1. Le thé
Dans un salon du Petit Trianon, à Versailles.
Marie-Antoinette et la princesse de Lamballe prennent le thé.
Elles sont vêtues de splendides robes Régence, l’atmosphère « n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté ».
Marie-Antoinette
… alors j’ai commencé par un bac STT option puériculture, puis j’ai fait un BTS commerce parce que je n’avais pas vraiment de choix de carrière, je m’intéressais à la petite enfance comme ça, par défaut, parce que j’aime bien les enfants, mais j’avais pas vraiment envie de me lancer dans un projet d’auxiliaire de puériculture ou d’assistante maternelle, alors je suis partie faire un BTS commerce à Nice, parce que mes grands-parents habitent ici, et que surtout je voulais vivre dans une grande ville en bord de mer, et puis « commerce » ça me semblait bien, ça multipliait les perspectives, je me disais qu’après je pourrais manager une boutique ou monter ma propre boîte, je sais pas, je trouvais ça simple et ça m’inspirait de la sécurité, et donc je suis partie à Nice, j’ai pu intégrer une chambre à la cité U de la fac de lettres, grâce au beau-frère de ma cousine qui y a fait ses études, j’étais près de la Bornala, bon c’était pas le quartier le plus top mais je me suis vite fait des amis, je sortais beaucoup, on allait à la plage, on buvait des mojitos aux Ponchettes, on allait danser au Saramanga, à l’époque ça s’appelait le Saramanga, puis j’ai rencontré Thibaud, on s’est mariés et on a eu les enfants.
La princesse de Lamballe
Et à aucun moment t’as eu envie de retourner à Saint-Girons ?
Marie-Antoinette
Non, parce que Thibaud avait de la famille à Beausoleil, près de Menton, et qu’on était bien à Nice, on a trouvé une petite villa partagée au-dessus de Saint-Pierre-de-Féric, y avait un jardin, pour les enfants c’était l’idéal, j’ai trouvé une place dans la petite boutique rue Masséna, c’était bien, j’avais du temps pour m’occuper des enfants, avec Thibaud on s’est faits copains avec nos voisins du dessous, Fred et Déborah, c’était simple. Et puis Saint-Girons c’est pas si loin par l’autoroute, on y va de temps en temps.
La princesse de Lamballe
Je t’envie tellement…
Marie-Antoinette
C’est pas facile tous les jours… les enfants, la vie de couple, la boutique… Je ne te cache pas que j’ai souvent besoin de souffler, mais dans le fond, oui, j’ai eu de la chance. (Silence. Elles boivent le thé.) Oui. J’ai de la chance.
Silence.
Entre le comte Alexandre de Tilly, le page de Marie-Antoinette.
Le comte Alexandre de Tilly
Je viens informer Son Altesse qu’elle a reçu la livraison qu’elle attendait.
Marie-Antoinette
Merci, Alexandre ! (Le comte Alexandre de Tilly se retire. À la princesse de Lamballe.) Oh là là ! Ça fait des semaines que j’attends ça. Tu viens avec moi ?
La princesse de Lamballe
T’as reçu quoi ?
Marie-Antoinette
Viens ! Tu vas voir !…
Elles sortent.
2. Les caisses
Dans la cuisine du Petit Trianon.
De grosses caisses sont au sol.
Marie-Antoinette et la princesse de Lamballe entrent.
Marie-Antoinette
Tu sais, j’ai beau me plaindre, je dois dire que j’ai beaucoup de chance. Voilà des semaines que j’attends ça.
La princesse de Lamballe
Qu’est-ce que c’est ?
Marie-Antoinette
Ma cuisine !
Elle s’approche des caisses et les considère avec convoitise.
La princesse de Lamballe
Une cuisine Mobalpa ?
Marie-Antoinette
Non, c’est une cuisine que Thibaud a fait faire sur mesure par un collègue à lui. Il a fait un bon chiffre l’an dernier et son patron a voulu lui faire un cadeau, il lui a demandé « qu’est-ce qui te ferait plaisir, Thibaud ? » et il a pensé à moi. Il est gentil…
La princesse de Lamballe
Et qui c’est qui va te la monter cette cuisine ?
Marie-Antoinette
Thibaud. Avec des copains à lui. Je pense qu’ils vont s’y mettre samedi. J’ai vraiment hâte, j’ai demandé une cuisine beige cuivré, avec des corniches type un peu Versailles, avec l’installation d’un îlot central mais avec quatre-vingt-dix bons centimètres d’espace minimum pour ouvrir les tiroirs et un bon mètre au moins pour se croiser à deux, je voulais un îlot assez profond pour avoir des rangements dedans, fermés côté cuisine pour avoir tout sous la main – les casseroles, les assiettes, les faitouts –, et ouverts côté salon pour mettre des objets déco. J’ai demandé un évier à double vasque, une plaque de cuisson vitrocéramique, une plancha pour les moules – on aime bien manger les moules dans cette maison –, un lave-vaisselle tout intégrable, un four encastrable, une belle surface de plan de travail pour cuisiner et un petit coin pour faire un plan snack ; on fait un crédit pour l’électroménager, je suis trop contente.
La princesse de Lamballe
Je savais pas que tu aimais cuisiner !
Marie-Antoinette
Non, j’aime pas trop, mais peut-être que tout ça me donnera envie de m’y mettre.
La princesse de Lamballe
Et Thibaud, il cuisine ?
Marie-Antoinette
Comme ça… Il fait des pizzas pour les copains…
La princesse de Lamballe
Il vous faudra un bon four, alors.
Marie-Antoinette
Oui oui c’est prévu ! Pour faire des gâteaux avec les petits aussi… Non vraiment, qu’est-ce que je suis contente de l’avoir enfin reçue !
La princesse de Lamballe
Et y en aura pour combien de temps de tout installer ?
Marie-Antoinette
Thibaud m’a dit que ça sera rapide.
Silence.
Les deux femmes considèrent les caisses.
La princesse de Lamballe
Elle a l’air très bien cette cuisine.
Marie-Antoinette
Oui elle est très bien.
La princesse de Lamballe
Très très bien.
Marie-Antoinette
Oui.
Silence.
Les deux amies se recueillent devant la promesse d’un monde meilleur.
3. La cuisine
Entre tout le personnel manutentionnaire du Petit Trianon.
Ils déballent les caisses et montent la cuisine en quelques minutes.
Une fois l’opération terminée, entre Louis XVI précédé de Marie-Antoinette à qui il cache les yeux avec ses deux mains.
Louis XVI, la place devant la cuisine montée
et dégage ses mains.
Surprise !
Marie-Antoinette
Woah !… C’est trop beau !
Elle se précipite dans la petite cuisine et fait l’inventaire de chaque accessoire.
Louis XVI
Et là, j’ai fait mettre des petits coins en mousse pour pas qu’Océane se cogne la tête…
Marie-Antoinette
C’est super ce que vous avez fait ! Faudra qu’on se fasse un dîner avec les copains pour fêter ça ! Faudra qu’on réfléchisse à un bon plat à cuisiner !
Louis XVI
On peut faire des pizzas !
Marie-Antoinette
Ou des escalopes saltimbocca ! Les toutes fines, comme il faisait mon grand-père, tout aplaties, j’ai toujours rêvé d’aplatir moi-même la viande, tu sais de taper dessus avec le marteau pour les aplatir bien comme il faut !
Louis XVI
C’est un attendrisseur.
Marie-Antoinette
Oui ?
Louis XVI
L’instrument pour aplatir l’escalope de veau…
Marie-Antoinette
Oui, les aplatir avec un attendrisseur, faudra acheter un attendrisseur d’ailleurs. Là y a bien la place pour frapper les escalopes de veau, de bien les écraser, bien bien les frapper, comme ça…
Louis XVI
Les pizzas c’est bien aussi.
Marie-Antoinette
Oui c’est bien aussi.
Long silence.
Louis XVI, relance le petit bonheur.
Alors qu’est-ce que tu penses de ma cuisine, chérie ?
Marie-Antoinette
Elle est ca-non !
Louis XVI
T’as vu j’ai fait mettre des coins en mousse pour pas qu’Océane se…
Marie-Antoinette
Tu l’as déjà dit ça, bébé.
Louis XVI
Ah. (Un long silence. La joie semble retomber comme un soufflet… puis…) Et puis t’as vu ! Tu voulais du beige cuivré, tu voulais du Versailles ! On y est là ! On est en plein dans le Versailles !
Marie-Antoinette
Carrément ! C’est super joli ce beige ! C’est frais, ça claque, ça me plaît beaucoup !
Louis XVI
Et les corniches ?
Marie-Antoinette
Oui c’est beau… c’est du beau travail. (Elle embrasse son mari.) C’est du beau travail, bébé.
Un long silence.
Louis XVI
Ces corniches… un peu cuivrées…
Marie-Antoinette
Oui…
Louis XVI
Avec le beige cuivré comme tu voulais…
Marie-Antoinette
Oui… un peu vieille époque…
Louis XVI
Oui… (Long silence, puis un regain d’énergie.) On se fait un petit apéro ?
Marie-Antoinette
Allez !
Louis XVI
Tu prends les verres ?
Marie-Antoinette
Ils sont rangés où ?… Ah ! les voilà !
Louis XVI sort une bouteille de vin qu’il ouvre, Marie-Antoinette s’occupe des verres. Ils sont heureux. Le vin est versé, ils trinquent.
Louis XVI
À notre cuisine !
Marie-Antoinette
À nous ! (Ils boivent et font soudain la moue.) Mince, il est bouchonné…
Louis XVI
Il est dégueulasse ce vin…
Marie-Antoinette
Bon.
Silence.
Le comte Alexandre de Tilly, le page de Marie-Antoinette, chante :
Le premier chant du comte Alexandre de Tilly
Oh terres brûlées par les fleurs
Oh larmes salées qui irriguent les enfants
Où meurent les petites perles du passé ?
Où courent les chemins de nos villages ?
Grand bien nous fasse
Grand bien nous fasse
Va donc, va donc, pèlerin sans capuche
Et porte-toi bien malgré les embûches
Oh mers souillées par les poissons
Oh châteaux vendus aux promoteurs gourmands
Où dansent les fillettes de l’orphelinat ?
Où dînent les rois ?
Où dînent les reines ?
Grand bien nous fasse
Grand bien nous fasse
Va donc, va donc, pèlerin sans capuche
Et porte-toi bien malgré les embûches
4. Le thé dans la cuisine
Marie-Antoinette, la princesse de Lamballe et le comte d’Artois prennent le thé dans la nouvelle cuisine du Petit Trianon, à Versailles.
Le comte d’Artois
… mais ce qui est terrible avec ces mesures, c’est que personne n’y comprend rien ! Je veux dire, presque peu importe le contenu, ce qui est terrible, c’est que malgré ces siècles de progrès, on en soit là : une décision capitale est prise pour une population et personne n’est capable de comprendre de quoi il s’agit… c’est ça qui est terrible.
La princesse de Lamballe
Moi j’ai compris…
Le comte d’Artois
Alors du coup, tu vois des gars, y défilent dans la rue, mal habillés, il fait froid, ceux qui dorment dehors y crèvent de faim, les gars qui défilent dans la rue avec leurs pancartes en carton y passent devant ceux qui crèvent de faim et personne se comprend !
La princesse de Lamballe
Si… c’est…
Le comte d’Artois
T’as le boulanger du coin, tu lui demandes « vous y comprenez quoi, vous, à ces mesures ? », y va te répondre un vague amalgame de ce qu’il aura lu dans Télé 7 Jours et vu le soir au JT et rien, rien. Rien compris !
Silence.
Marie-Antoinette, à la princesse de Lamballe.
Tu sais qu’ils vont faire des travaux dans ta rue ?
La princesse de Lamballe
Oui j’ai lu ça quelque part… ils vont détruire un vieux bâtiment insalubre et ils vont transformer l’espace en… en espace de coworking… je sais pas bien…
Le comte d’Artois
Tu vois, ça c’est pareil ! T’habites un quartier, on le transforme et t’es pas capable de comprendre ce qu’y vont en faire ! C’est incroyable quand même ! Vous trouvez ça normal ? (À Marie-Antoinette.) Tu trouves ça normal qu’elle sache pas ce qu’y vont construire à deux pas de chez elle ?
Marie-Antoinette
Elle a dit un espace de coworking. (À la princesse de Lamballe.) Hein, c’est bien ce que tu as dit ?
La princesse de Lamballe
Oui c’est ce que j’ai dit.
Le comte d’Artois
C’est dingue quand même… on vit tous ensemble, on nous demande de nous serrer les coudes et on nous explique rien ! Après on nous demande de faire des efforts, de plus dire « Noir » ou « Arabe » mais de célébrer la différence, de ravaler...