Seules face à lui

Je revois la classe,
les visages de mes amies qui nous regardent sortir,
que je voyais pour la dernière fois,
leur peur,
ce jour,
cette heure,
celles qui ont suivi.
Mais surtout les minutes qui ont précédé.

Quand il est entré il a tiré en l’air.
Après quelques secondes :
le silence,
celui du danger qui ne fait aucun doute.
Il a parlé franc et vite,
il était calme.
Il nous a séparés en deux groupes : filles, garçons,
et nous a fait sortir,
nous.
J’ai couru tant que j’ai pu.

“Riche d’un large travail de documentation sur l’attentat antiféministe de Polytechnique à Montréal le 6 décembre 1989, ainsi que sur plusieurs tueries de masses américaines et européennes, Seules face à lui questionne la place des survivants dans nos tragédies contemporaines. Les survivantes, survivants, qui, chaque jour, tentent de continuer, de se battre, de comprendre.”




Seules face à lui

Première partie

1. Ruines

1989

(La mère, la quarantaine, dans la cuisine familiale, au bord d’une fenêtre, prête à se jeter.)

La mère

Non.

Je ne veux pas que ça commence.

(Un temps.)

Revenir en arrière,

hier,

mon fils,

te serrer fort dans les bras,

t’embrasser.

Te retenir plus fort une seconde encore,

mon fils.

Voir.

Comprendre.

Je n’ai pas vu.

Je n’ai pas compris.

(Un temps.)

Te rejoindre.

M’évanouir dans le vide.

Glisser dans l’autre monde,

celui qu’on trouve en bas,

quand tout s’éteint enfin.

S’abandonner.

Soi et les autres.

Abandonner toute promesse/

Je ne sais pas faire.

(Un temps.)

Cette femme,

visage blanc linge,

cet homme,

dans l’encadrement de ma porte/

(C’est un souvenir.)

La policière

Madame.

Son collègue

Vous voulez vous asseoir ?/

La policière

Madame/

Son collègue

Asseyez-vous.

La policière

Écoutez…/

Son collègue

Madame ?

La policière

Votre fils a tué.

(Un temps.)

Son collègue

Dans sa voiture/

La policière

Des lettres.

Son collègue

Dans le manteau/

La policière

Pièce d’identité.

Son collègue

Tué des dizaines de/

La policière

Comprenez ?

Son collègue

S’est tué.

La policière

Mort.

Son collègue

Désolé.

(Un temps.)

Madame une enquête.

La policière

Fouille et interrogatoire.

Son collègue

Madame ?

La policière

Madame, vous m’entendez ?

(La mère seule à nouveau.)

La mère

Brouhaha continu dans l’oreille,

douleur,

nouvelle,

inouïe,

infinie.

Adieu silence et repos.

(Un court temps.)

Il faut,

trouver les mots justes qui apaisent/

Ils se taisent,

introuvables,

les mots,

sont pauvres,

faibles,

parole minable,

langue insuffisante,

tout mon corps crie à tue-tête.

Je t’ai porté.

Machine sans cœur.

Fils sans peur.

Amour sans pitié.

De mon ventre,

j’enfantais un massacre ?/

Non.

Tu es devenu monstre sans que je le sache,

sans me le dire.

Tu es devenu monstre dans mon dos.

C’était finalement vers la mort que nous allions ?

Toi sous le bras,

ta sœur sous l’autre.

J’ai tenu comme on tient quand on aime,

avec tant de vigueur que l’étreinte fait mal.

C’est vers la mort que mes promesses menaient ?

Pour la mort ?

Mon courage, ma force ?

Pour la mort ?

Les temps de vaches maigres ?

Pour la mort ?

Ces nuits de solitude qui font mal aux os ?

Absence assourdissante.

Pas de corps à panser.

Pas de visage à embrasser.

Plus de mains à serrer.

Voilà ce que tu me laisses de ta vie ?

Des cadavres.

« Mère indigne, mère incapable, mère meurtrière, complice, coupable. »

Voilà ce qu’ils scandent, je les entends déjà.

Tu m’as condamnée !

Mais où est ton père ?

Prendront-ils le temps de le demander ?

Où était ton père tout ce temps où tu devenais monstre ?

Où est ton père aujourd’hui ?

Où sont les pères ?

Où sont les pères dont les enfants faillissent ?

Dont les foyers s’écroulent de n’être que des chaises à trois pieds ?

Nous nous sommes écroulés.

Bientôt nous serons ruines.

2. Anniversaire

Un mois plus tôt

(La sœur et l’homme qui tue entrent dans la cuisine familiale. L’homme chantonne Joyeux anniversaire à sa mère. C’est un souvenir.)

L’homme qui tue

« Joyeux anniversaire »/

La sœur

C’qui t’prend ?

L’homme qui tue

« Joyeux anniversaire »/

La sœur

Pas son anniversaire/

L’homme qui tue

« Joyeux anniversaire, maman, joyeux anniversaire ! »

(L’homme qui tue embrasse sa mère. C’est un moment important.)

La mère

Mais ce n’est pas encore mon anniversaire/

L’homme qui tue

Ton cadeau.

La mère

Tu m’as embrassée/

L’homme qui tue

Ouvre.

La sœur

Dans un mois son anniversaire/

La mère

J’arrive pas à croire que tu m’aies embrassée.

L’homme qui tue

OUVRE ! Ou attends. Comme tu veux/

La mère

Tu veux que j’attende ?

L’homme qui tue

Je veux te voir l’ouvrir.

La sœur

Gaffe ’man va t’péter à la gueule.

(La mère ouvre le paquet.)

La mère

Merci !

La sœur

Pas son anniversaire/

L’homme

Ta gueule !

La sœur

Toi ta gueule/

La mère

Arrêtez !

L’homme qui tue

À quelques semaines. Hein maman ?

La mère

Pourquoi pas ?

La sœur

« Hein maman »,

lèche-boules/

La mère

Ça suffit !

Embrasse-moi à nouveau.

Mon garçon.

(Longue embrassade. La sœur rit.)

L’homme qui tue

Connasse.

La sœur

Connard !

Lèche-boules chez sa mère.

L’homme qui tue

Toxico dans un foyer, va t’piquer.

La sœur

Plutôt crever dans c’centre,

qu’voir ta face tous les jours.

La mère

Il est joli.

Où tu l’as acheté ?

La sœur

C’est dans un mois.

Dans un mois son anniversaire.

L’homme qui tue

TA GUEULE ! TA GUEULE ! FERME TA GRANDE GUEULE ! CASSE-TOI !

(Un temps.)

La sœur

Touche pas.

L’homme qui tue

Va crever.

La sœur

LOSER !

L’homme qui tue

Salope.

La sœur

SALAUD !

T’SERS À RIEN !

T’FAIS RIEN !

R’GARDE-TOI !

RATÉ !

L’homme qui tue

Toi qu’une pute.

La mère

ÇA SUFFIT !/

La sœur

Fils comme père/

La mère

Qu’est-ce que j’ai dit ?/

La sœur

Sale gueule, la même/

La mère

On ne parle pas comme ça dans cette maison !/

La sœur

Il a commencé !

L’homme qui tue

Qu’une salope. Oublie jamais.

La mère

STOP !

L’homme qui tue

Qu’une pute de femme.

La sœur

HONTE D’ÊTRE TA SŒUR,

MINABLE,

PATHÉTIQUE.

PAS UN HOMME.

GOSSE,

POUR TOUJOURS.

La mère

Pourris l’un comme l’autre !

Terribles et minables l’un comme l’autre !

Des bestiaux !

L’un comme l’autre !

(La sœur sort.)

Ah si vous pouviez vous entendre.

Quand même.

Tu dis ces mots.

Quand même,

c’est trop !

Je croirais entendre ton/

Tu peux pas dire ça.

Tu m’entends ?

On dirait ton/

T’entends ?

L’homme qui tue

Maman/

La mère

« Maman. »

Allez,

va dans ta chambre/

Obligée de te punir comme un gamin.

Encore obligée de t’envoyer dans ta chambre.

Je suis fatiguée.

(Un court temps.)

T’as vingt ans.

Quand est-ce que tu vas grandir ?

Devenir adulte ?

Tu rates deux ans de fac et quoi ?

T’as rien.

Pas de copains.

Pas de travail.

Rien pour toi.

Tu restes ici.

Tu cries.

T’insultes ta sœur.

Tu la pousses.

Comme un taré.

Comme ton père ?

C’est ce que t’as retenu ?

C’est ce qu’il t’a appris ?

Tu veux faire comme lui ?

ALORS CASSE-TOI !

CASSE-TOI POUR DE BON !

Mais si tu restes ici,

sous ce toit,

je t’interdis/

T’entends ?

C’est comme ça que je t’ai élevé ?

Pour que tu dises/

Ces mots ?

VA DANS TA CHAMBRE !

3. Ruines (suite)

(La sœur fait irruption dans la cuisine familiale.)

La sœur

Il t’a offert ton cadeau en avance.

Il savait.

S’rait plus là pour ton anniv.

Offert ton cadeau,

en avance.

Prévu l’coup d’puis des mois/

Lu son journal,

ses lettres/

(Elle lit la lettre.)

« Serai pas compris, serai à côté de la plaque, de ma place. J’essayerai.

Mais je ne parlerai pas quand il faut. Je dirai rien d’amusant. Je serai trop grand, trop gros, j’aurai l’air trop vieux. Trop silencieux. Bizarre. Gênant. Je passerai inaperçu, ou alors tout le monde me regardera, et je rougirai, et je me haïrai de rougir. ET J’ESSAYERAI.

MAIS LES FILLES ME REGARDERONT DE TRAVERS, DE HAUT, PARLERONT DANS MON DOS, LES GARÇONS SE MOQUERONT, FRAPPERONT, ET J’ESSAYERAI.

MAIS JE NE SAURAI PAS ME BATTRE, ME DÉFENDRE. J’ESSAYERAI.

MAIS JE SERAI REFOULÉ DES ÉCOLES, REFUSÉ À L’ARMÉE. J’ESSAYERAI.

MAIS JE NE TROUVERAI PAS DE TRAVAIL, JE FERAI PEUR AUX GOSSES, PEUR À LEURS MÈRES. J’ESSAYERAI.

MAIS JE FINIRAI ICI INSTALLÉ DANS LE GRENIER. IMPOSSIBLE. TERMINÉ. PLUS JAMAIS ESPÉRER, PLUS JAMAIS ASPIRER À MIEUX, PLUS JAMAIS ACCEPTER DE RES­PONSABILITÉS, JAMAIS M’ENGAGER, JAMAIS CHOISIR, JAMAIS TENIR, PATIENTER, IN­VESTIR, JAMAIS SUFFIRE, JAMAIS CONVENIR, JAMAIS REGARDER EN FACE, FILER DROIT, JAMAIS SERVIR D’EXEMPLE, JAMAIS RÉUSSIR.

TOUJOURS ÉCHOUER, RAMPER, COURIR APRÈS, TOUJOURS.

Haïr. Je hais les femmes, les féministes. Elles en veulent plus, pour m’en laisser moins, des miettes. Haïr, piétiner et les faire taire une bonne fois. Anéantir les femmes, les féministes. Anéantir leurs manies, leurs manigances, leur manipulation, leurs messes basses, leur misérabilisme, leur victimisme, leurs défaillances, leur défiance, leur volonté de soumettre, castrer, humilier, leurs revendications, leur incapacité au sacrifice, leurs talons hauts qui claquent, leurs mains dans les cheveux qui jouent, leur dégoût, leurs jeans serrés, leurs jupes, leurs bas filés, leurs bouches roses, leur frénésie de vouloir ce qu’elles n’ont pas, ce qu’elles n’auront jamais, leur bêtise/ »

La mère

Arrête/

La sœur

« Leurs passe-droits, leurs caprices, leur hystérie, leurs rires bruyants, leurs jambes croisées puis décroisées, puis croisées à nouveau, leur sexualité, leur liberté qui fait offense à tous sauf à elles, leur vénalité, leurs ongles longs qui cassent, leurs ongles rouges, leurs gros culs qui dansent quand elles marchent, leurs gros ventres quand elles vieillissent, leurs seins/ »

La mère

ARRÊTE/

La sœur

« LEURS SEINS, leurs seins pendants, pointant, gonflant le t-shirt, leur absence de seins, leurs seins qui sautent quand elles courent, leurs seins nus, leurs seins décolletés, leur raie de seins, leurs seins qu’il ne faut jamais regarder. Regarder de loin, mais regarder quand même. Croiser leur regard. Voir leurs sourires en coin ou entendre "pervers" siffler entre leurs dents. Comme si elles ne l’avaient pas cherché. Pas les siens, ces seins ? PUTE CONNASSE ! PUTE SALOPE ! PUTE CATIN ! PUTE PUTAIN ! CHIENNE !/ »

La mère

ARRÊTE ! ARRÊTE !

ARRÊTE !

S’IL TE PLAÎT.

ÇA SUFFIT !

ARRÊTE !

(Un temps.)

La sœur

Ses mots,

sa haine,

après ça,

vivre ?

Être là ?

Lui survivre ?

Impossible.

Survivre à ça ?

C’qu’il est devenu.

C’qu’il s’rait pour tous.

C’que j’s’rais moi/

Toi, moi,

c’qu’on d’viendrait.

Pour tous.

La sœur du/

La mère du/

La mère

Arrête, assieds-toi/

La sœur

On est une sœur et on a un frère.

Lui, moi,

comme tout frère et sœur,

s’cherchent,

s’trouvent,

s’battent parfois.

Mais s’marrent.

Pas vrai.

Totalement impossible c’qu’il préparait là,

à l’instant où,

comme toujours,

on s’chamaillait dans la cuisine.

Il était encore frère.

Moi sœur.

Toi mère.

La mère

Calme-toi/

La sœur

On s’dit quelqu’ mots durs,

aux bords fêlés.

Les mots cognent.

Ça tranche sec entre nous.

Mais ’fin,

ça blesse mais ça saigne pas.

La mère

Assieds-toi/

La sœur

Il r’ssemblait au père,

d’plus en plus.

De le r’garder dans les yeux,

d’plus en plus dur,

sans voir l’autre,

c’lui-là,

le géniteur,

l’fuyard,

déserteur.

Not’ père qu’il aurait dû tuer.

La mère

Allez calme-toi.

La sœur

Et avec l’fusil d’grand-père,

plein d’poussière !

Pourquoi on gardait ça ?

On a l’air de quoi ?

La mère

On ne pouvait pas savoir qu’il/

La sœur

Ou alors toi,

moi qu’il aurait dû tuer,

des vies déjà gâchées.

La mère

Dis pas ça !

On ne pouvait pas savoir/

La sœur

Pas assez des...

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