Acte I
Scène 1 : Lionel, Christophe, Monique.
Nous sommes vendredi matin.
Christophe est dos au public en train de regarder le tableau. Lionel arrive par le couloir.
Christophe. — Lionel ! Ton tableau, là, je n’ai toujours pas compris à quoi ça ressemble.
Lionel. — C’est une symbolique sur la société actuelle. Une image profonde de notre mode de consommation.
Christophe. — Je ne vois pas du tout en quoi ces taches colorées sur une toile blanche représentent la consommation… (Moqueur.) J’en ai fait des mieux, en primaire !
Lionel. — Ah ! ben c’est fin, ça !
Christophe, moqueur. — T’es sûr que tu ne l’as pas accroché à l’envers, là ?
Lionel. — Quand on ne comprend pas l’art contemporain, mon vieux, on s’écrase ! L’artiste a exprimé sa révolte des excès de notre surconsommation.
Christophe. — Et tu l’as payé combien ?
Lionel. — Mille deux cents euros.
Christophe. — Ah oui ! Quand même ! Là j’avoue qu’il a bien exprimé les excès de la surconsommation du prix, surtout !
Lionel. — C’était pour nos vingt ans de mariage. Je ne suis pas sûr que Monique l’apprécie à sa juste valeur.
Christophe. — Toi, tu ne lui as pas dit le prix !
Lionel. — Déjà, non, parce que c’est un cadeau. Et puis, elle m’aurait engueulé si elle avait su que j’ai mis une somme pareille.
Christophe, regardant la signature. — Comment il s’appelle, le gars ? Bretowsky ! Il aurait pu le finir, pour ce prix-là !
Lionel. — Moi, j’aurais voulu l’accrocher dans notre chambre, mais vu la tête qu’elle a faite quand je le lui ai dit, j’ai laissé tomber. Monique m’a proposé à la cave… N’importe quoi ! Pourquoi pas à la poubelle, tant qu’on y est ? Finalement, on s’est mis d’accord pour l’entrée. Comme ça, on le voit dès qu’on entre chez nous.
Christophe. — Ça, on ne peut pas le louper ! (Passant à autre chose.) C’est ce week-end, son séminaire, à Monique ?
Lionel. — Oui ! Jusqu’à dimanche soir. Deux jours tout seul ! Enfin, presque.
Christophe, complice. — Oh ! toi, t’as un plan !
Lionel, doucement. — Chut ! Elle est à côté !
Christophe, plus doucement. — C’est une femme ?
Lionel. — Non.
Christophe. — Un mec ?
Lionel. — T’es con ! Non, pas une femme, mais deux femmes ! Petit week-end de célibataire : Colette vient samedi et Jessica dimanche.
Christophe. — Jessica, c’est pas celle qui était aux États-Unis ?
Lionel. — Si, mais elle est rentrée.
Christophe. — Et Colette, c’est pas la fille avec qui t’avais arrêté parce qu’elle te prenait la tête et voulait que tu divorces ?
Lionel. — Je vais lui faire croire que c’est pour bientôt.
Christophe. — T’es fou ! Deux nénettes ! Tu tiendras jamais !
Lionel. — Vas-y, prends-moi pour un gâteux ! Qu’est-ce que tu crois ? J’ai encore la pêche, mon gars !
Christophe. — Non, mais c’est de la folie, Lionel ! Tu veux faire venir Colette demain samedi et Jessica dimanche ?
Lionel. — Eh ! parle pas trop fort, Monique n’est pas encore partie au boulot !
Christophe. — C’est toi qui les as appelées ?
Lionel. — Même pas ! Jessica était à Los Angeles depuis huit mois, mais elle est rentrée en France il y a quinze jours ; je l’ai croisée par hasard en ville. Alors, comme Monique s’absente pour son séminaire ce week-end, j’ai sauté sur l’occasion pour l’inviter dimanche.
Christophe. — Tu veux plutôt dire que tu l’as invitée dimanche pour la sauter par la même occasion !
Lionel. — Chut ! Tu veux me griller ou quoi ?
Christophe, plus bas. — Mais avec Colette, je croyais que c’était définitivement fini…
Lionel. — Avec elle, c’est compliqué, tu sais. Elle voulait faire un break, elle ne voulait plus passer au second plan après ma femme. Je lui ai fait comprendre que je ne pouvais pas quitter Monique comme ça. Et puis, elle m’appelle il y a deux jours, je sens qu’elle craque, toute seule, et qu’elle veut me revoir. Elle veut qu’on s’explique, qu’elle me dit ! Alors je lui ai dit de venir demain, samedi. Moi, je sais très bien qu’elle va m’embrouiller pour que je quitte Monique, mais au fond, une fois ici, je suis persuadé que l’après-midi va se terminer au lit !
Christophe. — Eh ben, t’as la santé, mon pote !
Lionel. — Un petit cocktail jus de fruits plus vitamines à partir de ce soir, et le tour est joué !
Christophe. — Je sais pas comment tu fais, Lionel. Moi, en vingt-deux ans de mariage, j’ai jamais trompé Aude.
Lionel. — Oui, mais ta femme, Christophe, c’est un diamant brut ! Elle est belle, elle est intelligente !
Christophe. — C’est vrai que je ne vois pas ce que j’irais chercher chez une autre femme.
Lionel. — Elle a de l’esprit, et pour finir elle est fidèle !
Christophe. — Oui. Enfin, je l’espère ! (Il fronce les sourcils.) Mais comment tu sais qu’elle est fidèle, toi ?
Lionel, voyant qu’il vient de gaffer. — Je ne sais pas, j’imagine…
Christophe, réfléchissant puis se rendant à l’évidence. — Toi, t’as essayé de draguer Aude !
Lionel, gêné. — Hein ? Non ! (Christophe le scrute d’un regard sombre.) Enfin, si, une fois.
Christophe. — Non, mais je ne le crois pas ! Toi, mon pote depuis l’école primaire, t’as essayé de me gauler ma femme !
Lionel. — N’exagère pas, non plus. Il ne s’est rien passé.
Christophe. — Oui, et c’est pas grâce à toi s’il ne s’est rien passé !
Lionel. — Oh ! ça va ! M’en fais pas un camembert, non plus ! Tu devrais me dire merci, au contraire.
Christophe, effaré. — Quoi ? Non, mais c’est la meilleure, celle-là ! Il veut se taper ma femme et il faut que je lui dise merci !
Lionel. — Oui, oui ! Tu aurais pu dire : « Merci, mon ami, de me rassurer en me disant que ma femme est fidèle. Merci de sceller notre amitié par cet acte de bravoure, et enfin merci d’oser m’avouer que tu as lamentablement échoué. »
Christophe. — Mais t’es un gros malade, toi ! Faut te faire soigner, mon vieux !
Lionel. — Bon, j’avoue que j’ai eu honte après coup. Mais Aude est restée de marbre devant mes avances.
Christophe. — Non, mais t’as cru quoi ? Que personne n’allait résister à ton charme à deux balles ?
Lionel. — C’était la première fois que je me prenais un râteau comme ça.
Christophe. — Tu es infernal, Lionel. Je ne sais pas comment je suis encore ton ami.
Monique entre. Lionel et Christophe ne l’ont pas vue.
Lionel. — C’est parce qu’à l’école, c’est moi qui te défendais dans la cour.
Christophe. — En tout cas, t’es gonflé d’inviter Jessica et Colette, tes anciennes maîtresses, ce week-end !
Monique, les mains sur les hanches. — Ça va, je ne vous dérange pas ?
Lionel, sursautant. — Ah ! tu étais là, ma chérie ?
Monique. — Oui ! Je suis toujours là, et ça n’a pas l’air de t’arranger, on dirait.
Lionel. — Mais pas du tout, mon amour !
Monique. — Je crois que tu as l’air pressé de me voir partir pour mon séminaire puisque, apparemment, tu attends du monde ce week-end…
Lionel, faussement étonné. — Comment ça, j’attends du monde ?
Monique. — Oui ! Jessica et Colette, c’est bien ça ?
Lionel, hypocrite. — Qui ça ?
Monique. — Christophe vient de dire qu’il trouvait gonflé que tu invites tes anciennes maîtresses ce week-end.
Lionel. — Hein ? Ah oui ! C’est vrai, il a dit ça ! Et toi, tout de suite tu as compris que… (Il se force à rire.) Ah ah ah !
Monique. — Parce que tu trouves ça drôle ?
Lionel. — Ah ! eh bien oui, alors ! Oh oh oh ! Tu te rends compte le quiproquo énorme, Christophe ? Juste quand tu parles d’anciennes maîtresses, ma femme rentre et évidemment qu’est-ce qu’elle croit ?
Christophe, ne sachant pas où il veut en venir. — Je ne sais pas…
Lionel. — Que je la trompe, bien sûr !
Christophe. — Oui, c’est vrai que ça donne cette impression.
Monique. — Ça m’a fait le même effet, oui !
Lionel, à Christophe. — Ceci dit, c’est de ta faute, aussi, mon vieux !
Christophe. — Comment ça, de ma faute ?
Lionel. — Déjà, parce que ce ne sont pas mes anciennes maîtresses, mais nos anciennes maîtresses.
Christophe, très étonné. — Quoi ?
Monique. — Vous vous les repassez entre vieux copains ? Eh bien, c’est du propre, mes cochons !
Christophe, cherchant à se disculper. — Ah ! mais non ! Moi, je n’ai jamais…
Lionel, lui coupant la parole. — T’as jamais quoi ? T’as jamais eu Mme Morin, peut-être ? Et Mme Lartigau ?
Christophe, tombant des nues. — Mme Lartigau ?
Lionel. — Oui ! Oh oui ! Fais celui qui ne se souvient plus ! Mme Lartigau, qui te confisquait tes billes tellement tu faisais de fautes d’orthographe !
Christophe. — Tu veux dire Mme Lartigau… du CE1 ?
Lionel. — Oui, et Mme Morin, du CM2 ! Alors tu ne dis pas tes anciennes maîtresses, s’il te plaît, mais nos anciennes maîtresses de l’école Jules-Ferry, merci !
Monique. — Et vous les appelez Jessica et Colette ?
Lionel. — Hein ? Eh bien, oui, oui ! Tu aurais préféré qu’elles s’appellent Simone et Raymonde ? Ce n’est pas de ma faute si c’est leur prénom : Jessica… Lartigau et Colette… euh… Morin !
Monique. — Ce qui m’étonne, c’est que vous appeliez vos anciennes maîtresses d’école par leur prénom.
Christophe, entrant dans le jeu de Lionel. — Ah oui ! Mais tu sais, Monique, à l’école Jules-Ferry, c’était très avant-gardiste. Les enseignantes nous permettaient ce genre de familiarité.
Lionel. — Sans leur manquer de respect, bien entendu.
Monique, dubitative. — Oui, oui, oui, oui, oui !
Christophe. — Alors tu vois, Monique, moi je suis un peu vexé que mon meilleur pote avec qui j’ai partagé tous mes souvenirs depuis la primaire, justement, invite nos maîtresses d’école demain après-midi et qu’il ne m’en parle même pas.
Lionel. — J’avoue que c’est un peu égoïste de ma part. Puisque cela a l’air de te froisser, Christophe, tu n’as qu’à venir prendre le goûter avec nous !
Christophe. — Ah ! eh bien, écoute, volontiers !
Monique. — Le goûter ?
Lionel. — Oui, le goûter. (Moqueur.) Tu ne sais pas ce que c’est qu’un goûter ? C’est entre le repas de midi et celui du soir.
Monique. — Oui, merci ! Prends-moi pour une gourde, aussi ! Mais quelle idée d’organiser ça quand je ne suis pas à la maison !
Lionel. — Je ne voulais pas t’embêter avec des souvenirs d’enfance qui ne te concernent pas. Je pensais que tu trouverais ça ennuyeux, alors je me suis dit : Monique n’est pas là ce week-end, c’est le moment ou jamais.
Monique. — Pour faire venir tes maîtresses !
Lionel. — D’école ! Mes maîtresses d’école !
Monique. — Et pourquoi me l’avoir caché ?
Lionel. — Mais je ne t’ai rien caché, ma chérie ! J’ai dû t’en parler, mais tu n’as pas fait attention, voilà tout !
Monique. — Je pense que si tu m’avais parlé d’inviter tes anciennes maîtresses de primaire, je m’en serais souvenu, figure-toi, parce que c’est loin d’être banal.
Lionel. — Mais qu’est-ce que c’est que cet air soupçonneux, là ? On dirait que tu ne crois pas un mot de ce que je raconte ! Est-ce que je te soupçonne, moi, de quoi que ce soit ? Est-ce que je t’ai posé des questions, moi, sur ton séminaire de ce week-end ? Non ! Je pourrais aussi te demander si le bel Éric de la compta vient aussi, mais je ne l’ai pas fait… parce que j’ai confiance en toi, et que ça ne m’a même pas effleuré l’esprit.
Monique. — Avoue qu’il y avait de quoi se poser des questions !
Lionel. — Non, mais imaginer que moi et Mme Lartigau… (Il fait la grimace.)
Monique. — Tu ne l’appelles plus Jessica ?
Lionel. — Mais chérie, imagine-toi, Jessica Lartigau doit avoir entre 70 et 80 ans aujourd’hui ! Alors rien qu’à l’idée que moi et elle, on… Oh ! quelle horreur !
Christophe. — Et Mme Morin… Colette Morin… il me semble qu’elle était plus vieille encore.
Monique. — Alors là, c’est plus des cougars, c’est des brontosaures !
Lionel. — Oh ! c’est pas beau ! C’est vraiment pas beau, ça ! Ce manque de respect de la fonction enseignante ! Tu me déçois beaucoup, ma chérie !
Monique. — Excuse-moi d’avoir douté de toi, mon chéri.
Christophe, à Lionel. — Et t’as essayé de joindre les autres ? Mme Bonnard du CE2 ?
Lionel. — Tu veux dire Mlle Louise ! Oui ! Alors j’ai appelé deux fois Louise Bonnard, je suis tombé sur son petit-fils, elle doit me rappeler.
Christophe. — Et comment c’était, l’autre, en CM1 ? La terreur, là ?
Lionel. — Mme Nicolaï.
Christophe. — Ah oui ! C’est ça ! On l’appelait la mère Nicolaï !
Lionel. — Alors elle, on n’a jamais su son prénom, mais des surnoms, elle en avait plein !
Christophe. — La sorcière !
Lionel. — La mère Latorture !
Christophe. — Vampirella !
Lionel. — Tire-la-joue ! (Il tire violemment la joue de Christophe.)
Christophe. — Aïe ! Oh oui ! Ça faisait mal, ça !
Monique. — Bon, je vous laisse à vos souvenirs. Je vais finir ma valise parce que je vais être en retard. (Elle sort.)
Scène 2 : Lionel, Christophe.
Lionel va vérifier que Monique a bien refermé la porte.
Lionel, fier de lui. — T’as vu ça comment j’ai rebondi, mon vieux ?
Christophe. — J’avoue que là, c’était le flagrant délit et je ne savais pas comment tu allais t’en sortir.
Lionel. — Je l’ai retournée comme une crêpe, la Monique ! Elle est passée du stade des soupçons au stade des excuses. (Imitant un journaliste sportif.) Lionel 1, Monique 0 ! Champion du monde !
Christophe. — Comment peux-tu être aussi cynique ? Ceci dit, j’avoue que tu m’as épaté, Lionel, mais tu peux aussi me dire merci de t’avoir appuyé.
Lionel. — C’est vrai que tu as eu un bon réflexe. Comment t’as dit, déjà ? « Les enseignantes nous permettaient ce genre de familiarité. »
Christophe. — Et comment tu vas faire, alors, pour ce week-end ?
Lionel. — Je ne change rien : jambes en l’air samedi après-midi avec Colette. Elle va même peut-être rester la nuit. Je lui ai dit que Monique rentrait en fin de matinée, le dimanche. Et à midi, Jessica vient pour un deuxième service à domicile !
Christophe. — Et finalement, Monique rentre quand ?
Lionel. — Pas avant 22 heures, dimanche soir. J’aurai le temps de tout ranger et, quand elle arrive, je lui raconte mon goûter avec les maîtresses de Jules-Ferry !
Christophe. — Eh ! n’oublie pas que je suis censé être avec toi au goûter ! Il faut qu’on s’accorde pour ne pas se contredire.
Lionel. — C’est vrai ! Je t’appellerai lundi pour te dire ce que je lui ai fait gober. Comme ça : imparable, l’alibi !
Christophe, jouant. — Quel alibi ? De toute façon, il n’y a pas de mensonge puisque tu diras que tu as revu tes anciennes maîtresses et ça, c’est la vérité !
Lionel, en riant. — Ah ah ! C’est vrai ! (Il entend Monique s’approcher.) Chut ! Chut ! La voilà !
Scène 3 : Lionel, Christophe, Monique.
Monique entre. Elle est au téléphone.
Monique. — D’accord, Didier… Qu’est-ce que tu veux ? Il y a des choses qu’on ne maîtrise pas… Mais non… Mais sans toi, c’est ridicule !… Mais oui, je préviens les autres, ne t’inquiète pas. On retrouvera une date… On se voit lundi, alors. Salut, Didier ! Bon courage, et mes amitiés à ta maman !
Lionel. — Tu as fini ta valise, ma chérie ?
Monique. — Non, mais ce n’est plus la peine.
Lionel. — Comment ça ?
Monique. — Le séminaire est annulé.
Lionel, dépité. — Ah ! mais non !
Monique. — Si !
Lionel. — Mais pourquoi ?
Monique. — Tu sais, Didier, le responsable des ventes… eh bien, sa mère vient de faire un infarctus et il va passer le week-end à son chevet.
Christophe, faussement compatissant. — Ah ! ben ça, c’est pas de chance ! Hein, Lionel ?
Lionel. — Mais un séminaire, c’est avec toute l’entreprise ! Ce n’est pas parce qu’une personne ne vient pas qu’on annule !
Monique. — Oui, sauf que nous ne sommes que sept dans la boîte. Déjà, Sandrine, de l’accueil, était absente. Maintenant Didier, le patron !
Christophe. — Votre entreprise avait déjà payé le séjour ?
Monique. — Oui.
Lionel. — Il ne faut pas annuler comme ça ! Tu te rends compte de la perte financière ?
Monique. — Heureusement qu’on avait pris une assurance annulation !
Lionel. — Rappelle ton patron, Didier, là, et dis-lui qu’il faut le faire quand même, ce séminaire.
Christophe. — Oui, Monique, Lionel a raison.
Monique. — Inutile : c’est lui qui vient de prendre la décision d’annuler. Bon, je vais y aller ! Il faut maintenant que j’annonce aux autres de la boîte que le séminaire tombe à l’eau.
Lionel. — Oh là là ! Ça tombe mal ! C’est vraiment pas de bol !
Monique. — Pour qui ?
Lionel. — Hein ? Pour qui, pour qui… Eh bien, pas pour moi ! Pour la mère de ton patron, voyons ! Tu rentres, ce soir, alors ?
Monique. — Oui. Vers 19 heures, comme d’habitude. (Elle est sur le point de sortir et se retourne.) Et puis, quelque part, ça tombe bien : je vais pouvoir t’aider pour organiser ton goûter de demain après-midi !
Lionel. — Un goûter ? Quel goûter ? Ah oui ! Le goûter ! Ah ! mais tu sais, ma chérie, je ne suis pas sûr qu’elles vont venir…
Monique. — Oh non ! Mon chéri ! Si parce que je suis là ce week-end ton goûter est annulé… ça, ça voudrait vraiment dire que tu m’as menti ! Mais je vais arrêter d’être soupçonneuse. Salut, Christophe !
Christophe. — Salut, Monique !
Monique. — À ce soir, mon chéri ! (Elle sort.)
Lionel, assommé. — Oui ! C’est ça, ma chérie, à ce soir !
Scène 4 : Lionel, Christophe.
Christophe. — Eh bien, t’es grave dans la merde, mon gars !
Lionel. — Oh ! la vache ! La tuile !
Christophe. — Mais je ne m’en fais pas, tu vas trouver une excuse pour lui annoncer qu’il n’y aura pas de goûter demain.
Lionel. — Ça va pas, non ? Tu l’as entendue : ce serait le meilleur moyen pour qu’elle pense vraiment que je voulais la tromper ce week-end.
Christophe, moqueur. — Elle t’a retourné comme une crêpe, la Monique ! T’as marqué contre ton camp, mon vieux ! Match nul : un partout, la balle au centre ! Alors, le champion du monde ?
Lionel. — Bon, ça va ! N’en rajoute pas, non plus ! Pour l’instant, le plus urgent : il faut que j’annule Jessica et Colette. (Il sort son portable et commence à chercher les numéros.)
Christophe. — Et si tu arrivais vraiment à retrouver nos maîtresses de primaire ?
Lionel. — Arrête ! Comment tu veux faire ? Ça fait plus de trente ans ! Il y a longtemps qu’elles doivent être à la retraite !
Christophe. — À l’académie, ils ont peut-être toujours leurs coordonnées ?
Lionel. — Bonne idée ! Je veux bien que tu t’en charges.
Christophe. — Pourquoi moi ?
Pendant les coups de téléphone, les deux comédiens sont de part et d’autre de la scène.
Lionel. — Parce que là, j’essaie de joindre Colette ! (Il met son portable sur son oreille.)
Christophe sort également son téléphone et cherche le numéro sur Internet.
Christophe. — Bon, alors… Numéro académie de Créteil… Ah ! voilà ! (Il pianote le numéro et colle son portable à son oreille.)
Lionel. — Ah ! ça sonne !
Christophe. — Moi aussi !
Lionel. — Allô !
Christophe, au téléphone. — Allô ! Mademoiselle ? J’aurais aimé avoir les coordonnées de mes anciennes enseignantes de l’école primaire, s’il vous plaît…
Lionel, au téléphone. — Allô ! Colette ? Ça va, trésor ?
Christophe, au téléphone. — L’école Jules-Ferry, à Thorigny.
Lionel, au téléphone. — Mais moi aussi je pense à toi sans arrêt, ma chérie !
Christophe, au téléphone. — Quelle année ? Attendez, je me renseigne ! (À Lionel.) C’était en quelle année, la primaire ?
Lionel, à Christophe. — Quoi ?
Christophe, à Lionel. — En quelle année nous sommes entrés à Jules-Ferry ?
Lionel, à Christophe, énervé. — C’est pas le moment ! (Au téléphone.) Comment ? (Il cherche un mensonge.) Non, c’est parce que je viens de voir par la fenêtre les Témoins de Jéhovah s’approcher et je me disais : c’est pas le moment !
Christophe, à Lionel. — C’est la dame de l’académie qui voudrait savoir.
Lionel, à Christophe, réfléchissant, puis en soupirant. — Soixante-douze !
Christophe, au téléphone. — Alors on me dit 1972, mademoiselle.
Lionel, au téléphone. — À qui j’ai dit 72 ? (Il cherche. Puis tendrement.) Mais à toi, trésor ! C’est le nombre de fois ou j’ai eu envie de toi depuis que l’on s’est revus mardi !
Christophe, au téléphone. — Écoutez, je demande. (À Lionel.) Jusqu’à quand ?
Lionel, à Christophe, énervé. — Je ne sais pas, jusqu’à quand ! (Au téléphone, tendrement.) Comment ?… Eh bien, justement, je me disais : je ne sais pas, jusqu’à quand… je vais pouvoir tenir !
Christophe, au téléphone, comptant sur ses doigts. — CP, CE1, CE2, CM1, CM2… Soixante-douze plus cinq, cela doit être jusqu’en 1977, mademoiselle.
Lionel, au téléphone. — Ah oui ! Pour demain ! C’est justement pour cela que je t’appelle. J’ai un gros souci, il va falloir annuler.
Christophe, au téléphone. — Oui, alors, les noms, attendez que je me rappelle… Mme Morin, Mme Nicolaï, Mme Lartigau et… (À Lionel.) C’était comment la prof de CE2, là ? Monnard ?
Lionel, à Christophe. — Non ! C’était Bonnard !
Christophe, à Lionel. — Merci ! (Au téléphone.) Et Mme Bonnard, mademoiselle !
Lionel, au téléphone. — Oui ! Je dis c’était bonnard… c’était bonnard jusqu’à tout à l’heure et puis un gros imprévu… Moi aussi, ma chérie… Oh oui ! Je suis pressé, mais il va falloir patienter, d’accord ?
Christophe, au téléphone, sur un tout autre ton que Lionel. — Oh oui ! Je suis pressé… Il va falloir patienter ? D’accord ! (À Lionel.) Elle est partie chercher.
Lionel, à Christophe. — Super ! (Au téléphone.) Comment ? Non, non ! Je disais : super… le jour où on va enfin pouvoir de nouveau le faire !… Mais partout, ma chérie !
Christophe, au téléphone. — Oui, je suis toujours là. Attendez, je prends de quoi noter. (À Lionel.) Lionel, de quoi écrire ?
Lionel, à Christophe. — Sur la commode.
Christophe, à Lionel. — O.K.
Lionel, au téléphone. — Mais oui, sur la commode, mon trésor ! Sur la table de la cuisine, dans la cave !
Christophe, à Lionel. — Je ne trouve pas !
Lionel, à Christophe. — Dans le tiroir ! (Au téléphone.) Hein ?… Oui, mais pourquoi pas dans le tiroir ? Il faut tout essayer, dans la vie !
Christophe a trouvé un petit post-it fluo sur lequel il note les numéros de téléphone.
Christophe, au téléphone. — Oui, c’est bon, j’ai noté ! Et le numéro de Mme Bonnard ?
Lionel, au téléphone. — Si j’annule samedi, figure-toi, c’est à cause de ma femme !
Christophe, au téléphone. — Ah ! d’accord ! Oui, évidemment, si elle est décédée, ce n’est pas la peine de me donner son numéro… (À Lionel.) Lionel ! Mme Bonnard, elle est morte !
Lionel, à Christophe. — Elle est morte ? (Au téléphone.) Hein ?… Non, non, pas ma femme ! Je disais : elle est morte… notre entrevue de demain !
Christophe. — Eh bien, merci pour tous ces renseignements, mademoiselle.
Lionel. — On essaie de remettre ça au plus vite, ma chérie. Au revoir !
Christophe. — Au revoir !
Lionel. — Je t’embrasse partout !
Christophe. — Moi aussi, mademoiselle !
Lionel. — Bisous, bisous ! (Il raccroche.)
Christophe. — Bisous, bisous ! (Il raccroche et fait la grimace, s’apercevant qu’il vient de faire une bourde.) Oups !
Lionel. — Bon, alors, t’as obtenu quelque chose ?
Christophe. — Oui, écoute-moi bien : Bonnard est morte, mais j’ai là les numéros de Lartigau, Morin et la mère Nicolaï.
Lionel. — Fais voir ton papier. Moi, j’appelle Morin. Toi, va dans la pièce à côté et tu appelles qui ? Nicolaï ! (Il prend le post-it des mains de Christophe, compose un numéro sur son téléphone puis lui rend le papier.)
Christophe, faisant la moue. — Oh non ! Pas la mère Latorture ! On va pas la faire venir, elle nous a trop martyrisés en primaire !
Lionel. — T’as raison, c’est la seule qui se douterait de quelque chose si on la faisait venir.
Christophe. — C’est dingue qu’elle nous fasse encore peur à nos âges ! (Il regarde son post-it.) Je vais appeler plutôt Lartigau. (Il tape le numéro qui l’intéresse et dépose le papier négligemment sur un meuble avant de sortir de la pièce.)
Lionel, seul. — Allô ! Bonjour ! Je suis bien chez Mme Morin ? (Mielleux.) Oui ! Je suis très content de vous avoir au téléphone, madame. Vous ne vous souvenez sûrement plus de moi. Je suis un ancien élève à vous. Lionel Chopard. J’étais dans votre classe à Jules-Ferry en 1972 ! (Étonné.) C’est vrai ? Vous vous rappelez ? Je suis toujours avec mon copain, Christophe Lerdineur. Vous vous rappelez aussi ? Un petit, tout rachitique, pas très malin, avec des cheveux gras, jamais peigné… Mais quelle mémoire vous avez, madame Morin ! Mon coup de fil vous étonne peut-être, mais avec Christophe, on organise un goûter demain après-midi chez moi, et on voulait vous inviter pour parler de nos bons souvenirs d’école. Il y aura également vos autres collègues de primaire. Mme Bonnard devrait venir, j’attends sa réponse d’une minute à l’autre… Pourquoi cela vous étonnerait ?… Ah ! vous avez été à son enterrement il y a trois ans ! (En aparté.) Ah oui ! C’est vrai, merde ! (Faux jeton.) Aaaah ! C’est donc pour ça qu’elle ne me répondait pas !… C’est vrai ? Demain, vous ne pouvez pas ? Vous êtes sûre ? Je peux venir vous chercher, si vous voulez… Non ? Vraiment ? Bon, eh bien, ce n’est pas grave. Au revoir, madame Morin ! (Il raccroche.)
Christophe entre.
Christophe. — Bon, eh bien, mauvaise nouvelle…
Lionel. — Laisse-moi deviner : la mère Lartigau aussi elle a cassé sa pipe !
Christophe. — Non ! Mais j’ai eu son fils à l’instant : on peut la faire venir au goûter, mais elle est à huit cents kilomètres et il faut la faire manger à la petite cuillère et lui changer ses couches.
Lionel, dégoûté. — J’essaie de m’imaginer Lartigau sur la table à langer !
Christophe. — Ou alors son râtelier qui tombe dans sa tasse de chocolat ! (Il rentre ses deux lèvres pour cacher ses dents et imite une vieille femme édentée qui s’affole.) « Mon dentier ! Mon dentier ! » L’horreur ! Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On laisse tomber ?
Lionel. — Ben oui ! (Il soupire.) Je suis désespéré, mais pas au point d’inviter une vieille pour lui moucher le nez et la torcher ! Alors, résumons-nous : Bonnard est claquée, Morin ne peut pas venir, Lartigau est gâteuse et la mère Nicolaï nous fait encore peur. Eh ben, ton plan de retrouver les anciennes maîtresses de Jules-Ferry est mal parti !
Christophe. — Mon plan ? (Au public.) Il est bon, lui : il raconte des conneries à sa femme et ça va être de ma faute maintenant !
Un temps. Ils réfléchissent.
Scène 5 : Lionel, Christophe, Jess.
On sonne.
Lionel. — C’est sûrement Monique qui a oublié quelque chose.
Il va ouvrir. C’est Jess, une jeune et jolie jeune femme.
Jess. — Bonjour !
Lionel. — Bonjour, mademoiselle !
Jess. — Je m’appelle Jess, je suis votre nouvelle voisine. (Elle lui serre la main.)
Lionel. — Enchanté !
Christophe, s’approchant de l’entrée. — Bonjour ! Moi, c’est Christophe. (Ils se serrent également la main.)
Jess. — Je ne savais pas que vous étiez… Enfin, je ne m’attendais pas à avoir deux hommes comme voisins !
Lionel. — Mais Christophe n’habite pas ici, c’est juste un ami !
Christophe, vexé. — Merci pour « juste un ami » ! Je suis quand même ton copain, quoi !
Jess. — Moi, ça ne me pose aucun problème. Je suis très ouverte, vous savez !
Lionel, intéressé. — Ah oui ? Et qu’est-ce que vous entendez par « très ouverte » ?
Jess. — Sexuellement parlant.
Lionel. — Ah ! d’accord ! Mais moi aussi, figurez-vous !
Jess. — Oui ! Mes nouveaux voisins sont gays ! Eh ben, c’est super, tout ça !
Lionel. — Mais non, c’est pas mon petit copain ! En fait, on est mariés.
Jess. — C’est du sérieux, alors ?
Christophe. — Mais c’est pas ça du tout !
Jess. — Ne vous justifiez pas, chacun sa sexualité.
Christophe. — Mais on ne se justifie pas ! On est mariés chacun de son côté, pas ensemble ! On a chacun une femme !
Jess. — Ah ! d’accord ! Oh ! zut ! Je crois que j’ai gaffé !
Lionel. — Ce n’est pas grave. Qu’est-ce qui vous amène, Jess ?
Jess. — Il faut me tutoyer.
Lionel. — Très bien !
Jess. — Je venais avec une demande un peu particulière.
Lionel. — Eh bien, je t’écoute.
Jess. — Voilà : tout à l’heure j’ai fait péter le champagne…
Lionel. — À 8 heures du matin ? Tu es matinale avec la boisson, dis-moi !
Christophe. — Écoute, peut-être que Jess avait une bonne nouvelle à fêter.
Jess. — Non ! En fait, j’ai fait un pari avec une copine du boulot et j’ai perdu.
Lionel. — Alors quand tu perds, tu fais péter le champagne, toi ?
Jess. — Non ! Quand je dis que j’ai fait péter le champagne, c’est pas au sens figuré : j’ai pété la bouteille de champ sur le carrelage de la cuisine en la sortant du frigo.
Christophe. — Ah ! d’accord ! C’est pas de bol, ça !
Jess. — Oui ! Surtout qu’à cette heure-là, tout est fermé et j’ai pas le temps d’attendre qu’un magasin ouvre pour partir au boulot. On avait parié une bouteille de champ. Ma copine Julia, elle ne me croira jamais si je lui dis que j’ai cassé la bouteille ce matin. Elle me dira que je pipote, comme d’habitude !
Christophe. — En clair, il te faut une bouteille de champagne. (À Lionel.) Tu en as sûrement une dans ta cave, mon vieux. (À Jess.) Il va aller te chercher ça.
Jess. — C’est super sympa ! Surtout que, vu le temps que j’ai perdu à ramasser le verre cassé et épongé le champagne, eh bien maintenant, je suis en retard !
Lionel, faisant la moue. — Oui, eh bien, du champagne, je ne sais pas s’il m’en reste !
Jess. — Je t’en rendrai une très vite, promis !
Christophe, à Jess. — Oui, alors, Lionel, sa cave, c’est sacré ! (À Lionel.) Allez ! Tu pourrais faire un effort ! Quand on a une aussi charmante voisine, on lui rend service !
Lionel, s’énervant. — Oui, mais si je n’ai plus de champagne, je n’ai plus de champagne, je vais pas en fabriquer, gros malin !
Christophe. — Eh ben, va voir ! Tu devrais déjà être revenu ! Jess est pressée !
Lionel, bougon. — Bon ! Eh bien, je reviens ! (Il sort vers la cuisine.)
Jess. — Il a l’air grognon, ton copain !
Christophe. — Il a des problèmes avec sa femme. Il doit organiser un goûter… enfin, une petite fête pour demain et rien n’est prêt. Alors ça le stresse, tu comprends !
Jess. — Ah oui ! Je vois ! Moi aussi, je suis pas bien organisée. J’arrête pas de faire ou de dire des gaffes. Tiens, tout à l’heure, je vous croyais gays tous les deux. Ça, c’est tout moi ! Je suis la reine de la boulette.
Christophe. — Oh ! c’est pas grave !
Jess. — Vous étiez si mignons tous les deux ! J’ai pas de cerveau, qu’est-ce que tu veux : je déduis d’abord et je réfléchis après ! Tiens, l’autre jour, dans un magasin, je vois une dame avec un bon petit ventre. Moi je lui fais : « Alors, c’est pour quand le bébé ? – Je ne suis pas enceinte, mademoiselle », qu’elle me répond. Oh ! la vache ! Je ne savais plus où me mettre !
Christophe. — Oui, j’imagine ! (Passant à autre chose.) Depuis que tu es entrée, j’ai l’impression de t’avoir déjà vue quelque part…
Jess. — C’est possible ! On vient juste d’emménager, avec Joris.
Christophe. — Tu travailles dans le coin ?
Jess. — Oui, je viens d’être mutée à un nouveau poste depuis deux mois, rue Solignac.
Christophe. — Rue Solignac ? C’est la rue de l’école de mes gamins ! C’est sûrement par là que je t’ai croisée.
Jess. — C’est fort probable ! (Elle regarde le tableau.) Mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est que cette horreur, là ?
Christophe. — C’est Lionel qui a acheté cette croûte à sa femme pour leurs vingt ans de mariage.
Jess. — Et comme tous les hommes, il a dû s’y prendre au dernier moment, alors forcément il a pris ce qui restait !
Christophe. — Oui, mais là, mille deux cents balles, il s’est lâché sur le prix, l’artiste !
Jess. — C’est pas vrai ! Mille deux cents euros ! En fait, moins il y en a sur la toile, plus c’est cher ! Si un jour un gamin rapporte ça de l’école à ses parents, il prend deux tartes !