Acte I
Rideau fermé, on entend un air de folklore portugais (Malhao do Gulpihares, par exemple) puis le rideau s’ouvre et on découvre José à quatre pattes en train de finir de poser du carrelage derrière le canapé tout en chantonnant et se trémoussant (il n’a que la tête et les bras cachés par le canapé). Marylou, derrière lui et penchée en avant, le regarde faire, éberluée. Une radio CD est posée sur l’accoudoir, près de lui. Ses outils sont au sol, à l’autre bout du canapé.
José. — « Oh ! Malhao ! Malhao ! La, la, la, la, la… » (Il se dresse sur les genoux.) Ah ! c’est ça qu’c’est bon ! On travaille dur mais en musique !
Marylou. — C’est bien joli, cette musique, monsieur Pinieira. C’est du rap ?
José, arrêtant la musique. — Ah non ! C’est la musique de chez moi, de mon village, au Portugal !
Marylou. — Ah ! le Portugal, c’est chez vous ? Ça vous fait une trotte pour venir travailler ici tous les jours, dites donc.
José. — Mais non, mademoiselle Marylou. Ça fait longtemps que je vis plus au Portugal mais c’est quand même le plus beau pays du monde. Et ça, c’est la plus belle musique du monde.
Marylou. — Ah bon ?
José. — Au Portugal, j’étais un grand chanteur très célèbre. (Il prend un carreau de carrelage et plonge le mettre en place derrière le canapé puis se redresse et se met à bouger, les bras levés comme dans le folklore portugais en chantant.) « Oh ! passez-moi, passez-moi, la truelle, s’il vous plaît ! J’ai besoin, j’ai besoin de tapoter um pouquinho. »
Marylou. — Un pou qui quoi ?
José. — Um pouquinho. (Il reprend sa chanson.) « Oh ! passez-moi, passez-moi, la truelle, s’il vous plaît ! J’ai besoin, j’ai besoin de tapoter um pouquinho. » (Il remet la musique et replonge à quatre pattes.) Et en cadence, s’il vous plaît !
Marylou. — Ben oui, mais… (Après un temps où elle regarde le public et bien que n’ayant absolument aucun sens du rythme, elle va chercher le marteau en essayant de danser maladroitement, les bras en l’air, et le lui passe.)
José, même jeu. — « Ah ! ça, c’est pas la truelle ! Ça, c’est le marteau. La truelle, la truelle, elle est dans l’seau. »
Marylou, même jeu. — Ah bon ! (Elle prend la truelle.)
Xavière entre comme une balle.
Xavière. — Qu’est-ce que c’est que ce cirque ? Marylou, vous perdez l’esprit ?
Marylou. — Pardon, Madame. Je me suis laissé emporter par la musique. C’est la plus belle musique du monde, vous savez, et pour une fois que je rencontre un chanteur célèbre…
Xavière. — Qu’est-ce que vous racontez ? Ça ne s’arrange pas, vous !
José, se levant. — Disculpe, m’dame Xavière. (Il éteint la musique et reprend sa truelle.) C’est moi que je travaille en musique. Parce que moi, quand j’ai pas fait la petite sieste, j’ai tendance à m’endormir sur la truelle.
Xavière. — Monsieur Pinieira, je vous paie, fort cher d’ailleurs, pour poser du carrelage, pas pour transformer notre manoir en boîte de nuit et encore moins pour faire la sieste.
José. — Pour le moment, vous n’avez encore rien payé.
Xavière. — Je ne paie que les travaux terminés et réceptionnés.
José. — Justement, ils sont presque finis. Il n’y a plus que les joints à faire.
Xavière. — Eh bien, qu’est-ce que vous attendez ? (Elle se dirige vers le chantier et José lui barre la route.)
José. — Attention ! C’est pas sec ! Il faut que ça sèche d’abord bien comme il faut avant de faire les joints. Avec cette chaleur, ça séchera vite. Je les ferai demain matin.
Xavière. — Je vous rappelle que si les travaux ne sont pas finis demain à midi, je vous imposerai des pénalités de retard.
José. — Je risque pas de l’oublier, vous me l’avez dit tous les matins. Tout sera réglé demain midi. La Pinieira Carrelage et Parpaings vous le garantit.
Xavière. — Cochon qui s’en dédit ? Le devis…
José. — Le devis, c’est le devis ; mais attention, personne, absolument personne doit marcher dessus. Sinon…
Xavière. — Sinon ?
José. — Sinon, c’est foutu. Les carreaux cassent et on recommence tout. Tant que c’est pas sec, c’est fragile, le carrelage. (Il se frotte la gorge.) Surtout quand on l’arrose pas.
Marylou, bêtement. — Ah ? Mais comment voulez-vous qu’il sèche si on l’arrose ?
José. — Je voulais dire que parfois, les clients, de temps en temps, ils offrent à boire. Enfin, les bons clients… Ceux qui savent vivre, pas ceux qui… Les gens bien, quoi, souvent, ils paient un coup et…
Xavière. — Stop ! J’ai compris. Il n’est pas question que je vous paie quoi que ce soit avant la réception des travaux, mais il est juste que j’étanche votre soif. Marylou, faites-nous donc un thé prestement.
Marylou. — Je ne sais pas si on en a.
Xavière. — Bien sûr que si, voyons !
Marylou. — Ah ! non, Madame ! Je ne crois pas. On a du vert, du noir, du darjeeling… mais pas du prestement.
Xavière, après un gros soupir. — N’importe lequel mais rapidement !
Marylou. — Bien, Madame. J’y cours. (Elle sort à l’office avec l’énergie d’un gastéropode anémié.)
José. — Un thé ?
Xavière. — Oui, parfois les ouvriers que j’emploie préfèrent le thé à toute boisson alcoolisée. Enfin, les bons ouvriers, ceux qui savent travailler… pas ceux qui…
José. — O.K., O.K. ! J’ai saisi. Un partout, balle au centre. Dites, ça me regarde pas mais pourquoi vous ne mettez pas du carrelage dans toute la pièce ?
Xavière. — Ce serait bien inutile et surtout beaucoup trop onéreux. Le sol est en excellent état. Seul l’emplacement de l’ancienne cheminée devait être refait.
José. — Ça risque de faire bizarre, mais c’est vous qui voyez.
Xavière. — C’est surtout moi qui paie.
José. — Ça, j’ai bien compris. En tout cas, c’est bien la première fois que je vais boire du thé sur un chantier. C’est gentil quand même.
Xavière. — Ne rêvez pas : je vous le défalquerai de la facture. Je vous le fais à 2,50 euros parce que c’est vous.
José, ironique. — Vous êtes bien bonne… Un peu de musique de mon pays, c’est gratuit ?
Xavière. — Ah non ! Pas de musique ! Surtout pas de musique folklorique ! Notre manoir est un véritable havre de paix. Tout ici ne doit être que quiétude, repos et sérénité. Asseyez-vous. Toute la famille est ici pour se reposer et se détendre. Et pour se détendre, quoi de mieux que le silence ?
Claire, hurlant, off. — Damiiiiieeeen !!! (José sursaute.)
Damien, off. — Mais ma chérie, écoute-moi…
Claire, hurlant, off. — Damiiiiieeeen !!! Reprends la pose immédiatement, j’ai dit !
Xavière. — Ma fille.
Damien, off. — Mais voyons, mon amour, je n’ai plus le temps, j’ai beaucoup de travail.
Xavière. — Et celui qui voudrait être mon futur gendre.
José. — Ils n’ont pas l’air plus détendus que ça, eux.
Xavière. — Des amoureux, vous savez ce que c’est.
Claire, off. — Damien ! Reprends la pose ou je jette tes vêtements par la fenêtre !
Damien, off. — Claire chérie, tu ne vas pas jeter mes… Pas par la fenêtre, voyons ! Claire ! C’est la mare, en dessous ! Arrête ! C’est plein d’eau croupie !
Xavière. — Elle ne le fera pas.
Après un temps pendant lequel on entend de drôles de bruits. Damien entre de l’atelier, à reculons et seulement vêtu d’un plaid qu’il tient tant bien que mal à deux mains.
Damien. — Ah ! c’est malin ! Un costume tout neuf !
José, au public. — Elle l’a fait.
Claire, off. — Tu n’avais qu’à m’obéir ! (Elle claque la porte.)
Damien, se dirigeant vers le couloir. — Mais je ne peux pas poser tout nu pendant des heures ! Je n’ai pas que ça à faire !
José, l’empêchant de passer derrière le canapé. — Attention ! Pas par ici ! C’est pas sec.
Damien. — Ah ! mille excuses ! (Il aperçoit Xavière.) Oh ! veuillez pardonner ma tenue, madame de Marcy-Beaupré, mais votre fille voulait peindre un nu… de moi… Hé ! hé ! Alors…
Xavière. — Si vous voulez devenir mon gendre, mon petit, il va falloir céder aux caprices de ma fille sans pour autant oublier de satisfaire aux exigences de la bienséance. Présentez-vous et allez passer une tenue convenable, je vous prie.
Damien. — Tout de suite, madame. (À José.) Damien Mirepoil, administrateur temporaire de la MBM, la Marcy-Beaupré Manufacture.
José. — Enchanté. José Pinieira, directeur définitif de la PCP, la Pinieira Carrelage et Parpaings. (Il lui tend la main.)
Damien. — Enchanté. (Il lâche une main pour saluer José, ce qui déclenche des catastrophes en chaîne : le plaid tombe et le dévoile en caleçon.) Oh ! pardon ! (Il se baisse pour le rattraper et, ce faisant, bouscule le vase sur la colonne.) Oh ! (Il rattrape le vase mais relâche le plaid.) Je suis confus ! (Il veut reprendre le plaid au sol mais attrape le tapis qu’il tire violemment, ce qui bouscule la table basse qui était dessus.) Je suis désolé. (Il essaie de remettre les choses en place tout en tenant le plaid.) Bien. Je crois que je vais aller travailler sur le dossier de la banque Schmurtgel.
Xavière. — À propos, où en êtes-vous avec cette banque suisse ?
Damien. — J’ai monté un dossier très sérieux, mais j’ai peur qu’elle ne rechigne à…
Xavière, entraînant Damien loin de José et en parlant bas. — Chut ! Il est absolument vital que nous arrivions à séduire ses envoyés. Vous en êtes bien conscient ?
Damien. — Tout à fait, madame de Marcy-Beaupré. Je ferai l’impossible pour que la banque Schmurtgel croie en notre plan de redressement et accepte de nous octroyer un crédit supplémentaire. C’est notre dernière chance d’éviter la faillite.
Xavière, hurlant de surprise. — La fafa… ? (Elle revient immédiatement au parler bas.) Je vous interdis de prononcer ce mot ici. La fa… La fi… La fafi… Cette catastrophe est inimaginable, vous entendez ? (Elle reprend un ton normal.) Impossible. Interdite.
Damien. — La partie ne sera pas facile. Les Schmurtgel n’ont pas la réputation d’être tendres en affaires.
Xavière. — Il faut tout faire pour leur plaire, mais attention : pas question d’y perdre le moindre euro.
José, au public. — Tu m’étonnes !
Xavière. — Vous allez me les caresser dans le sens du poil et vous les mettre dans la poche. Quand les voyez-vous ?
Damien. — Demain, sur les 15 heures. Comme vous me l’aviez suggéré, je les ai invités à venir ici plutôt que dans nos bureaux mais… (Il montre le chantier de José.)
Xavière. — Mais les travaux seront terminés le matin, n’est-ce pas monsieur Pinieira ?
José. — Tout à fait, m’dame Xavière.
Xavière. — Bien. Ici, nous pourrons les bichonner, les dorloter, les choyer pendant tout le week-end, une semaine, un mois s’il le faut.
Damien. — Certainement, mais si je peux me permettre… j’ai peur qu’il n’y ait un petit problème.
Xavière. — Quel problème ? Marylou aura tôt fait de remettre tout en ordre et ce manoir est un véritable havre de paix, parfait pour les négociations.
Damien. — Certes mais… mais il y a M. de Marcy-Beaupré et…
Xavière. — Mon époux ? J’en fais mon affaire. Agénor n’interviendra pas, j’y veillerai. Croyez-moi, les envoyés de la banque Schmurtgel auront droit à un séjour de rêve, ici. Mais ce sera loin de leur suffire. Il leur faudra aussi du concret. Des débouchés, des clients. C’est là que je compte sur vous.
Damien. — Je pense avoir ce qu’il nous faut. Je me suis permis d’inviter aussi un potentiel client très intéressé par nos produits et qui pourrait booster notre chiffre d’affaires très significativement, madame de Marcy-Beaupré.
Xavière. — Qui est-ce ?
Damien. — Un émir… richissime… d’un pays du Golfe…
Xavière, sursautant au mot « richissime ». — Richissime, avez-vous dit ? Ça, c’est une aubaine !
Damien. — Pour ne pas dire un miracle.
Xavière. — C’est un Saoudien ?
Damien. — Non, madame. Un Koqaweitari.
Xavière. — Je vous demande pardon ?
Damien. — Il s’agit de l’émir du Koqaweitar.
José. — Moi je connais le Coca-Cola, le Coca light à la rigueur mais pas le Coca… Non…
Damien. — Le Koqaweitar est un minuscule émirat coincé entre le Koweït et le Qatar, mais aussi puissant que les deux réunis.
José. — Mazette ! (Il mime l’argent entre les doigts.) Là, doit y avoir des pépettes !
Damien. — La fortune du prince Al Siffi est, paraît-il, incommensurable.
Xavière. — Inco ? Incoco ? Oh là là ! Et nos produits l’intéressent ?
Damien. — Il faut croire que oui car, à ma plus grande surprise, c’est lui qui vient de me contacter.
Xavière. — C’est lui qui vous a contacté ?
Damien. — Oui, ou plutôt son secrétariat, ce matin même. On m’a dit qu’il souhaitait me rencontrer personnellement et qu’il était de passage à Paris. J’ai sauté sur l’aubaine et je l’ai invité à venir ici.
Xavière. — Et il a accepté ? Il arrive quand ?
Damien. — Demain, en fin de matinée. Aussi ai-je prévu de le présenter aux envoyés de la banque Schmurtgel l’après-midi. C’est d’ailleurs ce qui les a décidés à venir si rapidement.
Xavière. — C’est excellent, cela, mon petit Damien, excellent ! Vous remontez dans mon estime.
Marylou, revenant avec un plateau dans le dos de Damien dont le plaid ne cache que l’avant de son anatomie. — Le thé, Mada… (Elle éclate de rire.) Ha ! ha ! ha ! Hi ! hi ! Ben ça alors ! M’sieur Damien !
Xavière. — Marylou ! Un peu de tenue !
Marylou. — Mais moi j’ai la mienne de tenue, Madame.
Xavière. — Taisez-vous ! (À Damien.) Allez vous habiller, vous.
Damien. — Euh… oui, bien sûr… Je suis confus… J’y vais… (Il recule et met un pied dans le seau de José.) Zut ! Pardonnez-moi ! (Il sort à reculons après avoir fait quelques pas avec le pied coincé dans le seau. Il s’en libère mais s’entrave dans le plaid en entrant dans le couloir et on l’entend finir de tomber et jurer off.) Merde !
José. — J’ai connu plus détendu.
Xavière. — Ce garçon dont s’est entichée ma fille est d’une maladresse qui confine au handicap, mais il ne gère pas trop mal notre société. Marylou, servez, je vous prie.
Marylou. — Bien, Madame. (Elle le fait.)
Xavière, tendant le sucrier à José. — Un sucre ?
José. — C’est combien ?
Xavière. — Vingt centimes.
José. — J’en prends que pour dix, alors. (Il prend un sucre, le casse et en repose très ostensiblement une moitié.)
Durant quelques secondes de silence, on voit José essayer de calquer, tant bien que mal, ses gestes et attitudes sur ceux, très sophistiqués, de Xavière.
Claire, entrant en hurlant. — Maman !!! (Sursaut de José.)
Xavière. — Allons bon ! Que se passe-t-il, ma chérie ?
José, ironique, au public. — Elle est bien détendue, elle aussi.
Claire. — Damien ne veut plus poser pour moi ! Il se moque de ma peinture.
Xavière. — Mais non, mais non ! N’est-ce pas, Marylou ?
Marylou. — Oh oui ! M. Damien adore la peinture de Mademoiselle. Pas plus tard qu’hier, il m’a dit d’accrocher toutes ses toiles dans le garage.
Claire. — Bouh hou hou !
Marylou. — Ben quoi ? Ça fait un très beau garage.
Claire, plus fort. — Bouh hou hou !
Xavière. — Marylou ?
Marylou. — Oui, Madame ?
Xavière. — Sortez !
Marylou. — Bien, Madame. Au garage ?
Xavière. — Elle m’épuise ! Allez nous chercher quelques biscuits.
Marylou. — Ah… Bien, Madame. J’y cours. (Elle sort lentement à l’office.)
Xavière. — Allons, Claire, cesse de pleurer. Damien est un maladroit, voilà tout, tu le sais.
Claire, boudeuse. — Moi je l’aime cette maladresse mais lui ne m’aime plus ! Bouh hou hou !
Xavière. — Voilà qui m’étonnerait, malheureusement.
Claire. — Il me délaisse, je le vois bien. Bouh hou hou !
Xavière. — Il a beaucoup de travail et pas assez de temps pour…
Claire, capricieuse. — M’en fiche ! M’en fiche ! M’en fiche ! S’il ne revient pas immédiatement, je fais une crise d’asthme.
Xavière. — Ah non ! Pas de crise d’asthme !
Claire. — Si ! Il l’aura voulu ! (Elle commence à respirer difficilement.) Pfut ! Pfut ! Pfut !
Xavière. — Claire, cesse de faire l’enfant.
Claire. — Pfut ! Pfut ! Pfut !
José. — Qu’est-ce qu’elle a ?
Xavière. — Mon Dieu ! (Elle appelle.) Damien ! Vite !
Claire, titubant. — Pfut ! Pfut ! (Elle respire de plus en plus difficilement.)
José. — Elle est pas bien du tout, là. (Il s’interpose au moment où elle est prête à marcher sur le carrelage.) Attention ! C’est pas sec, là.
Claire, tout à fait normalement. — Ah ? Pardon, monsieur… (Elle reprend son jeu d’asthmatique tout en s’écroulant sur le canapé.) Pfut ! Pfut ! Ahhhh !
Xavière. — Revenez, Damien ! Revenez, pour l’amour du ciel ! Claire nous fait une crise !
Claire. — Ahhhh !
Xavière. — Vite ! Sa Ventoline !
Damien, entrant en chemise et essayant de passer la deuxième jambe de son pantalon. — La voici ! (Il trébuche et manque de renverser le vase sur la colonne.) La voici, mon ange ! (Il tombe à ses genoux et lui donne le tube mais elle ne s’en sert pas.)
Claire, souffreteuse. — Tu reviens poser pour moi, pfut ! mon chéri ? Pfut !
Xavière. — Oui, oui. Il revient poser.
Damien. — Bien sûr. Calme-toi, ma chérie, respire doucement.
Claire. — Et tout nu ? Pfut !
Marylou revient avec un plateau de biscuits.
Damien. — Tout ce que tu voudras, ma chérie.
Claire, soudain guérie et en se levant. — Super ! Allons-y, alors.
Xavière. — Tu vas mieux ?
Claire. — Oui, oui. Viens, mon amour. (Elle se lève et relève Damien qui bouscule Marylou et son plateau.)
Damien. — Pardon, Marylou ! Et ta Ventoline ?
Claire. — Ah oui ! Merci ! (Elle s’en sert furtivement.) Ah ! l’inspiration revient ! Viens vite ! (Elle entraîne Damien et ils sortent dans l’atelier.)
José. — Vous avez une fille qui sait ce qu’elle veut.
Xavière. — Euh… oui… C’est de famille. Telle mère, telle fille. Alors, Marylou, ces biscuits ? (Marylou, à quatre pattes, leur passe les gâteaux qu’elle ramasse sur le sol.) Marylou !
José. — Merci, mademoiselle Marylou.
Xavière. — Soit ! Buvons, voulez-vous !
José. — C’est ça, buvons ! (Il s’apprête à boire de façon faussement maniérée quand soudain retentit le son épouvantable d’un cor de chasse. Il sursaute et renverse son thé. Le plateau de Marylou vole. Xavière avale son biscuit de travers.) Fodes !!!
Xavière. — Ciel ! Mon mari !
José. — C’est votre mari qui fait un bruit pareil ?
Xavière, en toussotant. — Oui. Il est… Enfin, il n’est pas… pas tout à fait… comme tout le monde… Il est un peu… un peu…
Agénor entre par le couloir, à califourchon sur un balai qu’il prend pour son cheval. Il est en robe de chambre et charentaises mais porte une bombe d’équitation et brandit un cor de chasse.
Agénor, chantant à tue-tête. — « Taïaut ! Taïaut ! Taïaut ! Ferme-la donc répondit l’écho ! » (Il souffle dans le cor en traversant la pièce, passe sur le carrelage devant José médusé et sort par le hall.)
José. — Alors lui, il est très très détendu !
Xavière. — Ne vous moquez pas, je vous prie. Le pauvre homme n’a plus toute sa tête. Marylou, rattrapez Monsieur avant qu’il ne soit trop tard.
Marylou. — J’y cours, Madame. Oh là là ! J’y cours ! (Elle sort en trottinant à tout petits pas.)
José. — Ben, elle le tient pas encore !… Oh ! punaise ! Le carrelage ! Voyons ça. Bon, c’est bon. Y a pas trop de dégâts. Une chance ! Y a que le premier carreau qui a bougé. (Il se met à quatre pattes pour replacer le carreau.) On va arranger ça.
Xavière. — Pour le même prix ?
José. — Oui, pour le même prix. Il n’y a pas grand-chose à faire… Mais faudrait pas qu’il recom…
Sonnerie de cor off.
Agénor, entrant à cheval sur son balai. — Courage, Marylou ! (Il désigne José.) Il est là ! On le tient ! Taïaut ! (Il saute par-dessus José et retombe sur le carrelage que l’on entend se briser – placer un réceptacle garni de chutes de carrelage derrière le canapé et dans lequel on pourra poser au moins un pied.) Ça, c’est de la chasse ! N’est-ce pas, chère amie ? (Il souffle dans le cor et José se retire comme il peut, terrorisé mais en restant au sol.)
Xavière. — Calmez-vous, Agénor, voyons !
José, au public. — Ça, il est pas comme tout le monde. C’est ça que c’est vrai.
Agénor. — Marylou, mon couteau ! Mon couteau, que je serve la bête dans la plus pure tradition !
José. — Hein ?!
Marylou, entrant, essoufflée. — Arrêtez, Monsieur ! Arrêtez !
Agénor. — Pour un beau sanglier, c’est un beau sanglier ! Mon couteau, te dis-je. C’est l’hallali !
José. — Ah là là !
Xavière. — Allons, Agénor, vous voyez bien que monsieur n’est pas un sanglier !
Agénor, s’arrêtant net. — Ah bon ?
José, apeuré et incrédule. — Un sanglier ! Il m’a pris pour un sanglier ?
Xavière. — C’est M. Pinieira, voyons, Agénor.
Agénor. — Ah ! dans ce cas, fin de la chasse ! (Il sonne du cor.)
Xavière. — Donnez-moi cet instrument. (Elle le lui prend.) Marylou, je vous avais pourtant dit de vous occuper du cor de Monsieur.
Marylou, fière d’elle. — Oh ! mais je m’en suis occupée, Madame ! Je me suis même bien appliquée. Hein, Monsieur ? (Agénor fait un large sourire au public.) Et même plusieurs fois cette semaine.
Xavière. — Comment ça ? Vous voyez bien qu’il souffle toujours dedans.
Marylou. — Ah ! c’est de ce cor-là dont vous parliez ?
Agénor, satisfait. — Hé ! hé ! hé !
Marylou. — Moi, je n’avais pas compris… (Comprenant soudain, et offusquée.) Oh ! mon Dieu !
Agénor, même jeu. — Hé ! hé ! hé !
Marylou. — Oh ! pardon, Madame !
Xavière. — Marylou ! Vous… (À Agénor.) Et cessez de sourire comme ça, vous.
Marylou. — Oh ! que j’ai honte ! (Elle éclate en sanglots et fuit par le couloir.)
Xavière. — On en reparlera, je vous prie de le croire. Vous, suivez-moi.
Agénor. — On va où ?
Xavière, empoignant le balai. — À l’écurie, ramener le cheval ! Allez, ouste !
Agénor. — Il faudra aussi rentrer et nourrir tout l’équipage.
Xavière. — C’est ça ! On va bien s’occuper des chiens.
Agénor. — Chiens ? Wouaf ! Wouaf ! (Il sort par le couloir.)
Xavière. — Oh non ! Agénor, pas le chien ! (Elle sort par le couloir.) Pour l’amour du ciel, pas le chien !
José, au public. — Le v’là qu’il se prend pour un chien, maintenant ?
Agénor, off. — Wouaf ! Wouaf !
Xavière, off. — Couché !
Agénor, off. — Kaï ! Kaï !
José, au public. — Eh ben, ils sont pas tristes, les Marcy-Beaupré ! (Puis, en regardant son chantier.) Là, par contre, c’est triste… Pour être foutu, c’est bien foutu ! Faut tout recommencer. Y a un sacré boulot ! (Il hausse le ton en direction du couloir.) Et là, ça sera pas gratuit !
Xavière, off. — Marylou, allez aider M. Pinieira au lieu de pleurnicher.
Marylou, off. — Tout de suite, Madame.
Xavière, off. — Tâchons de gagner un peu sur la main-d’œuvre.
José. — Bon ! Au boulot, José ! Tu l’auras bien gagnée, la petite sieste. (Il se remet à genoux et commence à placer des morceaux de carrelage dans le seau.) Si c’est pas malheureux ! Du beau carrelage comme ça !
Marylou, entrant. — Je viens vous aider, monsieur Pinieira ?
José. — C’est pas de refus. Tenez-moi ce seau. (Il le lui donne. Le seau pèse déjà son poids, ce qui surprend Marylou. Dans ce qui suit, José est derrière le canapé et apparaît à plusieurs reprises avec un morceau de carrelage qu’il pose dans le seau que tient difficilement Marylou. À chaque morceau de carrelage supplémentaire, elle souffrira un peu plus.) Dites, il est toujours comme ça le patron ?
Marylou. — Il est comme ça depuis six mois.
José. — Qu’est-ce qu’il lui est arrivé ?
Marylou. — Un coup de foudre.
José. — Un coup de foudre ? C’est une nana qui l’a rendu zinzin ?
Marylou. — Non, la foudre, la vraie… Il était en train de chasser le sanglier à courre, comme souvent, quand soudain, un éclair et crac ! le cheval, trois chiens et M. Agénor, foudroyés tous ensemble !
José. — Il a eu une sacrée veine de s’en tirer.
Marylou. — En fait, c’est le cheval et les chiens qui ont tout pris… Enfin, presque tout… Parce que depuis, M. Agénor a perdu le nord.
José. — Ça lui a même drôlement chauffé la cafetière, on dirait. Il est sérieusement dérangé, pépère !
Marylou. — Depuis, le pauvre homme ne se souvient de rien et vit dans son monde comme si le temps s’était arrêté pile sur le coup de foudre. Il est resté bloqué sur la chasse à courre.
José. — Ça, j’ai vu ! Y a pas deux minutes il se croyait à cheval et il m’a pris pour un sanglier ; maintenant il fait le chien.
Marylou. — Hélas ! M. Agénor passe souvent d’un délire à un autre. Parfois un seul mot suffit à le faire sauter du coq à l’âne, enfin du cheval au chien ou au chasseur. Tantôt il se croit sur son cheval, tantôt il se prend carrément pour son cheval, mais le pire c’est quand il se prend pour le chien.
José. — Pire ? Qu’est-ce qu’il fait ?
Marylou. — Je vous le dis mais faut pas le répéter… Eh ben, quelquefois, quand il se prend pour un chien, il se comporte vraiment comme un chien.
José. — Faut l’enfermer !
Marylou. — Oh non ! Il n’est pas dangereux. Seulement il court un peu partout, aboie beaucoup et… il renifle tout et n’importe quoi… (Très gênée, elle désigne son postérieur.)
José. — Oui, ça, ça peut être gênant…
Marylou. — Et puis il y a… il y a le… Enfin, les…
José. — Les quoi ?
Marylou. — Eh bien, les… (Elle mime un chien levant la patte.)
José. — Non ?
Marylou. — Si… Partout.
José. — Il mord pas, au moins ?
Marylou. — Oh non ! À part le facteur…
José. — Il a mordu le facteur ?
Marylou. — Oui, oh ! un tout petit peu ! Ça, le facteur, il ne peut pas le sentir.
José, moqueur. — Eh ben !… Et quand on lui lance une balle, il la ramène aussi ?
Marylou. — Ne vous moquez pas, monsieur Pinieira ! C’est un grand malheur, vous savez. C’était un sacré patron, M. Agénor. Fallait voir comment il faisait tourner la manufacture et comment ses ouvriers l’aimaient. Maintenant c’est M. Damien qui le remplace. Il fait ce qu’il peut mais il n’est pas vraiment le patron.
José. — Ah bon ?
Marylou. — La manufacture Marcy-Beaupré est une très grosse entreprise mais très familiale. Depuis que Monsieur est malade c’est Madame la patronne, mais elle n’y connaît rien du tout. C’est pour ça qu’elle a besoin de M. Damien. M. Damien ne sera véritablement le P.-D.G. que quand il sera aussi le mari de Mlle Claire, mais il n’épousera Mlle Claire que s’il est le P.-D.G.
José. — C’est un cercle vicieux ?
Marylou. — Oh non ! C’est un jeune homme tout à fait comme il faut… Je crois que le seau est plein, monsieur Pinieira.
José. — Ah bon ! Allez, j’y mets encore ça et on va le vider dans la camionnette. (Il se relève. Elle s’attend à ce qu’il prenne le seau mais il n’en fait rien. Il part vers le hall en sortant une cigarette.) Après, j’irai faire ma petite sieste. (Il sort et off.) C’est pas trop lourd ?
Marylou, faussement. — Non, non, monsieur Pinieira. (Elle sort en traînant le seau comme elle peut.)
Claire, entrant en regardant sa toile qu’elle tient à deux mains. — Eh bien, tu vois, mon chéri, je n’en avais pas pour si longtemps. C’est sublime. C’est ma plus belle création.
Damien, entrant en se rajustant. — Je peux aller travailler, maintenant ?
Claire. — Quand tu auras accroché mon œuvre au mur. Que dis-je, mon œuvre, mon chef-d’œuvre !
Damien. — Tu veux que je fasse ça maintenant ?
Claire. — Je suis si impatiente de le voir en majesté dans un espace qui lui donnera toute sa force !
Damien. — Un nu de moi, au mur ? J’ai peur que ta mère ne voie pas ça d’un très bon œil.
Claire. — Ma mère croit en mon talent et ne verra que l’aspect artistique.
Damien. — Je n’en suis pas si sûr.
Claire. — Mais si ! Allez, accroche-le… là. (Elle montre le mur derrière le canapé.)
Damien. — Ici ?!
Claire. — On dirait que ce mur l’attendait.
Damien. — On ne va pas m’accrocher dans le salon ! Nu !
Claire. — Pourquoi pas ?
Damien. — Mais voyons… C’est très gênant… Et puis il y a l’émir et les Schmurtgel qui vont…
Claire. — M’en fous !
Damien. — Écoute, ma chérie, tu sais que l’entreprise est au bord de la faillite depuis que…
Claire. — … depuis que père a fondu les plombs, oui, je sais. Et alors ?
Damien. — Et alors, sans me vanter, il n’y a plus que moi pour essayer d’éviter la ruine. Surtout depuis que cette ordure de Morissot s’est enfuie aux Bahamas avec la caisse.
Claire. — Morissot ? Le chef comptable, l’ami d’enfance de père ?
Damien. — Tu parles d’un ami ! Il a profité de la faiblesse de ton père pour détourner la moitié de la trésorerie. Quand je m’en suis rendu compte, il était déjà loin.
Claire. — Quel salaud, ce Morissot ! Heureusement que tu es là, mon chéri.
Damien. — Effectivement. Alors, tu vois, j’ai un tas de dossiers à terminer pour les présenter aux gens de la banque Schmurtgel et au prince Al Siffi que je dois rencontrer demain. C’est une réunion cruciale pour l’avenir de la manufacture. Alors, ton petit tableau peut bien…
Claire, vexée. — Quoi, mon petit tableau ? Je ne vois pas le rapport avec mon tableau. Mon petit chéri peut bien prendre deux petites minutes pour enfoncer un petit clou dans ce petit mur pour accrocher ma plus grande œuvre.
Damien. — Oui, oui, mais je n’ai pas de clou et…
Claire. — Comme tu voudras ! (Elle rejoue l’asthmatique.)...