Scène 1
Le Passeur s’adresse aux spectateurs.
Le Passeur
Montrez-moi vos téléphones portables… (Si le public « joue le jeu », les spectateurs sortent leurs téléphones portables, leurs iPads et leurs iPhones.) Voilà… Est-ce que vous avez pris soin de les recharger ? Bien… Alors, mettez-vous bien ça dans la tête… Ces petits machins-là sont vos vraies bouées de sauvetage. Ce sont vos anges gardiens. Ce sont vos boussoles et vos clés d’entrée en Europe. Alors, vous allez tous taper un nouveau numéro sur votre téléphone. Placez-le en tête de la liste, avant tous les autres… Avant les numéros de vos femmes, de vos mères, de vos pères, de vos frères, de vos cousins, de vos amis, de vos voisins… Le numéro que je vais vous donner sera, demain, votre bien le plus précieux. Même le numéro de téléphone de Dieu, si jamais il en avait un, ne pourrait aucunement vous servir demain matin, mais celui-ci, oui. Donc, vous tapez… zéro… zéro… trois… neuf… zéro… deux… neuf… deux… sept… neuf… encore neuf… et encore neuf… Alors répétez-moi tout ça… (Ou bien les spectateurs répètent, ou bien le metteur en scène prépare un enregistrement avec les voix d’une centaine de personnes qui répètent en chœur le numéro.) Alors, ce numéro, c’est quoi ?
Un Migrant
C’est le numéro d’urgence des gardes-côtes de l’Europe.
Le Passeur
Bon, tu n’es pas totalement bête. C’est presque vrai ce que tu dis. Sauf que l’Europe n’a pas de numéro d’urgence. Ça c’est le numéro d’urgence de l’île de Lampedusa. Parce que demain matin vous serez à Lampedusa. Et moi, je vais vous laisser à deux kilomètres des plages… Entendu ? Et vous, vous allez appeler les gardes-côtes pour vous tracter sur la terre ferme… Et vous allez commencer une nouvelle vie. C’est clair ?
Tous les Migrants
Oui, chef.
Le Passeur
Alors, votre téléphone portable, il faut le protéger. Maintenant vous pouvez l’éteindre pour économiser les piles. Mettez-le dans le sachet en plastique que je vous ai donné, pour le garder au sec. D’accord ? Cette nuit, tout ce que vous avez à faire c’est de rester tranquille et de protéger votre téléphone portable. C’est plus précieux que la prunelle de vos yeux. Si cette nuit le diable vient et vous dit : « alors, tu me donnes quoi, à moi, car il faut me donner quelque chose pour que je te laisse en vie, tu me donnes un œil ou tu me donnes ton téléphone portable ? » vous dites quoi ? Si le diable vient vous tenter et vous dit ça, vous dites quoi ?
Elihu
On lui donne un œil.
Le Passeur
C’est bien… T’es un garçon intelligent… Tu viens d’où, toi ?
Elihu
Je viens d’Érythrée…
Le Passeur
Et tu t’appelles comment ?
Elihu
Elihu.
Scène 2
Village perdu, quelque part dans les Balkans. On entend le bruit d’un camion qui s’arrête. L’Homme entre, enlève sa casquette et sa parka, se lave les mains, s’assoit à table. La Femme lui donne à manger.
Un temps. L’Homme mâche en silence.
La Femme
Ça va ?
Pause. L’Homme se verse un verre d’eau-de-vie.
L’Homme
Ça va.
Pause.
La Femme
Il y a des gens qui sont passés devant chez nous…
L’Homme
Quand ?
La Femme
À midi.
Pause. L’Homme mange. La Femme le ressert.
L’Homme
Il y en avait combien ?
La Femme
Beaucoup.
L’Homme
Combien ?
La Femme
Des dizaines.
Pause.
L’Homme
Il y avait des femmes aussi ?
La Femme
Oui, quelques-unes…
L’Homme
Bon…
Pause.
La Femme
Et il y avait aussi quelques Noirs…
L’Homme
C’est-à-dire ?
La Femme
C’est qu’ils étaient noirs.
L’Homme
Noirs d’Afrique ?
La Femme
Oui…
L’Homme
Bah…
Pause.
La Femme
Tu penses que c’est normal ?
L’Homme
Bah… qu’est-ce que j’en sais ?
Pause.
La Femme
Moi, je n’ai encore jamais vu des Noirs. (Pause.) De toute façon, pas ici. J’en ai vu à la télé. Mais pas ici, chez nous. Toi, t’en as vu ?
L’Homme
Non. Pas beaucoup.
La Femme
Non, ou pas beaucoup ?
L’Homme
Tu veux dire quoi ?
La Femme
Rien… (Pause.) À ton avis, ils vont où ?
L’Homme
Vers la frontière.
La Femme
Chez les Serbes ?
L’Homme
Oui.
La Femme
Ça c’est bien. (Pause.) Je me demande… (Pause.) Je me demande…
L’Homme
Quoi ?
La Femme
Pourquoi le bon Dieu a fait les Noirs ?
Pause.
L’Homme
Bah… il sait ce qu’il fait.
La Femme
Oui, mais… à ton avis ?
L’Homme
À mon avis, quoi ?
La Femme
À ton avis, pourquoi quand même Dieu a fait les Noirs ?
L’Homme
Bah… parce que… c’est normal. On a le jour, on a aussi la nuit. On a l’été, mais on a aussi l’hiver. Dans la vie, on rit et on pleure. C’est pour la diversité.
La Femme
Comme tu peux être bête, Igor !
L’Homme
Bah, alors tu n’as qu’à lui poser la question directement.
La Femme
À qui ?
L’Homme
À Dieu.
La Femme
Moi, je pense qu’il a voulu nous dire quelque chose… par ça…
Scène 3
Trois présentatrices, en tenue sexy, au Salon des nouvelles technologies anti-immigration.
La Présentatrice 1
Mesdames et messieurs, bonjour. Soyez les bienvenus au Salon des nouvelles technologies anti-immigration !
La Présentatrice 2
Nous vous présentons aujourd’hui le détecteur de battements de cœur.
La Présentatrice 3
Le détecteur de battements de cœur est sans doute mille fois plus efficace que le détecteur de chaleur humaine. Parce que le détecteur de chaleur confond parfois la chaleur humaine avec la chaleur animale, voire avec la chaleur émise par certains produits de fermentation.
La Présentatrice 1
Tandis que le détecteur de battements de cœur est réglé uniquement sur la fréquence biologique humaine et indique sans faille la présence d’un clandestin dans un rayon de dix mètres.
La Présentatrice 2
Le détecteur de battements de cœur est ultraléger, facilement maniable, rechargeable et pliable. Quant à son design, je vous laisse constater tout seuls… Il ressemble beaucoup à un club de golf et, dès qu’on l’a dans les mains, on s’attache immédiatement, sensoriellement parlant, à la noblesse de ses matériaux : céramique, acier inoxydable, bois d’acajou.
La Présentatrice 3
Au chapitre performances… Il suffit de faire un tour complet de votre camion pour vous assurer en seulement trois minutes que vous n’avez pas de passagers clandestins à bord. Tout intrus dans votre cave, dans votre grenier, dans votre garage, dans votre jardin ou même dans votre appartement, est démasqué en moins de deux…
La Présentatrice 2
Mais attention de ne pas diriger les capteurs vers vous-même, car alors ce sont vos propres battements de cœur qui s’affichent sur le cadran… Donc ne soyez pas maladroit ou même bêta…
Toutes les trois
Ha, ha…
La Présentatrice 1
N’appelez pas la police ou les gardes-côtes parce que vous avez mal orienté le détecteur et que vous vous êtes détecté vous-même…
Toutes les trois
Ha, ha…
La Présentatrice 1
Le détecteur de battements de cœur est doté d’une mémoire extrêmement puissante et d’une sensibilité comparable aux sismographes parasismiques.
La Présentatrice 2
Si à l’intérieur de votre camion se trouvent, par exemple, cinq immigrés, vous allez avoir sur le cadran cinq représentations graphiques de l’activité électrique de leurs cœurs respectifs.
La Présentatrice 3
Si vous avez dix ou vingt clandestins à l’intérieur, le détecteur signale une sorte d’avalanche sismique et l’ordinateur incorporé indique avec une marge d’erreur négligeable le chiffre correspondant au nombre de cœurs détectés.
La Présentatrice 1
Faisons une expérience. (Elle dirige le détecteur vers le public. On entend une sorte de concert de battements de cœurs.) Voilà, le compteur indique que vous êtes quatre-vingt-deux personnes à suivre cette démonstration… Permettez-nous maintenant de vous compter manuellement…
Toutes les trois
Un, deux, trois… Bingo !
La Présentatrice 1
Vous êtes vraiment quatre-vingt-deux dans cette salle. Merci, merci de tout cœur de vous intéresser à notre nouveau produit…
La Présentatrice 2
Vous pouvez l’utiliser aussi en mode « écoute », et à cette fin il dispose d’une paire d’écouteurs.
La Présentatrice 3
Afin de vous montrer à quel point cet appareil est performant, nous allons vous distribuer à tous une paire d’écouteurs reliés à cet unique détecteur que nous avons déjà testé dans d’autres conditions.
Première démonstration sonore.
La Présentatrice 1
Ceux-ci sont les battements de cœurs de toute une famille afghane, douze personnes en tout, dénichée dans un poids lourd à Calais.
Deuxième démonstration sonore.
La Présentatrice 2
Ceux-là sont les battements de cœurs d’un groupe de soixante illégaux pakistanais, sri-lankais et somalis arrivés à la frontière hongroise le jour même où les autorités de Budapest ont décidé d’installer des barbelés pour empêcher tout nouvel accès sur leur territoire… Vous saisissez la finesse de l’enregistrement… On dirait plutôt un bouquet de cris aigus, voire saignants…
Troisième démonstration sonore.
La Présentatrice 3
Ici c’est plus délicat. Vous n’allez jamais deviner ce que c’est… Ce sont les battements du cœur d’un enfant de quatre ans au moment où son père le fait passer par un trou pratiqué dans les barbelés à la frontière de la Macédoine avec la Serbie… Remarquez la précision absolue du signal : on dirait une petite bille de métal qui rebondit sur un carrelage…
Quatrième démonstration sonore.
La Présentatrice 1
Ceux-ci sont les battements du cœur d’un Malien bloqué depuis six mois à Sarajevo au moment où il apprend qu’il sera expulsé. C’est étonnant, non ? On dirait un tambour de guerre.
Cinquième démonstration sonore.
La Présentatrice 2
Là, on dirait un vrai tsunami… Eh bien, ce sont les cœurs d’une centaine de Syriens et Irakiens dont le bateau vient de toucher la terre ferme sur l’île de Lesbos… On dirait un feu d’artifice, n’est-ce pas ?
Sixième démonstration sonore.
La Présentatrice 3
Ça c’est beaucoup moins spectaculaire, ce sont les battements du cœur d’un Érythréen en train de se noyer à Calais, à dix mètres des quais, après avoir essayé de rejoindre un ferry-boat à la nage. On n’a rien pu faire pour lui, la mer était trop haute, mais on a enregistré quand même ses derniers battements de cœur. Rien qu’en les écoutant, on se rend compte qu’il ne savait pas nager…
Toutes les trois
Concernant le prix de notre produit, je vous assure qu’il est tout à fait abordable et, en plus, vous pouvez payer en deux ou trois fois sans frais !
Musique. Son de batterie ou de tam-tam.
Scène 4
Le Passeur qui s’adresse au public.
Le Passeur
Écoutez, mes frères… Demain, vous allez fouler la terre de l’Europe. Vous allez voir à quoi ressemblent vos rêves… Mais entre-temps, il faut se tenir tranquille… Nous sommes cent personnes sur ce bateau. Alors, cette nuit, il faut se comporter comme si on était un seul homme. Personne n’a le droit de se mettre debout. Vous comprenez ? (Pause.) Oui ou non ?
Tous les Migrants
Oui…
Le Passeur prend une pastèque et la coupe en deux d’un seul coup de machette.
Le Passeur
Celui qui panique, celui qui se met à crier, ou celui qui se met debout, je lui fends le crâne comme ça. Vous avez compris ?
Tous les Migrants
Oui…
Le Passeur
Parce que si vous paniquez, on risque de chavirer et on coule. Parce que si vous commencez à vous agiter inutilement, on risque de basculer à tout moment et c’est foutu. On est tous bons pour nourrir les poissons. Alors, pour une fois, cette nuit vous ne bougerez pas… Ce ne sera pas long… Nous en avons pour quinze heures, la mer est calme et les prévisions sont bonnes… Alors, pendant quinze heures, vous ne faites rien. Vous avez le droit de prier, mais sans que j’entende le moindre murmure. Vous avez le droit de vomir, et pour ça servez-vous du deuxième sac en plastique que je vous ai donné… Allez, montrez-moi le sac à vomir… (Tous les migrants montrent leurs sacs à vomir.) Que ceux qui n’ont encore jamais pris la mer lèvent la main ! (Le Passeur compte les mains levées.) Bon, est-ce que vous avez au moins appris à nager ? (Le Passeur attend une réponse.) Que ceux qui ne savent pas nager lèvent la main ! (Le Passeur compte les mains levées.) Bon, ce n’est pas grave… Vous allez peut-être apprendre à nager demain. Vous auriez dû le faire plus tôt, mais c’est comme ça. Vous n’êtes pas les premiers à apprendre à nager le jour même où il faut sauver sa vie en nageant… Ça s’appelle pourtant de la bêtise, mais c’est comme ça. Vous avez glandé pendant des mois sur cette plage de Tripoli en attendant d’embarquer pour l’Europe, mais vous n’avez pas appris à nager… Ce n’est pas grave… Est-ce que vous avez tous votre gilet de sauvetage ?
Tous les Migrants
Oui…
Le Passeur
Maintenant, est-ce que vous avez tous brûlé vos papiers d’identité et vos autres documents ? (Pause.) Ceux qui ne l’ont pas fait, vous les déchirez maintenant et vous les jetez à l’eau… Vous avez bien entendu ? (Pluie de petits morceaux de papier sur la scène et les spectateurs.) Voilà, maintenant vous êtes tous égaux… Vous n’avez plus d’identité… Vous êtes tous des réfugiés de guerre… Vous êtes des victimes de la guerre qui fuient les combats. C’est ça que vous allez dire dès qu’on vous demande votre identité… C’est clair ? Vous ne dites pas que vous êtes dans la merde dans vos pays et que vos enfants meurent de faim. Car ça, ce n’est pas un motif pour demander l’asile politique ; si vous dites ça on vous renvoie illico chez vous, c’est-à-dire dans la merde. Vous dites que c’est à cause de la guerre que vous venez en Europe. Compris ?
Tous les Migrants
Oui, chef.
Le Passeur
Bon, maintenant on va partir. Je vous laisse pisser et chier encore une fois. Et ensuite, vous vous retenez. La nuit sera longue et je ne veux pas que vous souilliez mon bateau… Vous voyez bien qu’il est flambant neuf… Je ne veux pas avoir à nettoyer votre pisse et votre caca en rentrant. Et puis, sachez que vous avez de la chance avec moi. Je n’ai jamais perdu aucun homme… Je ne suis pas comme les autres passeurs… Je crois en Dieu, j’ai moi-même quatre enfants à nourrir, et je fais ça pour aider mes frères en détresse… Je fais ça parce que le monde est mal foutu, et que je veux apporter un peu d’avenir à ceux qui sont nés dans la partie la plus mal foutue de ce monde mal foutu… Alors, on y va ?
Tous les Migrants
Oui, chef !
Le Passeur
Et maintenant, on la ferme. On ne laisse parler que la mer et le vent. Priez pour que les vagues soient douces cette nuit. Ça peut aider…
Scène 5
L’Homme à la mallette, Elihu.
L’Homme à la mallette
Tu t’appelles comment ?
Elihu
Elihu.
L’Homme à la mallette
Prends cette chaise, Elihu. Assieds-toi. Tu as quel âge ?
Elihu
J’ai dix-huit ans.
L’Homme à la mallette
Tu crois en Dieu, Elihu ?
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
C’est bien. T’es un bon garçon. Tu as soif ?
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
Tu aimes le Coca ?
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
Bien. Prends ça. Tu as un téléphone portable, Elihu ?
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
Tu me donneras ton numéro tout à l’heure.
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
Tu sais, Elihu, je n’ai pas beaucoup de temps…
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
C’est que beaucoup de gens veulent me voir.
Elihu
Je sais.
L’Homme à la mallette
Alors, tu vois… mon temps, il est compté.
Elihu
Oui…
L’Homme à la mallette
Tu sais compter, Elihu ?
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
Alors dis-moi, pourquoi Dieu a fait les hommes avec deux jambes ?
Elihu
Je ne sais pas.
L’Homme à la mallette
Il aurait pu nous faire avec une jambe, une main, une oreille, un œil… N’est-ce pas ?
Elihu
C’est que… Oui…
L’Homme à la mallette
Mais dans sa bonté, Dieu a dit : « Non, je vais donner à Elihu deux jambes, deux mains, deux yeux, deux oreilles, deux poumons, deux reins… Pour qu’il puisse avoir une réserve. » Tu comprends ?
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
Dieu a voulu nous donner une chance.
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
Est-ce que t’as déjà vu des gens qui vivent avec une seule jambe ?
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
Est-ce que t’as déjà vu des gens qui vivent avec un seul œil ?
Elihu
Je ne sais pas… Oui…
L’Homme à la mallette
Est-ce que t’as déjà vu des gens qui vivent avec un seul rein ?
Elihu
Je ne sais pas.
L’Homme à la mallette
Tu ne sais pas parce que ça ne se voit pas. Mais c’est comme lorsqu’on a une seule jambe. On peut vivre toute une vie avec une seule jambe ou un seul rein. C’est Dieu qui nous a voulus comme ça. Pour le cœur, il a dit : « Non, ce n’est pas possible de leur en donner deux. » Pour le foie, il a dit : « Non, ça ne marche pas non plus. » Mais les reins, il s’est dit : « Je vais en donner deux à Elihu pour qu’il puisse avoir un capital. » Tu sais ce que c’est un capital ?
Elihu
Non.
L’Homme à la mallette
C’est une grosse somme d’argent. Et ceux qui ont un capital peuvent se lancer dans la vie. Peuvent réussir. Et toi, Elihu, tu veux réussir, n’est-ce pas ?
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
Tu veux aller où ?
Elihu
En Angleterre.
L’Homme à la mallette
Mais tu ne sais pas nager, Elihu.
Elihu
Non.
L’Homme à la mallette
Et tu sais ce qui arrive aux Noirs comme nous qui ne savent pas nager, lorsqu’on doit traverser la mer…
Elihu
Non.
L’Homme à la mallette
On se noie, Elihu. Voilà ce qui nous arrive lorsqu’on ne sait pas nager et quand on n’a pas de capital. Tu comprends ce que je dis ?
Elihu
Non.
L’Homme à la mallette
Alors je reprends tout. Regarde cette photo, Elihu. Tu reconnais cette ville ?
Elihu
Non.
L’Homme à la mallette
Cette ville s’appelle Birmingham et ça se trouve en Angleterre.
Elihu
Ah !
L’Homme à la mallette
Et regarde ça… Qu’est-ce que tu vois ici ?
Elihu
C’est… C’est une pharmacie ?
L’Homme à la mallette
Non… C’est une toilette publique.
Elihu
Ah !
L’Homme à la mallette
Tu sais ce que c’est une toilette publique ?
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
C’est un endroit propre où les gens civilisés viennent pisser. Regarde ça… Tu vois ?
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
Et cette bonne femme, là… tu sais ce qu’elle fait?
Elihu
Je ne sais pas.
L’Homme à la mallette
Elle encaisse de l’argent, Elihu. Ici, dans cette toilette publique, il faut payer pour pisser. Et cette bonne femme qui est là, et qui est très vieille, va prendre sa retraite… Dans un mois. Et toi, tu pourrais prendre sa place, Elihu. Et pour arriver à Birmingham, tu pourrais prendre aussi l’avion. Et pour prendre l’avion, tu sais, tu n’as pas besoin de savoir nager. Alors, tu vois, au lieu de partir avec tes frères vers la Macédoine et vers la Serbie et vers je ne sais où, je pourrais te mettre dans un avion. Si tu veux. Mais est-ce que tu veux ?
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
Et tu vas me payer tout ça une fois arrivé là-bas. Car tu es riche, Elihu. Tu as un capital.
Elihu
Quel capital ?
L’Homme à la mallette
Le capital, la grosse somme que Dieu t’a donnée.
Elihu
Quelle somme ?
L’Homme à la mallette
Je parle de tes reins, Elihu. T’en as deux, n’est-ce pas ? Or, le deuxième c’est ton capital. Maintenant tu comprends ?
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
T’as encore soif ?
Elihu
Oui.
L’Homme à la mallette
Tiens, prends encore un Coca…
Musique africaine.
Scène 6
Le Président, le Coach.
Le Président, répète un discours devant le Coach.
On ne peut pas recevoir toute la misère du monde. Exclu. On n’a jamais dit qu’on peut recevoir tout le monde. Notre pays ne peut pas accueillir davantage d’immigrés. Il faut installer un périmètre d’intransigeance en Europe. Il faut systématiquement séparer les réfugiés de guerre des réfugiés économiques, et renvoyer ces derniers dans leurs pays d’origine.
Nous avons dressé une liste de pays sûrs, et nous allons recourir à tous les moyens pour rapatrier les immigrés clandestins qui n’ont aucune chance d’accéder au statut de réfugié.
Nous allons négocier avec notre allié turc pour que le tri se fasse bientôt sur son territoire. Il faudra aussi trouver des moyens pour lutter plus efficacement contre les grosses organisations criminelles qui se trouvent derrière ce trafic d’êtres humains. Les chefs de ces réseaux mafieux sont à Istanbul, à Tripoli, voire à Beyrouth, il faut le dire. Ils sont nos ennemis de la même manière que les djihadistes de Daesh.
Voilà ce que j’avais à dire. J’appelle cela un discours de vérité et d’urgence. Ce n’est pas par un discours politiquement correct qu’on va arriver à agir. Il faut appeler un chat un chat.
(Le Président boit une gorgée d’eau et attend la réaction du Coach qui a pris des notes.)
Alors ?
Le Coach
Bon… Écoutez, monsieur le Président… Pour appeler un chat un chat, comme vous dites, ce n’est pas parce que vous voulez vous débarrasser de votre bon vieux côté politiquement correct que vous devez devenir politiquement incorrect.
Le Président
C’est-à-dire ?
Le Coach
C’est-à-dire que vous risquez gros sur au moins trois ou quatre points.
Le Président
Lesquels ?
Le Coach
Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais les médias n’utilisent plus le terme d’« immigrant ». Ni celui de « clandestin ».
Le Président
Alors ils utilisent quoi ?
Le Coach
Ils utilisent le terme de « migrant ».
Le Président
Et pourquoi ?
Le Coach
Pour ne pas stigmatiser.
Le Président
Pour ne pas stigmatiser qui ?
Le Coach
Bah, justement, pour ne pas stigmatiser les immigrants et les clandestins.
Le Président
Je ne comprends pas.
Le Coach
Mais réfléchissez… Nous sommes en pleine mondialisation. Et cette mondialisation, nous l’avons voulue. Vous l’avez voulue, votre majorité l’a voulue, notre pays l’a voulue. Or, dans un monde mondialisé, nous sommes tous des « migrants », et pas des « immigrants ». Vous suivez ?
Le Président
Non…
Le Coach
Pour être cohérent avec votre vision économique, il faut oublier les mots « immigrant » et « clandestin ». Un « immigrant » c’est quelqu’un qui vient d’ailleurs, traverse une frontière et s’installe sur un territoire où il faut respecter les coutumes, les règles et les lois locales. Bref, il quitte un endroit appelé « chez lui » et s’installe dans un autre endroit où il n’est pas « chez lui ». D’accord ?
Le Président
Oui.
Le Coach
Tandis qu’un « migrant » est chez lui partout, sur toute la planète. Dans un monde mondialisé, on migre, on est migrant, on bouge, on a le droit d’aller où on veut et quand on veut… Et du coup, un migrant ne tombe plus sous l’obligation de respecter quoi que ce soit, car il se considère citoyen du monde. Et c’est ça que veut la mondialisation. Nous avons mondialisé l’économie, on a libéré la circulation des idées, des capitaux, des marchandises et des services, pourquoi alors ne pas reconnaître aussi le droit des gens de bouger librement ?
Le Président
Bah… parce que…
Le Coach
Moi, je vous signale seulement cette contradiction. Et vous faites ce que vous voulez.
Le Président
Bah, justement…
Le Coach
Donc, pour ne rien risquer, je vous conseille d’utiliser le mot « migrant ».
Le Président
Parce que...