Les enfants du lundi
Une remarque avant de commencer, évidemment presque tout est faux.
Presque.
Le noir.
Projection de l’écran d’un réveil qui indique 5 h 28.
On entend la Chanson de Solveig de Grieg.
La musique s’achève.
Le réveil passe à 5 h 29.
Lumière.
Un panneau indique : Jeudi 9 mars 1989
Hôpital de Boston
5 h 29 du matin
Un lit.
Un téléphone.
Une chambre d’hôpital.
Robert debout au centre.
Patti entre.
Elle le découvre.
Il est dans un triste état, flageolant mais debout.
Patti
Robert !
Robert
Patti ? Patti ?
Patti
Tu es debout ?
Mais qu’est-ce que tu fais debout habillé à cette heure ?
Tu devrais être couché.
Tu as arraché les tubes.
Tu es fou.
Retourne t’allonger, je vais appeler les infirmières.
Robert
N’appelle pas.
Patti
Calme-toi.
Robert
Je veux partir.
Patti
Calme-toi, je suis là.
Robert
Tu as trouvé ?
Patti
Qu’est-ce que j’ai trouvé ?
Robert
Un moyen de nous faire sortir d’ici ?
Patti
Robert. Je ne peux pas te faire sortir d’ici.
Robert
C’est incroyable que tu m’aies retrouvé dans le loft de Delancey Street…
Patti
De quoi tu parles ?
Robert
… et que tu nous aies conduits ici, ce matin. À l’hôtel Allerton.
Patti
Mais pourquoi tu parles de l’hôtel Allerton ?
Robert
Parce que c’est là où on est ?
Patti
Mais non.
Robert
Mais si. Je sais bien que je ne vais pas très fort avec cette angine ulcéreuse, mais quand même…
Patti
Ce n’est pas une angine ulcéreuse. Tu sais ce que tu as, Robert.
Robert
De la fièvre. Et j’ai perdu du poids. Et je dois rester allongé…
Patti
C’est ça. Allonge-toi.
Robert
… mais dans le loft de Delancey Street, c’était plus possible, on ne pouvait plus y rester, après les coups de feu de cette nuit.
Patti
Quels coups de feu ?
Robert
On a eu tellement la trouille quand les flics nous ont dit de nous barricader.
Et ce matin quand tu as ouvert et que tu as trouvé devant la porte la silhouette tracée en blanc du corps du mec qui a été abattu cette nuit, on a compris qu’on ne pouvait plus y rester.
Dans le loft.
On ne pouvait plus.
Heureusement que tu étais là, je ne sais pas ce que j’aurais fait tout seul.
Tu as presque dû me porter tellement je suis faible.
(Là l’auteur conseille au comédien de prendre sa respiration. À dire quasi d’une traite :)
Et tu nous as emmenés ici, à l’hôtel Allerton, et c’est bien, je ne critique pas, tu sais, je ne critique pas, c’est bien de nous avoir amenés ici, à l’hôtel Allerton, c’est le plus pourri de la Huitième Avenue et le moins cher et c’est plein de vieilles putes cramées et de camés comme des zombies à moitié à poil hérissés de seringues on dirait des oursins et qui laissent ouverte la porte de leur chambre et on n’a pas très envie de regarder et on voit quand même et c’est pas terrible mais c’est bien, si si c’est bien, on ne peut pas se payer autre chose de toute façon, mais là il faut quand même se le dire, oui là il faut, on n’a jamais été aussi bas, Patti, on n’a jamais été aussi bas.
Patti
Tu délires.
Robert
Je sais bien qu’on n’a pas un rond, mais on ne peut pas rester là, Delancey c’était déjà pas terrible, mais Allerton c’est trop dégueulasse, même pour nous.
Patti
Je vais appeler le médecin de garde.
Robert
Et on va le payer avec quoi, ton médecin ?
Patti
Arrête. J’essaie de comprendre ce que je dois faire alors arrête.
Arrête ! S’il te plaît.
Robert
Ce que tu dois faire c’est nous emmener d’ici.
Patti
Viens au moins t’asseoir sur le lit.
Tu as vu dans quel état tu es ? Tu vas te casser la gueule.
Allez ! Tu vas t’allonger. Je t’aide.
Elle le soutient et le pousse vers le lit.
Robert tend péniblement la main vers le téléphone sur la table de nuit.
Robert
Non ! Attends !
Patti
Qu’est-ce que tu fais ?
Robert
Le téléphone !
Patti
Quoi, le téléphone ?
Robert
Donne-moi le téléphone.
Patti
Pourquoi ? Tu veux appeler qui ? Il est 5 heures du matin.
Robert
Aide-moi, à la fin !
Patti
Couche-toi !
Robert
Patti ! Patti !
Patti
Ah. Tiens !
Elle prend le téléphone et le lui tend.
Il le prend, décroche, écoute puis raccroche.
Robert
Il marche.
Patti
Bien sûr qu’il marche.
Robert
Je voulais vérifier.
Patti
Tu attends un appel ?
À 5 h 29 du matin ?
Mais de qui ?
(Robert sort une petite boîte à musique et il la fait marcher. Elle égrène la Chanson de Solveig de Grieg.)
Qu’est-ce que c’est que cette boîte à musique ?
Robert
C’est ce que tu m’as ramené hier de Paris.
Patti
Hier de Paris ?
Robert
Tu n’as quand même pas oublié ?
Tu l’as achetée à Pigalle, c’est ce que tu m’as dit.
(Il écoute la petite mélodie.)
C’est la Chanson de Solveig, c’est norvégien et c’est ce que tu me ramènes de Pigalle, c’est bien toi, ça.
Et justement c’est incroyable que tu me ramènes ça.
Alors c’était comment ?
Patti
Quoi ?
Robert
Paris ?
Patti
Quoi, Paris ?
Pourquoi tu me parles de Paris ?
Arrête avec cette musique.
Robert
C’était comment ? Et ta sœur ? Elle a aimé ?
Patti
Qu’est-ce que tu racontes ?
Robert
Tu n’étais pas à Paris ?
Patti
Mais non !
Robert
Avec ta sœur ?
Patti
Oui mais pas là !
Robert
C’était quand alors, Paris ?
Je mélange tout.
Où étais-tu ?
Ah oui, à la marche contre le Pentagone ?
Non, ça ne peut pas être ça, j’y étais aussi je m’en souviens.
Patti
Oui, je m’en souviens aussi, merci.
Robert
D’ailleurs c’était quand la marche contre le Pentagone ?
Je ne sais plus.
Tu as refusé de te mettre toute nue.
Il y avait tant de monde que c’était comme si on n’était personne, j’ai détesté.
C’est la première fois qu’on s’est disputés.
Patti
Ne parle pas de ça, chaque fois on s’engueule.
Robert
Où étais-tu hier, alors ?
J’avais peur que tu ne reviennes pas.
Ou que tu ne saches pas où j’étais.
Ou que tu n’aies pas envie de me chercher.
Ou pas le temps.
Et puis je me disais : chaque fois elle me retrouve.
C’est comme ça entre nous.
Patti
Je suis là, Robert. Je suis toujours là.
Robert
Là ?
Où c’est, là ?
Où est-ce que je suis ?
Je ne reconnais pas l’hôtel Allerton.
Pourquoi je ne reconnais pas ?
Où est-ce qu’on est, Patti ?
C’est tout propre ici !
Même toi tu as changé.
Et moi ?
Je voudrais me voir.
J’ai quelle tête ?
Il doit bien y avoir un miroir quelque part.
Patti
Calme-toi.
Robert
Tire-moi de là.
C’est ce que tu as toujours fait.
Alors continue !
Emmène-moi ailleurs.
Où tu veux, c’est toi qui choisis.
Allez ! Choisis ! Ailleurs !
(Un temps.)
Tu ne dis rien ?
Tu n’as pas d’idée ?
Tu en as toujours, pourtant.
Choisis !
Patti
Je ne sais pas.
Robert
Moi je sais.
Au Chelsea Hotel.
Emmène-nous au Chelsea Hotel.
Patti
Le Chelsea Hotel ?
Robert
On trouvera bien un moyen pour payer.
C’est là où il faut vivre aujourd’hui.
Y a toutes les superstars de Warhol qui habitent là.
On devrait réussir à le rencontrer.
Patti
Je me méfie du travail de Warhol.
Je déteste la soupe et les boîtes de conserve m’emmerdent.
Et depuis son assassinat, il est difficile à rencontrer, ça l’a vacciné.
Robert
Au Chelsea, je pourrai me rétablir.
Et on pourra écrire et dessiner.
Inventer des stratégies pour devenir quelqu’un.
Et on recommencera la vie, parce qu’on peut bien la recommencer la vie, qui a dit qu’on ne peut pas ?
Il chancelle.
Elle le rattrape.
Patti
Recommencer ? À partir de quand ?
Robert
Je suis largué. Il fait sombre. J’ai du mal à te voir.
Patti
Tu es perdu. C’est normal.
Robert
Je n’arrive pas à penser. Je n’arrive pas à penser.
Pourquoi il fait si sombre ?
Qu’est-ce qui m’arrive ?
Patti
C’est la morphine.
Robert
La morphine ? Je prends de la morphine maintenant ?
Patti
Ça change de l’acide.
Robert
Et je l’ai trouvée où ?
Patti
Va savoir, je ne connais pas ton dealer actuel, Boston Hospital peut-être ?
Je te rappelle qu’avant-hier j’étais à Paris.
(Pour elle-même.) Qu’est-ce que je raconte ?
Robert
Ah, tu vois que tu étais à Paris.
On est quel jour alors ?
Patti
Là c’est moi qui pose la question : quel jour sommes-nous ?
À ton avis ? Et quelle année ?
Robert
Tu crois que je suis trop shooté pour savoir en quelle année on est ?
Tu me trouves si bas ?
C’est moche, Patti, c’est moche.
En 1969 ! Tiens ! Voilà ! 69 ! Ahah !
Patti
En 69 ? On est en 69 ? Évidemment.
Et hier je suis allée te chercher dans le loft pourri de Delancey Street, sous le pont de Williamsburg, c’est ça ?
Robert
Oui. C’est ça. Tu vois, tu t’en souviens ! En même temps, c’était hier !
Patti
Je me souviens.
Et j’ai eu beaucoup de mal à trouver.
Oui.
Tes colocataires étaient partis Dieu sait où.
La porte était ouverte.
C’était hier.
Tu étais tout seul.
Couché sur un matelas par terre.
Malade.
Angoissé.
Tu n’avais pas dormi depuis trois jours.
Tu m’as dit que tu n’y arrivais pas et ça te terrifiait.
Alors je suis restée pour la nuit.
Et tu m’as demandé de faire l’amour.
Dans ton état.
Et j’ai dit oui.
Je m’en fous, moi, d’être reléguée au rang de sédatif.
Et on l’a fait.
Même si ça me dégoûtait un peu.
On ne sait jamais où tu les attrapes, tes maladies.
Même si, pendant, tu n’arrêtais pas de me souffler à l’oreille : « Fais-le pour Satan, fais-le pour Satan », ce qui me rend toujours un peu nerveuse.
Enfin transpirer t’a fait du bien.
Mais tu ne dormais toujours pas.
Alors je t’ai massé les tempes, la nuque et les épaules.
Et tu ne dormais pas.
Je t’ai massé les pieds.
Et tu ne dormais pas.
Je t’ai roulé un joint.
On l’a fumé.
Et tu ne dormais pas.
J’ai proposé de te chanter une de mes chansons.
Ça tu as refusé.
Alors j’ai voulu dire un poème de Rimbaud.
Robert
Ce n’était pas celui que je voulais.
Patti
Celui que tu voulais, on ne s’en souvient jamais !
Le poème des Derniers vers.
Même pas toi.
Robert
« Qu’est-ce pour nous, mon cœur, que les nappes de sang / Et les braises, et mille meurtres… »
« Et mille meurtres… »
Patti
« Et mille meurtres… » et puis ?
Robert
Et puis… ? Ah merde.
Patti
Tu vois. On ne s’en souvient jamais.
Ce jour-là aussi, nous avons cherché et nous n’avons pas trouvé.
Et pourtant c’est ton préféré, je ne sais pas pourquoi. Peut-être parce qu’on ne s’en souvient jamais.
Robert
Mais qu’y a-t-il après « mille meurtres… », enfin ?
Patti
Et comme tu ne dormais toujours pas, de guerre lasse, je t’ai lu un de mes poèmes. Sans demander ta permission.
Et là tu t’es endormi, dis donc.
Ah ça oui, là tu t’es endormi.
D’un coup.
Rimbaud, les massages, le cannabis, non.
Mais mes mots, oui.
On va mettre ça sur le compte de la fatigue.
Mais merci, merci beaucoup. Ça encourage à continuer.
J’ai presque eu envie de te secouer pour te le faire bouffer, mon poème.
Et puis il y a eu les détonations et l’homme tué sur le palier.
Évidemment ça t’a réveillé.
J’ai bloqué la porte avec une chaise, le dossier m’est resté dans les mains et ce matin je t’ai amené à l’hôtel Allerton.
Et là tu as enfin pu dormir vraiment.
Voilà.
Tu vois, Allerton c’est pas si mal.
…
Il y a deux jours que je suis rentrée de Paris.
Il y a deux jours, un homme a marché sur la Lune, j’ai à peine remarqué mais on ne parle plus que de ça. La hiérarchie des préoccupations du monde m’effondre.
Que pèse ce qui se passe vraiment face à ce dont on parle ?
Donc avec la merde qu’on fout au Vietnam en ce moment, on a bien eu besoin d’envoyer un pauvre gus faire le clown tout seul là-haut pour occuper les lignes et redorer le drapeau question opinion publique.
Alors, la lune puisque les hommes y croient !
Donc nous sommes autour du 23 juillet 69, disons le 23.
Et disons un jeudi qui n’est pas notre jour puisque, je te le rappelle, nous sommes tous deux nés un lundi.
C’est à peu près ça ?
Robert
Patti, j’ai peur et j’ai oublié de quoi.
Patti
Tu ne peux pas avoir peur : si nous sommes en 69, nous avons toute la vie devant nous, je veux dire vingt ans.
Et puisque nous sommes en 69, pour mémoire, la marche sur le Pentagone c’était il y a plus d’un an.
Robert
Ne parle pas de la marche du Pentagone, tu as été nulle.
Patti
C’est toi qui en as parlé.
Robert
Nulle.
Patti
C’est toi qui as été nul !
Robert
Nulle, ahah.
Patti
Quoi, nulle ? C’était la marche contre la guerre du Vietnam, et c’est toi qui ne voulais pas y aller !
Robert
Je me méfie des grandes causes collectives. Ça fait lemming.
Patti
Lemming ? La guerre du Vietnam ?
Robert
Les lemmings sont des petits rongeurs qui se jettent dans la mer par milliers lors de leur migration, une sorte de suicide de masse, les cons…
Patti
Merci, je sais ce qu’est un lemming.
Robert
… mais ils n’ont pas besoin de causes pour mourir, c’est ça qui est beau.
Patti
Il n’y a pas de causes qui vaillent qu’on meure pour elles ?
Robert
Ahah, c’est tellement Paris 1832 comme idée.
Patti
Même pas de causes qui vaillent qu’on se batte ?
Robert
Je cherche… mais non.
Patti
Aucune ?
Robert
Non.
Patti
Tu provoques, là ?
Robert
Non.
Patti
Sauver les enfants vietnamiens des pluies de napalm américain, ce n’est pas une cause ?
Robert
Le napalm, inventé à Harvard, pour mémoire.
C’est formidable, l’université.
Patti
Merci, raison de plus pour agir !
Robert
Le napalm c’est américain, c’est bon, c’est chaud et ça colle à la peau.
Patti
La ségrégation aussi ça colle à la peau.
Et ce n’est pas une cause ?
Et empêcher de partir des jeunes gars qui ont juste notre âge, il y en a plus de 500 000, qu’on envoie tuer et se faire tuer en Extrême-Orient pour rien, je veux dire les intérêts de multinationales sans limites d’avidité, ce n’est pas une cause ?
Robert
Ah si, ça c’est dommage, tous ces beaux garçons qui partent.
Patti
Ah !
Et faire vaciller ce système d’inégalité et de haine raciale, c’est trop Berlin 45 pour toi ?
Robert
Parce qu’on peut arrêter tout ça en marchant dans les rues ?
Patti
Pas en restant chez soi, ça c’est sûr !
Robert
Mais alors, le monde est sauvé !
Patti
Arrête cette ironie, c’est insupportable.
Robert
Je vais te dire, moi : la seule bonne raison d’aller défiler à Washington, guerre ou pas, c’est que si tu t’inscris dans une université à l’autre bout du pays, la Californie disons, et que tu viens manifester conformément à ton droit de bon citoyen responsable/engagé/empathique,...