La téléphoniste
Allô ?… Oui, madame, vous êtes bien à la gare de RY… gare de « RY » R. Y… Non, madame, aujourd’hui cette ligne est interrompue… À cause d’un accident… Un déraillement… Dans la côte de Meaux… Plus précisément dans la descente.
On ne sait pas si c’est le train qui a déraillé ou le conducteur… Des victimes ? Aucune idée. En cette saison il y a très peu de voyageurs et habituellement ils se regroupent dans le wagon du fond pour éviter un choc frontal… Vous aussi ? Eh bien vous voyez que je ne dis pas n’importe quoi… Ce soir ? Vous devez y être ce soir… En train sûrement pas. Vous devriez être en train d’être en train… Je comprends. Mais vous n’y êtes pas. Et en plus vous n’y serez pas… Vous n’y serez pas ce soir à votre rendez-vous sauf si vous trouvez un autre moyen de transport… Non, madame, je ne me mêle pas de votre vie privée. Si je dis de « transport » je veux dire de locomotion… Si j’ai fait mention de locomotive, c’est pour vous faire comprendre que tout laisse à penser qu’elle est dans le ravin… Vous m’en voyez ravie !… Au revoir, madame. (À elle-même.) Elle a une voiture ! Il y a vraiment des gens qui ne sont satisfaits qu’en dérangeant les autres. Et si je prenais mon sandwich maintenant ? (Nouveau coup de fil. Elle décroche.) Je mange !!! (Et raccroche.)
Premier tableau
Le décor évoque une gare.
Côté jardin on serait plutôt sur le quai (un banc).
Côté cour, une table, une chaise et quelques éléments évoquent un bureau.
On entend une annonce de gare parfaitement inintelligible, comme presque toujours dans les gares : (« le train en provenance… » et le reste se perd en écho.)
Côté jardin entre un monsieur (Lui), vêtu d’un imperméable et portant une valise. Il traverse la scène et va, côté cour, s’asseoir sur sa valise. Il semble nerveux, consulte sa montre, déplie un journal (France-Minuit dont le grand titre est : « On meurt moins en France » – titre qui a effectivement fait la une de France-Soir).
Côté jardin entre une dame (Elle) vêtue de noir, coiffée d’un chapeau à large bord rappelant certains de ceux arborés par Garbo ou d’autres stars hollywoodiennes.
Elle porte un grand sac à main et une valise qui a des trous d’aération.
Elle pose la valise près du banc et ressort immédiatement.
Lui se lève et va, furtivement, examiner sa valise à elle, la trouvant visiblement bizarre.
Lorsqu’il la voit revenir, il retourne s’asseoir rapidement.
Elle entre avec un grand verre et une paille. Elle introduit la paille dans un des trous de la valise et attend. Rien ne se passe.
Elle donne de petits coups sur la valise, attend encore, puis découragée s’assoit sur le banc, ouvre son sac à main et en sort un mouchoir blanc qu’elle déplie sur ses genoux, une serviette blanche qu’elle noue autour de son cou, et enfin un mille-feuille enveloppé dans une feuille de papier aluminium. Elle le déballe et commence à le manger en faisant bien attention de ne pas se tacher, ce qui, comme chacun sait, est assez difficile.
Elle aperçoit le monsieur qui l’observe et lui fait un petit sourire et un léger signe de tête. Lui se lève et s’incline. Elle pouffe.
Il ne sait pas très bien s’il doit se rasseoir ou pas, puis finalement s’avance un peu dans sa direction et après une seconde d’hésitation, montre du doigt le verre et la paille.
Elle a un rire nerveux puis continue à manger comme si de rien n’était. Après un silence, il se racle la gorge, et désignant le bureau situé côté cour dit :
Lui
Pardon, madame… Il est en retard ?
Elle
Je ne suis pas du genre emmerdante mais oui, il est en retard.
Lui
C’est un « léger » retard. Il n’est que 9 h 05.
Elle
Vous appellerez cela comme vous voudrez, moi j’appelle cela un scandale.
Lui
Un scandale ! Comme vous y allez ! J’ai téléphoné hier, on m’a dit qu’il devait arriver à 9 heures.
Elle
On vous a dit ça ? Remarquez ça ne m’étonne pas. Ici soit on ne vous répond pas, soit on vous dit n’importe quoi… Mais vérifiez les horaires : il devait arriver à 8 h 47.
Lui
À 8 h 47 ?
Elle
L’horaire c’est 8 h 47. Oh, il est rarement là avant 8 h 49, mais on ne peut pas chicaner sur tout.
Lui
Il faut tenir compte des embouteillages.
Elle
Il prend du retard en traversant les cols.
Lui
Vous voulez dire en y accompagnant ses enfants ?
Elle
Ses enfants ? Oh non, il ne fait pas de transport d’enfants, ce n’est pas le genre de la compagnie ; trop de responsabilités. Mais les cols, avec toute cette neige… Évidemment si le tunnel était percé…
Lui
Ça le ferait arriver plus tôt ?
Elle, satisfaite d’être très au courant et un peu méprisante.
Lorsque le tunnel sera percé il arrivera à 8 h 21.
Lui
Il doit habiter très loin.
Elle
Il vient d’Amsterdam.
Lui
Tous les jours ?
Elle
Sauf le dimanche de Pâques et le jour de la Sainte-Barbe. Je n’ai jamais réussi à savoir pourquoi. Ils ne vous renseignent pas ici.
Lui
Il a bien le droit de se reposer de temps en temps.
Elle
Il est robuste. C’est une vieille machine, qui roule encore des mécaniques mais qui souffle comme un bœuf en montant les côtes.
Lui
Il ne faut pas se moquer de la vieillesse.
Elle
Il y a bien longtemps que la compagnie aurait dû le changer. Je leur ai même écrit pour le leur demander. (En confidence :) Parfois je me mêle de ce qui ne me regarde pas. (Elle continue à manger en silence, puis :) Naturellement ils ne m’ont pas répondu.
Lui
Pardonnez-moi de vous dire que vous manquez singulièrement de charité chrétienne pour prendre ce genre d’initiative.
Elle
Vous n’allez pas vous apitoyer sur ce vieux machin ! Vous l’avez vu, récemment, monter une côte ?
Lui
Je ne le connais même pas.
Elle
Le dimanche matin je vais souvent le voir monter la côte de Meaux. Je l’attends en haut. Parfois, grisée par l’air des cimes, je l’encourage en frappant dans mes mains. Il me semble qu’il monte plus facilement. Au prix de quels efforts cependant ? (Un léger temps.) Parfois on a l’impression qu’il va repartir en arrière.
Lui
Vraiment ? Il devrait aller voir un médecin.
Elle
Vous voulez dire : un mécanicien. (Avec un soupir :) Non, je crois qu’il n’y a plus rien à faire. (Très joyeuse :) À la casse !
Lui, choqué.
Madame !
Elle
Il aura peut-être une belle fin, une fin digne de lui, un peu comme le Titanic, mais en rase campagne.
Lui
La comparaison me paraît un peu surréaliste.
Elle
Vous voulez dire inappropriée ?
Lui, après réflexion.
Surréaliste et inappropriée.
Elle
On le visitera comme les vieilles cathédrales, vestige d’un ancien temps.
Lui
Un vestige, comme cette gare. Elle me semble bizarre…
Elle
Toutes les gares se ressemblent.
Lui
Oui, mais celle-ci ne ressemble pas à une gare.
Elle
Et à quoi ressemble une gare ?
Lui
À une autre gare, puisque toutes les gares se ressemblent.
Elle
Moi, il me semble qu’elle y ressemble.
Lui
Vous avez déjà vu une gare pareille ?
Elle
Oui.
Lui
Où ?
Elle
Au théâtre. (Un temps. Affirmative :) Vous n’aimez pas cette gare.
Lui
Guère.
Elle
Alors pourquoi y venez-vous ?
Lui
Parce que c’est la plus proche de chez moi.
Elle
De toute façon je crois qu’ils le font exprès.
Lui
Qui ça, « ils » ?
Elle
Ceux qui construisent les gares. Ils construisent des gares laides, exprès. Pourquoi ? Pour vous aider à partir, pour qu’elles vous laissent moins de regrets. Si l’on entre dans une gare, c’est pour aller ailleurs, alors, imaginez un instant qu’elle vous plaise, vous auriez envie de rester. C’est contre-indiqué.
Lui
Oh, mais pardon, j’ai dit qu’elle était bizarre, je n’ai pas dit qu’elle était laide. Parfois je suis attiré par ce qui est bizarre. Tout est bizarre d’ailleurs. Si nous ne trouvons pas bizarre le monde qui nous entoure, c’est que nous ne le regardons pas avec assez d’attention.
Elle
Vous me faites peur.
Lui
Le monde d’ici est un monde d’ailleurs. D’ailleurs, je vais peut-être vous surprendre, mais je ne viens pas ici pour aller ailleurs.
Elle
Vous ne venez pas ici pour aller ailleurs ? Alors je me demande d’ailleurs ce que vous faites ici.
Lui
Il n’y a qu’un endroit où je me sente bien : ici d’ailleurs.
Elle
Ici, dans cette gare ?
Lui
Ici, dans cette ville. Cette ville bizarre où souffle le blizzard.
Elle
Qui nous ramène le sable du désert. Qui nous sable tout, même le champagne.
Lui
Aujourd’hui il y a une accalmie. Pas un brin de vent. Pas un. C’est presque inquiétant.
Elle
Mais ça repose. Et puis, s’il n’y a pas de vent, on l’entend arriver de loin.
Lui
Et qu’entend-on ?
Elle
Des sifflements.
Lui
Il a des problèmes pulmonaires ?
Elle
Vous aimez plaisanter, vous, non ?
Lui
Je vous demande pardon ?
Elle
Un train peut être vieux, usé, à bout de souffle, pourquoi pas, mais certainement pas « pulmonaire ».
Lui
Vous me parliez d’un train ? Depuis le début de notre conversation ?
Elle
Évidemment. Vous n’attendez pas le train ?
Lui
Non. Moi j’attends l’employé de la consigne. Je viens déposer une valise. Cette valise.
Elle
Je comprends votre étonnement quand je vous ai dit qu’il soufflait dans les côtes. (Elle a un petit rire très bref.)
Lui
Je pensais que vous plaisantiez…
Elle
Je ne plaisantais pas du tout. C’était, comme souvent dans la vie, un simple malentendu.
Lui
Un malentendu n’est jamais simple. Il est au moins double si l’on est deux à ne pas se comprendre. Triple si on est trois, et cetera. Il peut même y avoir des malentendus généralisés. En politique par exemple.
Silence.
Elle
Vous avez pu croire que je voulais me moquer de vous.
Lui
Vous vous moquez de penser que j’aie pu le croire !
Elle
Tant mieux. (Silence. Gêne.) Je ne vous propose pas un morceau de ce mille-feuille, c’est très difficile à partager.
Lui
J’en ai un, moi aussi. (Il sort de la poche de son imperméable un mille-feuille enveloppé dans du papier d’aluminium.)
Elle
Quand j’aurai fini le mien, je vous prêterai mon couvert.
Lui
C’est très aimable à vous. J’accepte. Ça tombe foutrement bien car j’ai rangé le mien au fond de la valise.
Elle
Je vous laisserai aussi ma place. Vous serez mieux assis.
Lui
Ah non !
Elle
Ah si ! Je fais toujours quelques pas après un repas. Pour la digestion.
Elle finit de manger puis range son mouchoir, sa serviette, etc. Scène muette. Échange de sourires. Finalement elle se lève, lui fait signe de s’asseoir. Il s’assoit. Sort de sa poche un mouchoir et une serviette puis s’installe exactement comme elle, en lui souriant.
Elle arpente la scène en faisant semblant de fumer une cigarette.
Il mange… Un temps.
Lui
Vous voulez une cigarette ?
Elle
Non merci. Ce n’est pas gentil de me tenter ainsi. Il y a de la nicotine et du goudron dans ces petites choses et c’est très dangereux.
Lui
En vous voyant, je pensais que vous aviez envie de fumer.
Elle
J’ai toujours envie. Mais c’est mortel. Le geste en revanche n’est pas nocif et me calme les nerfs.
Lui
Vous êtes une femme très raisonnable.
Elle
J’aime à le croire.
Silence.
Lui
Depuis qu’on ne trouve plus de saucisses, tout le monde mange des mille-feuilles.
Elle
C’était d’un pratique, les sandwichs !
Lui
Le principe du mille-feuille est le même, remarquez. Plus élaboré. Plus difficile à tenir. Et mordre dedans, c’est une aventure.
Elle
Alors qu’un sandwich à la saucisse c’était… propre.
Lui
À condition de le prendre sans moutarde.
Elle
Évidemment. Pour faire autrement, il faudrait n’avoir aucune éducation.
Lui
Et puis le mille-feuille… c’est plus sucré.
Elle
Ah oui, tiens, je n’y avais pas pensé. (Impatiente.) Quelle heure avez-vous ?
Lui
L’heure exacte.
Elle
Quelle chance ! Moi je retarde de trois minutes.
Lui
Oh… c’est assez simple de faire un petit calcul.
Elle
Mais je ne me plains pas. J’ai une sœur qui est beaucoup plus retardée que moi.
Lui
Ah oui ? Et… que fait-elle dans la vie ?
Elle
La grève.
Lui
La grève ?
Elle
Oui.
Lui
Tout le temps ?
Elle
Presque.
Lui
Quelle grève ?
Elle
La grève des marchands de ficelle.
Lui
Votre sœur est marchande de ficelle ?
Elle
En principe elle travaille à l’emballage. C’est elle qui fait les paquets. Mais elle est tout le temps en grève.
Lui
Et… elle ne s’ennuie pas ?
Elle
Non. C’est ce qu’elle fait le mieux… Quand elle ne fait pas le piquet, elle lit.
Lui
Des livres ?
Elle
Oui. Des livres. Des livres difficiles. Des livres qu’elle ne comprend pas. Elle dit qu’à force, elle se cultive. Moi je n’y crois pas beaucoup.
Lui
On ne sait jamais. Et elle ne songe jamais à reprendre le travail ?
Elle
Si, justement il y aura une tentative en début de semaine prochaine. Heureusement.
Lui
Heureusement pour qui ?
Elle
Heureusement pour nous : si les marchands de ficelle reprennent le travail, on trouvera de nouveau des saucisses puisqu’on aura de quoi les nouer.
Lui
Oh ça ! Si les éleveurs ne se mettent pas en grève.
Elle
C’est moins grave. On trouvera un produit de remplacement. À l’intérieur d’une saucisse on peut mettre n’importe quoi. Le plus important c’est les ficelles. Et d’ailleurs les éleveurs ne se mettront pas en grève. Le gouvernement a atteint son but.
Lui
Ce n’est tout de même pas le gouvernement qui a déclenché la grève ?
Elle
Si. Pour faire évoluer la situation. Pour passer d’une situation à une autre sans avoir besoin de promulguer des lois impopulaires. Le gouvernement a été tellement malin ! Le gouvernement a agi dans l’ombre et la manœuvre a réussi : tous les revendeurs de saucisses étrangers rentrent chez eux. Le port de Marseille est encombré.
Lui
Je n’arrive pas à croire que c’est un coup du gouvernement.
Elle
À l’échelle nationale c’est toujours un coup du gouvernement. Dans cette grève c’est lui qui tirait les ficelles. Il y aurait beaucoup à dire.
Lui
Vous avez des amis au gouvernement ?
Elle
Non, mais j’ai des amis qui eux en ont. De terribles complots se préparent. D’ici cinq ans tous les étrangers seront rentrés chez eux. Sauf les Suédoises.
Lui
Allez savoir pourquoi !
Elle
Quel changement ce sera !
Lui
On se croira à l’étranger. (Un temps.) Tous ces rapatriements vont coûter un prix fou.
Elle
La liberté n’a pas de prix.
Lui
Heureusement que les boulangers sont français, sinon plus de mille-feuilles.
Elle
S’il n’y a plus de mille-feuilles, on mangera de la brioche. (Tendant l’oreille.) Vous n’avez rien entendu ?
Lui
Non. Quoi ?
Elle
Un sifflet… Un sifflet de locomotive.
Lui
À mon avis ce sont vos oreilles.
Elle
Elles ne sifflent jamais dans cette tonalité et j’ai une autre particularité : mes deux oreilles sifflent toujours en même temps ; donc quand ce sont mes oreilles je m’en aperçois.
Lui
Vos deux oreilles sifflent en même temps ? Cela prouve que deux personnes pensent à vous en même temps.
Elle
Ce n’est pas impossible, j’ai deux frères jumeaux.
Lui
Ah… là… moi aussi j’entends un sifflement.
Effectivement on entend un sifflement.
Elle
Ça, c’est la bouilloire de la buraliste.
On...