Le Dîner de Condé

Le Grand Condé, tombé en disgrâce, espère regagner les faveurs de son cousin Louis XIV en le conviant, lui et sa cour, en son château de Chantilly pour trois jours de festivités. Deux mille couverts doivent être prêts en un temps record. Afin d’organiser cette somptueuse réception, Condé peut compter sur la crème des maîtres d’hôtel : François Vatel. Mais ce dernier, flanqué d’une équipe incontrôlable, n’est pas au bout de ses surprises. Entre coups tordus et coups du sort, les préparatifs s’avèrent plus tumultueux que prévu… Le Grand Condé rentrera-t-il en grâce ? Vatel parviendra-t-il à relever le défi ? Et à quel prix ?

“Une comédie hystérique historique qui nous plonge dans les coulisses de la grande cuisine française du XVIIe siècle et rend hommage à un personnage au destin exceptionnel : François Vatel.”




Le Dîner de Condé

Acte I

Jeudi 9 avril 1671, J-15

Narrateur

Nous sommes au mois d’avril 1671 au château de Chantilly. Cette somptueuse demeure est celle du prince de Condé, l’un des plus illustres personnages du xviie siècle. Mieux connu sous le nom de Grand Condé, il n’est autre que le cousin du roi de France Louis XIV. Pour l’instant, la maisonnée s’affaire comme à l’accoutumée en cette matinée printanière. Mais une nouvelle inattendue pourrait bien changer le cours des choses…

Scène 1

La Lettre

Le Grand Condé, Charlotte de Montmorency, Jean Gourville

Dans le salon, le Grand Condé est assis à son bureau, en train de trier son courrier.

Le Grand Condé

Facture… facture… facture… Tiens, mais c’est ce bon Molière qui m’offre la primeur de sa nouvelle pièce. Les… Fourberies… de… Scapin 1. Fort bien, je vais l’inviter tantôt à la jouer céans. Facture… facture… Oooh ! (Il se lève et saisit sa canne 2.) Ha ha ha ! Le roi m’a écrit ! Le roi m’a écrit ! Enfin… Enfin est venue l’heure où je serai lavé du déshonneur. Enfin, le nom de « Condé » recouvrera tout son éclat. Enfin, je reprendrai ma place et plus rien ne pourra entraver mon glorieux dessein. Après tout, je suis encore dans la force de l’âge 3 ! Ha ha ha !

Charlotte de Montmorency

Mon Prince, êtes-vous souffrant ? On a ouï vos cris jusques aux grilles du château !

Condé

Que nenni, mère, je n’ai jamais été aussi heureux ! (Il montre l’enveloppe à Charlotte qui regarde systématiquement à côté.) Regardez, juste là ! Non, là ! Lààà ! Vous voyez un sceau ?

Charlotte

(Regardant Condé.) Un sot ? Assurément, j’en vois un.

Condé

Eh bien, il en aura mis du temps à répondre !

Charlotte

Souffrez, mon fils, que je vous rafraîchisse la mémoire. N’avez-vous point mené une fronde contre lui ?

Condé

Pas contre lui, non, contre Mazarin. Ce faquin écarlate 4 !

Charlotte

Vous moquez-vous ? Sa Majesté était certes trop jeune à l’époque, mais c’est bien le pouvoir royal que vous avez défié en la personne du cardinal.

Condé

Oui, et après ?

Ils se prennent tour à tour la lettre des mains.

Charlotte

Après, vous avez mis votre épée au service du roi d’Espagne.

Condé

Je n’étais plus chez moi au royaume de France, il fallait bien que je me réfugiasse en terre étrangère !

Charlotte

Vous avez donc choisi notre pire ennemi.

Condé

Il m’a fait une offre que je ne pouvais point refuser. Je n’allais pas rester sans emploi. Un prince de mon rang !

Charlotte

Et vous avez combattu contre le roi de France.

Condé

Où voulez-vous en venir, mère ? J’ai mérité mon sort, c’est ça ? Être arrêté, emprisonné, condamné à mort, exilé, déchu de tous mes titres et mes biens ! Vingt ans de disgrâce 5, n’est-ce pas assez pour vous ?

Charlotte

Calmez-vous, mon Prince ! C’est mauvais pour votre goutte. Ce que je veux dire, c’est que votre cousin le roi avait quelque raison de vous en vouloir…

Condé

En fin de compte, son autorité s’en est trouvée renforcée. Il aurait dû me remercier !

Charlotte

C’est ce qu’il a fait, il vous a remercié ! Bon, et si nous ouvrions cette lettre ?

Gourville entre sans crier gare.

Gourville

Aaah ! Madame ! (Apercevant Condé.) Hum, Monseigneur…

Condé

Gourville, qu’est-ce que vous voulez ? Vous voyez bien que vous nous dérangez ! (Il agite l’enveloppe sous le nez de Gourville.) Allez, foutez-moi le camp ! (Gourville sort, prenant au passage un livre sur le bureau afin de justifier son intrusion. Condé ouvre la lettre. Grandiloquent.) « À l’attention de Louis II de Bourbon-Condé, Premier prince du sang, Prince de Condé, Duc de Bourbon, Duc de Montmorency, Duc de Châteauroux, Duc de Bellegarde, Duc de Fronsac, Comte de Sancerre, Gouverneur du Berry, Gouverneur de Bourgogne, Seigneur de Chantilly… » Mais c’est moi, ça, c’est moi !

Charlotte

Quel enfant !

Condé

(Expéditif.) Nous, Louis de Bourbon, quatorzième du nom, roi de France et de Navarre, bla-bla-bla… acceptons l’invitation de notre cousin à dîner en sa demeure de Chantilly.

Condé et Charlotte

Il a dit oui ! Il a dit oui !

Charlotte

Encore heureux qu’il n’écrive point pour décliner.

Condé

Ça va être grandiose ! Ha ha ha ! Je vais rentrer en grâce ! Je vais rentrer en grâce ! Il n’y a pas une minute à perdre, je m’en vais de ce pas quérir Vatel.

Il sort.

Scène 2

Poème en « ut »

Charlotte, Gourville

Gourville réapparaît, se jetant aux pieds de Charlotte.

Gourville

Aaah ! Madame ! Madame ! Charlotte ! Ma divine Princesse !

Charlotte

Vous m’avez mise dans une position fort inconfortable, tout à l’heure. Le prince a bien failli nous découvrir. Allons, relevez-vous !

Gourville

Me relever ? Vous n’y pensez pas ! Comment, dès lors, vous témoignerai-je mon inclination ?

Charlotte

Soit, restez là, alors.

Gourville

(Il sort un papier de sa poche.)

Hi-er, au fond de ma cahute

À l’insomnie, j’étais en butte

Votre lit fut mon point de chute

Car vous échapper, vous ne pûtes.

Charlotte

Flûte !

Gourville

Bouillant comme une cocotte-minute

Deux coups de langue et trois turluttes

J’enfonçai mon anacoluthe

Au plus profond de votre…

Charlotte

Chut !

Gourville

La voici, la chute !

Charlotte

Zut !

Gourville

Plus affamé que Belzébuth,

Mon vigoureux vit est en rut

Il vous désire tous azimuts

Allons encore à la culbute !

Charlotte

Enfin ! Monsieur ! Pensez-vous que ce soit le moment et le lieu pour vos vers licencieux ?

Gourville

C’est que j’écris à la façon du sieur La Fontaine ! Voyez-vous, il n’a pas publié que des fables, il est aussi l’auteur de contes grivois 6.

Charlotte

Au moins La Fontaine use-t-il de métaphores !

Gourville

(Entreprenant.) Pourtant Madame aimait, il n’y a guère, que je lui caressasse l’oreille…, l’esprit… et le reste…

Charlotte

(Se dégageant.) Mon ami, j’ai à vous entretenir d’une affaire pressante.

Gourville

Je suis tout ouïe.

Charlotte

Le roi nous fait tantôt l’honneur de sa visite.

Gourville

Ah, la lettre, c’était donc cela !

Charlotte

Si les festivités sont à son goût, mon fils recouvrera sa position.

Gourville

Le prince doit être en joie.

Charlotte

Et nous réintégrerons la cour.

Gourville

La cour !

Charlotte

Allons, Gourville, nous ne pouvions rester indéfiniment reclus à Chantilly !

Gourville

Madame, comment survivrai-je…

Charlotte

Et moi, comment survivrai-je une minute de plus ici ? Vous savez, j’étais très en vue à la cour, j’avais la confiance de la régente, j’étais de toutes les fêtes, de toutes les conversations. On louait la vivacité de mon esprit, l’élégance de mes toilettes, la hauteur de mes perruques… Mais ça, c’était avant. Avant que mon fils ne décide, sans même m’en parler, de guerroyer contre son propre roi !

Gourville

Moi qui pensais contribuer un tant soit peu à votre bon plaisir…

Charlotte

Mais oui, mon cher, vous m’avez rendu cette retraite plus supportable. Fort heureusement, elle s’achève bientôt par un grand festin.

Gourville

Un grand festin implique de grandes dépenses. Or, nos finances sont au plus mal. D’ailleurs, je m’en vais le dire au prince.

Il va pour sortir.

Charlotte

Vous ne direz rien au prince, voyons ! Le roi en personne se rend chez nous, vous n’allez pas jouer les grippe-sous !

Gourville

Je ne fais que remplir mon rôle d’intendant chargé des finances…

Charlotte

(Voulant l’amadouer.) Et l‘intendant chargé des finances va bien nous trouver une solution… (Silence de Gourville.) Dieu soit loué, au moins, pour l’organisation, nous savons sur qui nous pouvons compter : Vatel !

Gourville

Aaah, Vatel, toujours Vatel, encore Vatel, tout le monde n’a que ce nom à la bouche !

Charlotte

Pour notre « contrôleur général de la bouche », c’est fort à propos ! S’il réussit, il nous suivra à la cour.

Gourville

La cour ! Et moi, je…

Charlotte

Le roi a déjà moult intendants à son service, mon ami.

Gourville

Et des maîtres d’hôtel, il n’en a pas, peut-être ?

Charlotte

Il n’a pas Vatel !

Gourville

Raaah, Vatel ! C’est toujours la même chose ! Qui trouve les fonds pour organiser la réception ? C’est moi ! Et qui reçoit les honneurs quand la fête est finie ? C’est lui ! À lui le beau rôle, à moi le rôle ingrat ; à lui les éloges, à moi les reproches ; à lui la gloire, à moi… l’oubli…

Charlotte

En voilà une crise de jalousie !

Gourville

Que puis-je faire, Madame, pour caresser l’espoir de conserver à mes côtés votre aimable présence, votre admirable personne ?

Charlotte

Rien, Gourville. Les choses sont ainsi faites : la place des Bourbon-Condé est au plus près du Soleil.

Gourville

Icare pensait la même chose.

Charlotte

(À part.) Quel pisse-froid !

Gourville

Eh bien, soit, je me plierai à la destinée de votre illustre maison. J’attendrai là patiemment vos séjours ; mon doux, mon tendre, mon merveilleux amour.

Charlotte

C’est agir là en gentilhomme.

Gourville

Et en poète !

Charlotte

Si vous le dites. Bien, cette discussion m’a donné quelques vapeurs, je descends prendre l’air aux jardins.

Gourville

Je suis votre serviteur dévoué, Madame. (Charlotte sort.) Vatel me doit tout ! C’est moi qui l’ai fait entrer dans cette maison, et c’est lui qui va aller servir le roi ? Et Charlotte, ma divine princesse… Non… Charlotte n’ira pas à la cour ! Et Vatel encore moins !

Il sort.

Scène 3

L’annonce à Marie

Marie Tarton, François Vatel, Condé

Marie Tarton entre dans la cuisine.

Marie Tarton

Alors… Qu’est-ce que nous avons là ? (Ajoutant une à une les épices dans une marmite.) Cardamome… Safran… Cannelle, numéro 5… (Elle s’asperge de cannelle.) Gingembre… Poivre… Et… Qu’est-ce que c’est ? Zut, y a plus l’étiquette. Bon ben, ce sera l’épice surprise. (Elle en met abondamment.) Ah, j’ai failli oublier ! Girofle… Le clou du spectacle… (Arrive François Vatel.) Ben, François, qu’est-ce que tu fais là ? C’est pas relâche, aujourd’hui ?

François Vatel

Comment veux-tu ? Je n’avais pas ouvert l’œil que j’entendais déjà crier mon nom de toutes parts : « Où est M. Vatel ? Une livraison pour M. Vatel ! Je dois voir de toute urgence M. Vatel ! »

Marie

On ne peut pas se passer de toi, mon cher.

Vatel

Tu sais ce que j’ai fait ce matin, dès potron-minet ? J’ai commandé du foin pour les chevaux, envoyé quérir le pain, passé un marché de blanchisserie, reçu la vaisselle d’argent et les verres en cristal, calmé des fournisseurs qui attendaient d’être payés — le jour même, on aura tout vu ! —, réglé un différend entre deux domestiques — une sombre affaire de vol de bonnet de nuit —, supervisé les travaux du château, réceptionné une statue, approuvé les plans des jardins — Le Nôtre a encore fait des merveilles ! Enfin, fourbu comme si j’avais vécu trois journées en une matinée, j’ai trouvé refuge dans ta cuisine, ma bonne Marie, pour quelques minutes de repos.

Marie

Tu as bien fait. Tiens, goûte-moi ça. Ça va te requinquer.

Vatel

Pfouuaaa ! Ça réveillerait un mort ! Y a combien d’épices, là-dedans ?

Marie

Une ou… deux…

Vatel

Marie !

Marie

Oui, ben, je les aime toutes, alors je les ai toutes mises, voilà !

Vatel

Tu sais, le prince les digère mal, ça lui donne des météorismes.

Marie

Des quoi ?

Vatel

Des météorismes. Disons qu’il fait preuve de « spontanéité corporelle ».

Marie

Oui, bon, ça le fait péter, et après ?

Vatel

Marie…

Marie

Écoute-moi bien, François : chez les Tarton, on cuisine les épices de génération en génération. Mon arrière-arrière-grand-mère cuisinait les épices, mon arrière-grand-mère cuisinait les épices, ma grand-mère cuisinait les épices…

Vatel

Et ta mère ! Marie, je suis au courant. Néanmoins, j’ai fait planter quelques herbes aromatiques dans le jardin. Il n’y a qu’à se pencher et se servir. Il paraît qu’elles ont un succès fou à la cour.

Marie

N’importe quoi ! Le roi mange toujours ses ragoûts très épicés. J’ai mes informateurs, figure-toi !

Condé

(Des coulisses.) Vatel ! Vatel !

Marie

On dirait bien que la pause est terminée.

Vatel

Ah non non non, il va encore me demander quelque service ou m’envoyer quérir je ne sais quoi. Cache-moi, Marie, vite !

Marie

Mais ça va pas, François ? S’il te découvre, tu imagines ?

Vatel

(Se cachant sous la table.) Je suis en RTT !

Marie

François, sérieusement… (Condé, muni de sa canne, entre dans la cuisine.) Monseigneur.

Condé

Vous n’avez pas vu Vatel ?

Marie

Non, Monseigneur.

Condé

Diantre, il faut que je lui parle incessamment. Mmm, ça sent très, très… fort. Que préparez-vous ?

Marie

De la poularde farcie ; une recette que je tiens d’un aïeul qui a vécu au siècle dernier et qui farcissait la poularde avec…

Condé

Oui, d’accord. Marie, tenez-vous bien à votre tablier. Vous allez cuisiner… pour le roi de France !

De surprise, Vatel se redresse et se cogne la tête à la table. Marie tape un coup sur la table pour faire diversion.

Marie

Le roi de France ?

Condé

Lui-même.

Vatel « rend le coup » en tapant du poing sous la table. Marie retape sur la table.

Marie

Le roi de France !

Condé

En personne. Eh bien, Marie ! Quelle énergie ! Quelle poigne ! Est-ce la venue du roi qui vous donne tant de force et d’allégresse ?

Marie

Oui, mon Prince. (Elle retape sur la table.) Je mesure l’honneur qui m’est fait de cuisiner pour Sa Majesté, et encore plus celui de vous servir, Votre Altesse.

Condé

J‘aime ce dévouement ! Cette abnégation ! Dès que vous verrez Vatel, dites-lui que je l’attends dans le salon.

Il sort.

Marie

Mais qu’est-ce qui t’a pris, François ? Ne me mets plus jamais dans une situation pareille !

Vatel

Ai-je bien entendu ? Il a dit que le roi allait venir ?

Marie

Sans blague ?

Vatel

C’est une catastrophe !

Marie

Qu’est-ce que tu racontes ? Ça va être… mortel ! On forme une super équipe tous les deux. Allez, François, tu ne vas tout de même pas faire attendre le prince, il faut y aller maintenant !

Ils sortent.

Scène 4

L’annonce à Vatel

Condé, Vatel

Le Grand Condé se trouve à son bureau, en train de jouer aux petits soldats.

Vatel

Son Altesse a demandé à me voir.

Condé

Ah ! Vatel ! Mon cher François ! Vous permettez que je vous appelle François ? (Condé lui donne une grande tape dans le dos, se déséquilibrant lui-même.) Comment allez-vous, François ? Mais dites donc, je ne vous ai pas vu de la matinée…

Vatel

Cependant, Monseigneur, je courais çà et là dans le château, des écuries aux jardins, en passant par les cuisines. Et ce, même si c’était mon jour de repos.

Condé

Vous, vous n’arrivez jamais à décrocher, hein ! Un vrai bourreau de travail ! À propos, je me demandais : cela fait combien de temps que vous êtes à mon service, mon bon François ?

Vatel

Quatre ans, Votre Altesse.

Condé

Quatre ans ! Et nous en avons vécu des choses ensemble, ah là là… Des dîners, des soupers, des fêtes, des réceptions, des dîners, des soupers, hum, ça, je l’ai déjà dit. Vous avez contribué à la renommée de la maison Condé dans tout le royaume. Je vous en sais gré, François.

Vatel

Merci…

Condé

(Même jeu.) Et modeste, avec ça ! À présent, je vous propose d’écrire une nouvelle page de notre histoire à Chantilly. Figurez-vous que mon cousin le roi a daigné accepter mon invitation à venir festoyer céans.

Vatel

J’ai ouï dire, en effet.

Condé

François, vous seul pouvez organiser ce dîner, que dis-je « ce dîner », le dîner de Condé, celui qui va décider de mon sort, de l’avenir de notre maison, pour les générations futures, pour les siècles des siècles…

Vatel

Amen.

Con

Pour vous le dire en d’autres termes, il va falloir mettre les petits plats dans les grands, les bouchées doubles, envoyer du pâté ! Et je veux un show aussi, attention, du lourd, du beau, du clinquant ! Vous allez mettre des paillettes dans nos vies, François !

Vatel

Des paillettes ?

Condé

Ouiii ! Louis sera éblouiii ! Ce n’est qu’à ce prix que je pourrai regagner sa confiance.

Vatel

Mais… ne l’avez-vous pas déjà regagnée, Monseigneur ? Le roi ne vous a-t-il pas rendu vos titres et vos biens, confié une campagne militaire dont vous êtes sorti victorieux ? Alors, un dîner, somme toute, est-ce bien nécessaire ?

Condé

Seul un dîner permet de faire la paix. À l’issue de la réception, je serai nommé commandant en chef des armées françaises. Cette date scellera aux yeux du monde notre réconciliation et marquera officiellement mon retour en grâce. Et vous voulez que je rentre en grâce, n’est-ce pas, François ?

Vatel

C’est mon souhait le plus cher, Votre Altesse Sérénissime.

Condé

(Même jeu.) À la bonne heure, ce bon vieux François ! Une dernière chose. Mon ami le duc de La Rochefoucauld se sépare de son chef des cuisines. J’ai proposé de le prendre chez nous, afin qu’il seconde Marie dans les préparatifs.

Vatel

Ah, heu… mais…

Condé

Y voyez-vous une objection ?

Vatel

Aucune, Monseigneur.

Condé

Bien.

Condé sort.

Scène 5

La crise du logement

Vatel, Clotilde Vatel, Marie

Vatel s’assoit à la table de la cuisine.

Clotilde Vatel

Ah ! Toi, quand je te cherche, je te trouve ! Dans la cuisine, comme toujours ! (Elle sort une fiole de sa poche.) Une gorgée d’hypocras ?

Vatel décline.

Vatel

Décidément, je ne peux pas être tranquille deux minutes, même ma femme s’y met.

Clotilde

J’ai croisé Gourville dans l’antichambre du prince. Tu le connais, il m’a donné quelques chiffres concernant la venue du roi. Ça devrait t’intéresser.

Vatel

Dis toujours.

Clotilde

Deux mille.

Vatel

Deux mille ?

Clotilde

Ils seront deux mille.

Vatel

Qui ça ?

Clotilde

Ben, le roi, François. Il n’arrive pas seul.

Vatel

Un malheur n’arrive jamais seul.

Clotilde

C’est simple : le roi, Monsieur son frère…

Vatel

Oui, « Monsieur ».

Clotilde

… la reine, six cents courtisans environ, trois domestiques par courtisan en moyenne, plus le personnel que nous allons devoir embaucher, ça fait deux mille.

Elle boit d’une traite dans sa fiole.

Vatel

Deux mille personnes à nourrir !

Clotilde

Et à loger ! Ben oui, François, tu sais bien comment ça se passe, c’est un dîner qui va durer trois jours… et trois nuits. Mais pas d’inquiétude : Marie et toi, vous vous occupez de la bouche ; moi et mes femmes de chambre, on s’occupe de la couche !

Vatel

Et comment comptes-tu t’y prendre ?

Clotilde

D’abord, on va faire avec ce qu’on a ! Pour loger la famille royale et ses domestiques, nous allons transformer en chambre la moindre pièce de ce château. Même les réduits où l’on stocke les arrosoirs ! Des pièces qu’il faudra nettoyer, balayer, astiquer, peindre, meubler, décorer, fleurir. Je vais mettre ma meilleure équipe sur le coup. (Elle lève un pouce.) Des gars comme ça !

Vatel

Parfait !… Et où mets-tu les 1950 autres personnes ?

Clotilde

Dans les villages alentour, les maisons des particuliers, les au­berges ! En assurant aussi le nettoyage, les aménagements…  

Vatel

Fichtre ! Heureusement qu’on a du temps.

Clotilde

Quinze.

Vatel

Quoi, quinze ?

Clotilde

On a quinze jours, François.

Elle boit à nouveau.

Vatel

Quinze jours ! Eh ben, c’est la journée des bonnes nouvelles ! D’ailleurs, tu connais pas la dernière ? Le prince fait venir un cuisinier pour travailler avec Marie. J’en suis malade rien que de lui annoncer.

Clotilde

Nooon ! Autant loger deux mille personnes me semble un jeu d’enfant, autant annoncer à Marie qu’on lui met un cuisinier dans les pattes… Alors là, mon chéri, je te souhaite bon courage !

Vatel

Je pensais, tu pourrais peut-être lui dire, toi.

Clotilde

Ah non, François, c’est ta meilleure amie, tu assumes !

Marie entre dans la cuisine.

Marie

Ah, vous êtes là !

Clotilde

Bonjour, Marie. Comment vas-tu ?

Marie

Très bien. J’ai fait une nouvelle commande d’épices pour la venue du roi.

Vatel

À propos, Marie…

Scène 6

Un bonhomme dans la cuisine

Vatel, Clotilde, Marie, Antoine Combault

Le nouveau maître-queux, chargé d’une besace remplie d’ustensiles et de condiments, fait irruption dans la cuisine.

Antoine Combault

Aaah ! C’est donc ici le Cœur de la maison, le Temple du bon goût, le Repaire des fins gourmets, le Sanctuaire du dieu Gaster…

Marie

Oui, c’est pour quoi ?

Antoine

Oh, vous, vous ! Vous devez être l’Enchanteresse du palais, la Muse des papilles, la Perséphone des hauts-fourneaux, ­l’Artémis des gibiers en sauce ! (Il tend la main.) Antoine Combault, maître-queux. On m’a dit que vous aviez besoin de renfort.

Marie

(L’ignorant.) On a tout ce qu’il nous faut ici. Au revoir, Monsieur, merci d’être venu.

Clotilde

Marie, c’est une demande du prince…

Marie

Quoiii ? Et l’on ne m’a même pas prévenue ! Mais pourquoi je ne suis pas au courant ? François !

Clotilde

Il allait t’en parler. N’est-ce pas, François ?

Marie

Je me débrouille très bien toute seule ! Je n’en suis pas à ma première réception, quand même… Ah, d’accord, j’ai compris : je suis une femme, donc je ne suis pas capable de cuisiner pour le roi de France, c’est ça ? Foutre un bonhomme dans ma cuisine ! (Elle menace Antoine avec un couteau.) On a besoin de personne, je vous ai dit ! Sortez d’ici !

Clotilde

Enfin ! Marie ! Vois ça comme une occasion d’échanger vos techniques, de partager vos savoirs…

Marie

Je sais tout ce qu’il faut savoir sur la cuisine !

Vatel

Marie, je t’en ai déjà parlé : les épices, tout ça…

Clotilde

Qui serviez-vous précédemment, Monsieur ?  

Antoine

Le duc de La Rochefoucauld.

Clotilde

Voyez-vous cela, c’est une belle référence !

Antoine

J’ai plus de trente ans d’expérience. La cuisine et moi, c’est une fusion.

Clotilde

Et pourquoi êtes-vous parti de cette illustre maison ?

Antoine

Eh bien, pour être tout à fait honnête, on m’a invité à la quitter.

Marie

Ah ! Voilà !

Clotilde

Et pour quelle raison ?  

Antoine

Je n’ai pas mis d’eau dans mon vin.

Vatel, Clotilde et Marie

Quoiii ?

Antoine

Ma foi ! Suivant les préceptes de la nouvelle cuisine, on ne coupe plus le vin avec de l’eau.

Marie

Mais l’on y met toujours du sucre et des épices ?

Antoine

(Il se sert un verre de vin.) Plus rien de tout cela ! On boit le vin pur, de manière à profiter pleinement de sa couleur vermeille, de sa robe veloutée, de ses arômes puissants. Voyez-vous, j’ai toujours une longueur d’avance. Une longueur en bouche ! Mais cela a déplu au duc…

Marie

Et cela déplaira au roi !

Vatel

Ah ça, hors de question !

Antoine

Soyez assuré que je ne ferai rien qui puisse déplaire à qui que ce soit, à commencer par la maîtresse de céans.

Marie

Mais qu’est-ce que j’ai fait au Bon Dieu ?

Antoine

Je ne serai là que le temps des festivités, je m’en irai ensuite. Vous avez ma parole.

Clotilde

Eh bien, voilà, c’est un moindre mal ! N’est-ce pas, Marie ?

Vatel

Alors ! Il faut compter une soixantaine de tables, dont vingt-cinq tables d’honneur. Outre la collation de bienvenue, il y aura quatre repas : le souper du jeudi, le dîner et le souper du vendredi, le dîner du samedi. Je propose cinq services : potages, hors-d’œuvre, rôts, entremets et fruits. Faites-moi vos propositions de menu. Entendu ?

Antoine

(Ayant revêtu son tablier et son chapeau de cuisinier.) C’est comme si c’était fait !

Clotilde

François, tu m’accompagnes faire l’état des lieux du château ?

Vatel

Allons-y.

Vatel sort, suivi de Clotilde qui termine cul sec le verre d’Antoine.

Scène 7

Une casserole pour deux

Marie, Antoine

Dans un silence pesant, Marie aiguise un couteau. Antoine tente d’établir le dialogue.

Antoine

Hum, pour le menu du jeudi, vous avez une idée ?

Marie

Évidemment que j’ai une idée.

Antoine

Et… ? Vous voulez me la dire ?

Marie

J’ai élaboré un menu traditionnel, se déclinant autour de hérons, de faisans et de cygnes rôtis.

Antoine

Fort bien, fort bien ! Puis-je vous faire une suggestion ?

Marie

J’ai l’impression que je ne vais pas y couper, de toute façon.

Antoine

On ne sert plus de grands oiseaux sur les tables royales.

Marie

Ah oui ? Et que sert-on, alors ? Des petits oiseaux ?

Antoine

Oui, bécasse…

Marie

(Le menaçant avec un couteau.) Qu’est-ce que vous dites ?

Antoine

Bécasse, pigeon, ortolan, alouette… Des petits oiseaux, quoi !

Marie

(Reposant le couteau.) Mh, je préfère ça.

Antoine

De surcroît, votre menu manque de verdure. On note un fort retour vers la nature ; il faut accompagner les rôts de salades, ajouter des légumes dans les entremets. Des pois verts, tiens, c’est le dernier luxe à la cour ! Et pour l’assaisonnement, qu’avez-vous prévu ?

Marie

Des sauces à base de verjus.

Antoine

Gare à l’acidité trop prononcée ! Il faut limiter l’acidité en ajoutant des matières grasses, comme du bon beurre.

Marie

Une cuisson dans du sucre.

Antoine

Du sucre, malheureuse ! On ne sucre plus les viandes, on réserve le sucre pour la fin du repas.

Marie

Mais si ça continue, il va finir par me sucrer mes épices !

Antoine

Les épices en excès, c’est à peine bon pour masquer le goût des viandes faisandées. Dans la nouvelle cuisine, on limite les épices en recourant aux herbes aromatiques : thym, laurier, persil… pour relever les saveurs existantes, et c’est tout !

Marie

Donc, si je comprends bien, on change mon menu !

Antoine

On ne le change pas, on l’agrémente, on l’améliore !

Marie

Vous vous foutez de moi ? Et puis d’abord, il n’y a rien dans ce que vous proposez. Aucun goût, aucune saveur…

Antoine

Aucun goût, aucune saveur, ça, c’est ce que vous proposez ! Gâter le goût des aliments par force épices, force sucres, est-ce donc là votre vision de la cuisine ? Allons, Marie, ne passons pas à côté des choses simples.

Marie

Si vous faites tout à votre sauce, le roi va être surpris…

Elle sort.

Antoine

Surpris, surpris… Mais oui ! Vous avez raison, Marie, il faut surprendre le roi ! Le changement, c’est maintenant.

Il sort.

Scène 8

Les fourberies de Gourville

Gourville, Clotilde

Clotilde entre dans le salon. Posté à l’entrée, Gourville l’observe malignement.

Gourville

Alors, comment va ton mari ? Prêt à relever le défi ?

Clotilde

Tu parles ! Il est mort d’inquiétude.

Gourville

À ce point ?

Clotilde

Ben oui, à ce point ! Il y a dix ans, la réception que François a organisée chez Fouquet était si réussie qu’elle a suscité la jalousie du roi et causé la perte de notre maître. On a dû fuir, s’exiler… Tu crois qu’on a oublié ?

Gourville

Personne n’a oublié, Clotilde. J’y étais, je te rappelle.

Clotilde

Et aujourd’hui, c’est Condé qui lui demande d’organiser un dîner encore plus somptueux.

Gourville

Encore plus coûteux ! Les caisses sont vides, Clotilde, et comme tu le sais, il n’y a pas d’argent magique.

Clotilde

Il faudra bien en trouver.

Gourville

Tu ne t’es jamais dit que les réceptions de François portaient malheur ?

Clotilde

Malheur ? Mais son dessein n’est que de réjouir !

Gourville

Réjouir ? Fouquet croupit en prison à l’heure où nous parlons. Qui sait ce qu’il adviendra de Condé…

Clotilde

Que dis-tu, non ! François ne pourrait souffrir cette idée !

Gourville

J’aurais bien une solution…

Clotide

Laquelle ?

Gourville

Déclarer forfait. Si l’histoire se répète, si le roi se sent de nouveau offusqué par tant de magnificence, François n’aura pas à endosser la responsabilité de cet « échec ».

Clotilde

Tu n’y penses pas !

Gourville

Dis-lui de poser sa dém’.

Clotilde

Démissionner ! Mais Gourville, François s’est engagé à défendre l’honneur de la maison Condé !

Gourville

Tu ne crois pas qu’il serait temps de penser un peu à vous, Clotilde ? Tu as envie de servir les puissants toute ta vie, toi ? Tu n’aspires pas à autre chose ? À devenir mère, par exemple ?

Clotilde

Si, bien sûr…

Gourville

Alors, partez ! Avec François, vous avez gagné suffisamment d’argent pour acquérir une gentilhommière où vivre et fonder une famille.

Clotilde

Ah oui ? Et qui fera tourner le château ?

Gourville

Personne n’est irremplaçable.

Clotilde

Certaines personnes sont plus difficiles à remplacer que d’autres.

Gourville

Fais comme tu veux, Clotilde. Moi, je t’aurai prévenue.

Gourville sort, laissant Clotilde seule qui boit dans sa fiole.

Noir

Acte II

Jeudi 16 avril 1671, J-8

Scène 1

La fugue de la comtesse

Charlotte, Adélaïde de Foisan, Gourville, Clotilde

Charlotte se trouve dans le salon.

Adélaïde de Foisan

Bonjour, chère amie.

Charlotte

Oooh ! Vous, céans ? Mais les réjouissances ne commencent que dans huit jours !

Adélaïde

Je sais, j’ai pris un peu d’avance. Depuis le trépas d’Eugène, je n’étais plus à mon aise à la cour.

Charlotte

Plus à votre aise à la cour ? J’aurais bien échangé ma place contre la vôtre !

Adélaïde

Je vous l’aurais cédée volontiers. Voyez-vous, j’avais envie de nouveauté, de dépaysement. Alors, ni une ni deux, j’ai sonné ma femme de chambre, j’ai mandé d’urgence mon cocher : « Préparez mes affaires, on part à Chantily ! » (Elle prononce « Chantily » au lieu de « Chantilly ».) Et nous sommes subrepticement sortis par la porte de service. Quelle aventure !

Charlotte

Vous avez bien fait, ma chère. Il est vrai que le veuvage ne vous sied guère ; je vous trouve mauvaise mine.

Adélaïde

Ah ?

Gourville entre sans crier gare.

Gourville

Aaah, Madame !

Adélaïde

Mais qu’est-ce que…

Gourville

(Il déplie un papier.) Madame, j’ai écrit pour vous toute la nuit.

Charlotte

Monsieur, vous voyez bien que je suis occupée.

Adélaïde

Oh, ne vous dérangez pas pour moi.

Charlotte

Enfin, Gourville ! Repassez plus tard !

Gourville

Bien, Madame.

Il sort.

Adélaïde

Votre intendant serait-il votre galant ?

Charlotte

À vous je peux bien le dire : oui ! Fort heureusement, il fait mieux l’amour que la cour. Il est bien meilleur baiseur que rimeur !

Adélaïde

De surcroît, bel homme, et doit avoir… vingt ans de moins, n’est-ce pas ?

Charlotte

Vingt-cinq. Et il fait montre d’une telle impétuosité… Ouuh, j’en suis tout émue !

Adélaïde

Quelle aventure !

Charlotte

C’est le secret de mon teint. Vous devriez essayer. Enfin, vous n’allez pas vous morfondre le restant de vos jours sur ce pauvre Eugène qui avait fait son temps ! Goûtez donc aux plaisirs que nous offre la vie, à nous, les femmes du monde, les femmes d’expérience…

Adélaïde

Je ne sais si j’oserai…

Charlotte

En attendant, vous êtes ici chez vous. Cependant, je préfère vous prévenir : vous ne trouverez guère de distraction. Tout le monde est affairé à l’organisation de cette fête. Pour ma part, j’en ai ras la perruque. (Elle fait le geste au-dessus de sa tête, se heurte à sa perruque, le refait plus haut.) Je vais sonner pour qu’on vous trouve une chambre. (Elle agite une clochette.) Elle va venir.

Adélaïde

Je patiente.

Charlotte agite la clochette une deuxième fois, sans plus de succès. Regards gênés. À la troisième tentative, Clotilde apparaît enfin à la porte, sa fiole d’alcool à la main.

Clotilde

Oui, Votre Altesse ?

Charlotte

Eh bien, clochette !

Clotilde

Non, moi c’est Clotilde.

Charlotte

Je veux dire : la clochette !

Clotilde

Ah, oui.

Charlotte

Vous donnerez une chambre à la comtesse de Foisan.

Clotilde

Je viens justement de préparer la 9, dans l’aile droite.

Adélaïde

Certainement pas ! Le 9, c’est le jour où mon Eugène a trépassé.

Clotilde

Eh bien, la 11.

Adélaïde

Il nous a quittés en novembre !

Clotilde

La 4 peut-être, alors ?

Adélaïde

Vous vous moquez ! C’est le chiffre de la mort. Non, je prendrai, mmh… la 13 !

Clotilde

La 13 ! Mais… la 13… n’est pas encore prête, Madame la Comtesse.

Charlotte

Clochette ! Heu, Clotilde… Donnez à la Comtesse ce que la Comtesse demande !

Clotilde

Bien sûr, Votre Altesse.

Charlotte

(À Adélaïde.) Cette valetaille est de plus en plus indisciplinée !

Adélaïde

Chère amie.

Charlotte

Madame.

Clotilde et Adélaïde sortent.

Scène 2

Poème à la rose

Charlotte, Gourville

Gourville entre immédiatement après le départ de la comtesse.

Gourville

Aaah ! Madame ! Enfin seuls ! (Il déplie un papier.)

Ce matin, dans le jardin, une rose.

Guidé par le parfum de ses appas,

Le Soleil s’en approche à petits pas,

La contemple, mais la toucher, il n’ose.

C’est alors qu’entre ses pétales ronds

Elle dévoile subtilement le pistil

Le Soleil veut l’attraper, le puisse-t-il ?

De son rayon, caresse le bouton.

Charlotte

Bon, bon…

Gourville

La rose dresse sa tige vers le ciel,

Comme si elle voulait goûter l’éternel

Sur ses pétales, des gouttes de rosée

Le Soleil se retire : c’est l’apogée !

Il joue encore longtemps avec sa rose

Mais elle est occupée à autre chose

Alors, demain, j’attendrai la bonne heure,

Où je serai le rayon ; elle, la fleur.

Charlotte

Et vous trouvez ces vers à propos ?

Gourville

Il y a une métaphore !

Charlotte

Mais ça ne suffit pas, mon cher, la forme vient servir le fond ; or, vos vers tels qu’arrangés ne me semblent pas destinés.

Gourville

Bien sûr qu’ils le sont, ils parlent d’amour.

Charlotte

Et de jeunesse. M’avez-vous bien regardée ?

Gourville

Mais… ma mie !

Charlotte

Dites, n’en rajoutez pas !

Gourville

Mon amie, votre jeunesse est éternelle.

Charlotte

Celle de la rose est éphémère ; puis ce parallèle entre le désir et les fleurs, mon Dieu, c’est d’un banal !

Gourville

C’est que Ronsard 7 en son temps…

Charlotte

Et vous incarner en Soleil, c’est un peu outrecuidant !

Gourville

C’est qu’il faut au moins être le Soleil pour espérer atteindre une créature céleste telle que vous. Et puisque vous disiez tantôt vouloir vous rapprocher de lui…

Charlotte

Certes, certes, mais je parlais du Roi-Soleil.

Gourville

Si je vous ai mal comprise, j’espère que mon poème vous aura tout de même conquise ?

Charlotte

Je n’ai pas besoin de poème pour vous offrir mes faveurs, enfin !

Gourville

Mais… mes vers ?

Charlotte

Au diable vos vers ! Suivez-moi donc dans ma chambre.

Gourville

J’arrive, Madame.

Charlotte sort, suivie de Gourville.

Scène 3

Règlement de comptes

Gourville, Clotilde

Clotilde entre dans le salon quand surgit Gourville.

Gourville

Clotilde !

Clotilde

Oui ?

Gourville

Tu sais combien ça va nous coûter, votre petite sauterie ?

Clotilde

Notre petite sauterie ?

Gourville

J’ai établi un budget prévisionnel.

Clotilde

Ça ne m’étonne pas de toi.

Gourville

Cinquante mille écus ! Rien que pour les frais de bouche et les animations. Je n’ai même pas compté les salaires des extras.

Clotilde

C’est bien le minimum lorsqu’on reçoit le roi !

Gourville

Cet argent, nous ne l’avons pas, Clotilde. Il faut faire preuve de sobriété. Les bougies, par exemple, on en utilise trop ; en limitant l’éclairage, on pourrait faire des économies de bouts de chandelles. Et les feux de cheminée, quand on est tout près, ça dépasse allègrement les dix-neuf degrés. Nous devons réduire les dépenses !

Clotilde

Tu connais comme moi la philosophie du prince : s’endetter plus pour dépenser plus ! Ça rassure les prêteurs, ça fait taire les rumeurs. Cette fête doit donner une impression de richesse, même si elle n’est qu’apparente. Telle est la volonté de notre maître.

Gourville

J’ai passé suffisamment de temps à assainir les finances de cette maison !

Clotilde

Et on a vu le résultat ! Les créanciers continuent de faire le pied de grue tous les jours devant le bureau du prince. Quoi qu’il en soit, il lui faut obtenir un nouvel emploi auprès du roi pour espérer renflouer les caisses. Et cet emploi, il ne l’obtiendra que si la fête est à la hauteur. C.Q.F.D.

Gourville

Comme tu voudras, Clotilde… Moi, je t’aurai prévenue.

Gourville sort, suivi de Clotilde.

Scène 4

Une nouvelle marmitonne

Adélaïde, Marie, Vatel

Adélaïde entre dans la cuisine. Elle plonge son doigt dans un bol de crème pour y goûter.

Marie

Faut pas vous gêner, surtout !

Adélaïde

Je vous prie de bien vouloir m’excuser, je déambulais dans le château quand un délicieux fumet m’a poussée jusques aux cuisines.

Marie

Vous n’avez rien à faire dans ma cuisine.

Adélaïde

C’est que je suis attendue…

Marie

… la semaine prochaine, comme tous les invités. Comment se fait-il que vous soyez déjà là ?

Adélaïde

Eh bien, je me serais trompée de semaine…

Marie

Pourtant, le jour et l’heure étaient indiqués sur le carton d’invitation.

Adélaïde

Un acte manqué, alors ! J’étais si impatiente de retrouver ce Grand Con…

Marie

Ah non ! Pas d’insultes dans ma cuisine.

Adélaïde

… dé, ce Grand Condé ! Pensez-vous, c’est un ami.

Marie

Un ami ? Il ne parle jamais de vous.

Adélaïde

Ah.

Marie

Bon, vous allez me dire la vérité ?

Adélaïde

La vérité, c’est que depuis la mort de mon mari, plus rien ne me retient à la cour. Alors, je me suis enfuie. Quelle aventure !

Marie

Vous vous êtes enfuie ? Mais… vous avez abandonné vos enfants ?

Adélaïde

(Spontanément.) Oui, ma fille. (Se ravisant.) Enfin, non… C’était il y a fort longtemps… Vous voilà bien indiscrète !

Marie

D’accord, pas de famille… Mais quand même, la cour va vous manquer !

Adélaïde

Ah ça, non ! L’étiquette, j’en ai par-dessus la tête ! (Elle fait le geste au-dessus de sa tête, se heurte à sa perruque, le refait plus haut.) Toutes ces courbettes, ces intrigues, ces trahisons… On ne peut plus faire un pas sans être épié : un jour désiré, le lendemain conspué. Souvent, je rêve que je ne suis plus soumise à tout ce protocole. Que je suis libérée, délivrée, que je ne mentirai plus jamais !

Marie

Encore des problèmes de riches, on connaît la chanson.

Adélaïde

Vous avez raison, tout cela est ridicule. C’est décidé, je m’en vais !

Adélaïde va pour sortir.

Marie

Attendez ! Il y a peut-être un moyen de s’amuser un peu. Vous voulez vivre autre chose que la vie de cour ?

Adélaïde

Assurément !

Marie

(Elle lui tend un tablier.) Tenez, enfilez ça ! Mais ça vous va comme un gant !

Adélaïde

Comme un tablier, vous voulez dire !

Marie

La perruque !

Adélaïde

(Retirant sa perruque, que Marie cache sous la table.) Ah oui, pardon !

Marie

Si je ne savais pas que vous aviez le sang noble, je vous croirais du peuple.

Adélaïde

Vraiment ? Vous ne pouviez me faire plus beau compliment !

Marie

Chut, on vient ! C’est le moment de jouer votre rôle, Comtesse.

Adélaïde

Mais je…

Marie

Faites comme si vous ne saviez rien, et tout ira bien.

Vatel entre dans la cuisine.

Vatel

Marie, tu as vu le pourvoyeur ? Il devait passer ce matin. Tiens, un nouveau marmiton… un nouveau marmiton femme ou… une nouvelle femme marmiton, enfin… une nouvelle marmitonne… Oh et puis zut, on ne...

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