive quoi toi, tu veux la voir de plus près ? »

Là, il m’a plaqué contre le mur et il a agité sa… enfin son sexe tout près de moi…

J’essayais de me dégager

Il m’a tenu les bras et un de ses potes a arraché ma serviette

Il répétait « regardez les gars avec ses seins on dirait une grosse »

(Temps.)

En vrai à quatorze ans, j’avais un corps de…

Je faisais deux fois le corps que je fais maintenant

Et ma puberté tout ça c’était… c’était totalement bloqué…

Djamil

Tes parents ils ont dit quoi ?

Moha

Chez moi

On parle pas du corps, tout ça, ça existe pas

Si on a des questions on se tourne vers Dieu

« Vas-y Dieu, aide-moi, s’il te plaît ! »

Tu vois ?

Djamil

Ouais je vois…

Moha

Mes parents… ils me disaient… que j’étais un petit garçon… c’est un peu gênant à dire, mais très intelligent…

Mais y avait quelque chose en moi qui était… enfin voilà…

Du coup avec les filles encore aujourd’hui c’est très compliqué

Djamil

Moi aussi Moha, avec les filles c’est très compliqué

Après

Je sais pas ce que c’est que d’être adulte mais à cinquante ans je pense que t’es apaisé, t’as fait tous tes choix

Tu cours plus derrière rien

Moha

J’espère putain…

Djamil

Tu es dans une position en tant qu’homme où tu peux « survoler le monde »

Le regarder du haut d’une colline

T’as plus rien à prouver

T’es guéri de tout, le travail, la famille, même l’amour… l’amour tu connais, c’est plus un problème… t’es guéri…

Romain

T’es guéri ? Tu guéris pas, tu guéris pas

Il y a des cicatrices, tu guéris jamais

Cinq ans après, je suis toujours pas guéri

À la fin de ma première grande histoire d’amour, j’ai craqué

J’ai pleuré j’ai pleuré j’ai pleuré toute la nuit

J’ai pleuré toute euh… ça m’a… j’ai perdu toute ma confiance en moi, je savais plus qui j’étais…

Dans l’amour, je savais plus…

Tous les ex de ma copine ou les mecs de ma copine après, les gars c’était Terminator

Ils remplissaient leur t-shirt

À côté, je me trouvais : pas assez grand, pas très beau, pas fort

Mes potes ils faisaient du sport et ils se mettaient des grandes quiches, et moi j’étais éclaté au sol… un intello avec mes petites lunettes, mes livres…

Je me disais, peut-être que les filles, elles me trouvent trop cérébral, pas assez macho. Je veux devenir Super Macho Man…

J’avais envie de devenir un mec rassurant, comme Jean Valjean…

C’est là que j’ai commencé à fumer, mais juste pour le style

Je faisais pas du tout de sport, et je me suis mis à faire des pompes, des tractions…

Je me suis buté au sport, juste pour que les filles après elles viennent « Tu fais du sport ? — Non même pas »

J’étais complètement matrixé par ces images de mecs

Dans ma tête y avait plein d’hommes qui savaient se battre

Tous les films de mafia, de gangsters, de Mesrine, De Niro, Al Pacino

Ces mecs-là, ils souffrent pas, ou alors quand ils souffrent ils butent tout le monde

Ils sont glorifiés, même quand ils perdent c’est beau

Quand j’étais vénère, je pensais à la colère d’Anakin

Je me disais j’encaisse comme Rocky « Ce qui compte, c’est pas la force des coups que tu donnes, c’est le nombre de coup que tu encaisses tout en continuant d’avancer »

Dans ma tête c’est un film, hé hé et j’suis le personnage principal

Naso

Qui a encore donné de l’alcool à Romain, là ?

Romain

C’est à moi que tu parles ? C’est à moi que tu parles ?

(Ils quittent le plateau laissant Romain seul. Il est possédé par les grands modèles masculins qui peuplent le cinéma.)

Oh putain les mecs c’est à moi qu’il parle. Okay, you wanna play games ? Ha ? Wanna play rough ? You wanna fuck with Tony Montana, you fuckin’ with the best, say hello to my little friend. Dadadadada…

J’ai mis du temps à comprendre que la vie c’est pas aussi intense parce que ça dure pas une heure trente

En vrai ça devenait hyper pesant… j’étais bloqué…

C’est dur de pas être toujours au top

Ah ça m’a bouleversé cette histoire d’amour

L’amour c’est fini : game over

Aujourd’hui, je fais redémarrer le compteur – au bord du Pacifique – j’écris un roman d’aventures – l’histoire d’un homme qui court à sa perte…

Hominem fratelis !

Marchamus ad Horizontem,

Exterminare ad ultimum !

Tu quoque mi fili, Pangolus !

A dextra e sinistra,

Ut sanguinem irrigat fertilis campestribus

Nam in patria

Ad gloriam

Ad victoriam

(Autour de lui, des balles sifflent. Il est touché et s’écroule.)

Alex, à Romain.

Père ! Père ne partez pas !

Accrochez-vous à la vie

La mort n’est pas pour les braves

(Romain meurt dans les bras d’Alex.)

Père ! Père !

Nooooooooonn !

(Les autres apparaissent, ils fuient un ennemi invisible et meurent les uns après les autres. Fusillés.)

2. « Tu seras un dieu, mon fils »

Junior

Dès la toute première vision échographique

Dès que ton organe sexuel génétique sera connu

On te préparera à ce que tu seras

Tu seras compétitif

Sportif

Raisonnablement agressif

Tu redouteras l’échec comme ta propre sentence

Tu te prépareras à l’idée que la vie est un combat

Personne ne devra voir le champ de bataille en toi

Personne ne devra savoir que tu préférerais être déserteur

Tu sauras depuis toujours ce qu’être un homme veut dire

Que c’est être meilleur

Toujours

Courir plus vite

Sauter plus haut

Frapper plus fort

Tu apprendras dans les manuels scolaires, dans les livres d’histoire que toute l’histoire de l’humanité est écrite par les hommes pour les hommes

Ce sont les hommes les grands professeurs de médecine

Les directeurs d’hôpitaux

Les directeurs de laboratoires de recherches

Les directeurs d’entreprises du CAC 40

Les grands compositeurs, les marches turques, les hymnes à la joie, les 9e symphonies

Les présidents américains

De la Chine, de la Russie, du Japon

Les rois de l’histoire de France

Les grands révolutionnaires

Les Marat les Robespierre Camille Desmoulins Danton

Mais surtout, tu découvriras que ce sont les hommes les prophètes de chacune des trois grandes religions révélées

Ce sont les hommes les intercesseurs entre la parole de Dieu et les humains chez les juifs, les chrétiens, les musulmans…

Tu sauras que c’est toujours grâce à des hommes que l’on sait comment naître, comment vivre, comment se marier, comment prier, comment pleurer les morts, comment les enterrer, comment mener les guerres

Ton grand apanage, ta grande gloire, ton grand drame depuis les siècles des siècles c’est d’être soldat et de partir au combat

Ta mission est d’écouter le clairon et de mourir au champ d’honneur, mourir pour la patrie

Car tu as une ascendance puissante de conquêtes, de mises à sac, de mises en cendres

Alors

Tu emprisonneras les éléments

Tu dompteras ceux qui te résistent

Les derniers arbres et les derniers animaux des forêts

Les derniers poissons et les derniers mammifères des océans

Les derniers oiseaux du ciel

Les vents, les marées, les saisons, les étoiles et les constellations lointaines

Tu contrôleras le temps

Tu contrôleras la vitesse de la lumière

Les secrets de la conscience et l’inconscient

La vieillesse, la mémoire et l’oubli

La physique numérique et la physique quantique

Tu dompteras la Mort

Alors, tu seras un dieu, mon fils

3. « La paternité c’est pas mal, t’aurais dû essayer »

Tigran

Moi mon père il m’a jamais dit « tu seras un dieu »…

Djamil

J’ai beau chercher… j’ai pas un bon souvenir avec mon père

Il rentrait après une longue journée de travail

Il s’était peut-être fait engueuler par son patron

Et là ça pouvait exploser pour des petits détails… dès qu’un truc n’était pas maîtrisé par les enfants, en fait…

Tu le vois il est en train de sortir sa ceinture et tu te dis « merde, pour ça sérieux ? »

La foudre elle tombe d’un coup

Naso

T’as pas l’impression que c’est la ceinture qui t’a éduqué ? Tant que c’est pas côté boucle, ça va, ça fait moins de marques…

Djamil

Pendant des années je me suis dit, je vais partir et tu me reverras plus jamais… ou alors si… sur une affiche pour un film mais ce sera trop tard…

Naso

Moi, avec mon père on a toujours été en guerre… c’était à l’iranienne…

Mais je lui en veux plus, et ça m’a endurcie de ouf…

Natan

Moi j’ai pas reçu de coups et je me sens pas faible pour autant

Moha

J’ai jamais eu trop de détails mais j’ai toujours entendu mon père dire « j’ai eu une enfance difficile » toujours

Alex

C’est marrant hein, on dirait que tous nos pères, ils ont eu

Pas d’chance quoi

Tu vois une vie compliquée… difficile…

Après, si ça se trouve c’est des mythos, ils s’héroïsent

C’est une technique de darons pour nous faire marcher à la baguette

Junior

Hé franchement...

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