Acte I
Le rideau s’ouvre sur la scène vide, peu éclairée. Le voyant rouge est allumé. On entend une musique funèbre. L’ambiance doit faire penser qu’on veille un mort dans une demeure bourgeoise. On découvre Sidonie qui se recueille devant une icône et Octave qui reste de marbre à ses côtés. Au bout de quelques secondes, Sidonie se met à demander différents objets à la manière d’un chirurgien et Octave les lui donne à la manière d’une infirmière de bloc.
Sidonie. — Bougeoir… Chiffon… Cierge… Allumettes… Cendrier… Bien. Recueillons-nous, à présent.
Octave. — Bien, Mademoiselle.
Sidonie. — Pardonnez-nous, sainte Cunégonde, de vous avoir négligée si longtemps, mais nous ne sommes que d’humbles pécheurs ignorants.
Octave. — Oh oui ! D’humbles pécheurs…
Roseline entre de la cave, empêtrée dans un incroyable fouillis de matériel de pêche. Elle a même du mal à passer la porte à cause de son fagot de cannes qu’elle porte en travers du dos et avec lequel elle va renverser moult vases, pots et bibelots qu’Octave tentera de récupérer au vol.
Roseline. — Mes asticots ! Où sont mes asticots ? Nom d’une carpe qui louche ! Je vais finir par rater la mordue. (Elle éteint la lumière de la cave.) Octave ! Où avez-vous encore mis mes asticots ? Mais où est-il, cet incapable ? Ah ! le voilà ! Octicot, mes asticaves ! Raaah ! Mes Octaves, espèce d’asticot ! Zut ! C’est le contraire.
Octave. — Les asticots de Madame sont dans la cave, comme à l’accoutumée.
Roseline. — Hein ? En pleine forme, je vous remercie, mais cela ne me dit pas où sont mes asticots.
Sidonie. — Dans la cave, mère. Il vous a dit dans la cave. Dans la cave !
Roseline. — Oui, oui, je ne suis pas sourde. Je le sais qu’il s’appelle Octave. Ce que je ne sais pas c’est où sont passés mes asticots.
Sidonie, soupirant. — Octave, soyez gentil. Allez les lui chercher, je vous prie.
Octave. — Bien, Mademoiselle. J’y cours. (Il sort à la cave lentement en appuyant sur l’interrupteur. Le voyant rouge s’allume.)
Roseline. — Et il s’enfuit, le malotru ! Au pied, Octave ! (Elle essaie de le suivre, mais le fagot de cannes la stoppe net et elle se retrouve sur les fesses.) Saperlipopette ! Par tous les gardons de Sambre-et-Meuse ! Celui-là, si je le ferre…
Sidonie. — Calmez-vous, mère. Je vais vous aider.
Roseline. — Merci mais je ne suis pas impotente. (Elle voit le cierge.) Encore un anniversaire ? Qui est-ce, cette fois ? Une vierge massacrée par les Huns ou une dévote suppliciée par les autres ?
Sidonie. — Il s’agit de sainte Cunégonde de Bavière.
Roseline. — Ah ? Et qu’est-ce qu’elle a fait pour mériter ta reconnaissance éternelle, ta Raymonde de Tralalère ?
Sidonie. — Cuné… Bref. Elle écrivait à la gloire de Dieu et cela ne plaisait pas aux protestants germaniques qui l’ont brûlée vive avec ses poèmes.
Roseline. — Ah ça ! Quand on aime, on ne compte pas.
Sidonie. — Pardon ? (Un temps, sidérée.) Aujourd’hui, nous n’avons plus rien d’elle si ce n’est quelques vers…
Roseline, réagissant au mot « vers ». — Des vers ? Mes asticots ! Octave ! Mes asticots illico ou ça va barder, mon coco !
Agathe, entrant du couloir. — Mais qu’est-ce qui se passe dans cette maison ? On met le feu ou on écorche quelqu’un, ici ? Nous sommes à la veille de recevoir M. Mayerbaum et c’est tout ce que vous trouvez à faire ? Du tapage ?
Sidonie. — Ton Mayerbaum n’arrive que demain matin, alors du calme.
Roseline. — Ah ! Agathe ! Toi, tu sais peut-être où sont mes asticots ?
Agathe. — C’est pour des asticots, tout ce vacarme ?
Roseline. — Mais non ! Pas pour la carpe ! Pour la tanche, voyons ! Les asticots, c’est pour la tanche. Quoique…
Agathe. — Ma pauvre maman ! Tu es vraiment de plus en plus sourde.
Roseline. — Moi ? Pas du tout ! (Elle regarde sa montre.) Neuf heures moins le quart.
Agathe, désabusée. — Rebranche ton sonotone, s’il te plaît, maman. (À Sidonie.) Et toi, sœurette, que fais-tu ?
Sidonie. — Octave et moi célébrons le 450e anniversaire du martyre de sainte Cunégonde.
Agathe. — Encore ? Qui est-ce, cette fois ?
Sidonie. — Une sainte oubliée des hommes de peu de foi.
Agathe. — Oui, ça, je m’en doute. Tu en déterres et vénères une nouvelle chaque semaine.
Sidonie. — Sainte Cunégonde était une grande catholique et une prodigieuse poétesse honteusement mutilée et brûlée par des protestants bavarois en 1556. Cela fait aujourd’hui juste 450 ans et…
Agathe. — Quatre cent cinquante ! Alors elle n’est pas à un jour près ; elle peut attendre que nous ayons reçu M. Mayerbaum.
Roseline, ronchonnant et tapotant son sonotone. — Marche pas ce machin.
Sidonie. — Le commerce. Les marchands du temple passent avant l’élévation de l’âme. Je te reconnais bien là.
Agathe. — Heureusement que tu es là pour réveiller nos consciences.
Sidonie. — Parfaitement ! Il est heureux qu’il y ait des gens comme moi et comme l’abbé Morissot pour honorer la mémoire de ceux et celles qui ont offert leur vie pour leur foi et pour notre salut.
Roseline, même jeu. — Marche jamais, ce bidule !
Agathe. — Tu ferais mieux de sortir un peu plus, de voir du monde, de t’ouvrir à la réalité.
Sidonie. — C’est-à-dire ?
Agathe. — C’est-à-dire que ce n’est pas en passant ton temps à l’église que tu trouveras un mari.
Sidonie. — Oh ! je te rappelle que tu n’es pas mariée non plus !
Agathe. — Parce que le travail ne me laisse pas le temps pour la romance ou une relation suivie, mais moi, je n’ai rien contre le mariage.
Sidonie, piquante. — Ni contre le…
Agathe. — Le… ?
Sidonie, gênée. — Eh bien, le… Tu sais bien, le…
Agathe. — Le sexe ?
Sidonie. — Oh !… Euh…
Roseline, même jeu. — Saloperie d’engin du diable !
Sidonie. — Dieu me préserve du péché de chair.
Roseline. — Pêcher ?
Sidonie. — Seule la spiritualité m’intéresse.
Agathe. — C’est sans doute aussi pour ça que c’est moi et moi seule qui fais tourner l’entreprise. Entreprise dans laquelle tu possèdes tout de même 49 % des parts, je te le rappelle.
Roseline, même jeu. — M’énerve, ce truc !
Sidonie. — Tu sais bien que les choses bassement matérielles ne m’intéressent pas.
Agathe. — Et les dividendes, ils ne t’intéressent pas, peut-être ? Tu ne craches pas dessus.
Sidonie, faussement évasive. — Oui, oh…
Le téléphone sonne.
Agathe. — Excuse-moi, mais les choses bassement matérielles se rappellent à moi. (Elle décroche.) Allô ! Oui ?… Monsieur Mayerbaum ? Comment allez-vous ? (Jusqu’à ce qu’elle raccroche, on voit qu’elle a du mal à avoir une conversation correcte avec son interlocuteur mais on ne comprend rien.)
Roseline, criant en tirant sur les fils de son sonotone. — Saloperie de saloperie de saloperie !
Octave, entrant avec les asticots dans une boîte ouverte posée sur un plateau. — Les appâts de Madame !
Roseline. — Raaah ! (Sans voir Octave, elle parvient à débrancher les fils mais son bras vient heurter le plateau et les asticots tombent.) Seigneur Marie Joseph ! Mes asticots ! Mes chers petits ! (Elle se jette à terre et se met à les ramasser.)
Agathe, au téléphone. — Co… Comment ? Tout de suite ?
Sidonie. — Maman, que fais-tu ?
Roseline. — Si c’est pas malheureux ! Des asticots de cette qualité !
Sidonie. — Oh ! et puis zut ! Octave, reprenons, je vous prie. Chantez avec moi. (Elle entonne un cantique.)
Octave. — Bien, Mademoiselle.
Dans ce qui suit, Octave ne sait plus où donner de la tête et tout doit aller très vite et très fort.
Roseline. — Ce serait trop vous demander de m’aider, Octave ?
Octave. — Non, Madame. (Il se met à quatre pattes.)
Sidonie. — Eh bien, Octave ! Chantez, voyons, chantez !
Octave. — Tout de suite, Mademoiselle. Tout de suite. (Il chante quelques paroles.)
Roseline. — Vous me le paierez, espèce de minable mérou maladroit !
Agathe, au téléphone. — Mais pas du tout, monsieur Mayerbaum !
Sidonie. — Chantez, Octave, chantez !
Roseline. — Ramassez, Octave, ramassez !
Octave, en chantant sur l’air du cantique. — Que Madame me pardonne…
Roseline. — On s’en moque de la Madone ! Ramassez !
Octave, même jeu. — En voici une poignée, Madame.
Roseline. — Plus vite, mollusque ! calamar empesé ! incapable ! Et comme d’habitude il n’a pas éteint la lumière de la cave. (Elle le fait.) C’est moi qui paie l’électricité. Je finirai par la retenir sur vos gages.
Agathe, au téléphone. — C’est entendu. À tout de suite. (Elle raccroche, furieuse.) Ça suffit comme ça ! (Elle claque un bruit terrible avec le panier de pêche par exemple, ce qui fait sursauter et taire tout le monde sauf Octave qui continue.) Ça suffit, j’ai dit ! (Elle lui prend le plateau des mains et lui en assène un violent coup sur le crâne. Il se tait.) Maintenant vous vous taisez et vous m’écoutez, sinon je fais un malheur ! Dans quelques instants, le seul homme capable de sauver l’entreprise qui nous fait vivre va débarquer ici. C’est un gros, très gros client allemand et…
Roseline. — Tu reçois ton brillant amant ? En quoi cela nous regarde-t-il ?
Agathe, hurlant. — Ce n’est pas mon amant, c’est un client allemand ! Donne-moi ce sonotone. (Elle le prend, le rebranche et le replace rapidement dans l’oreille de sa mère.) Il est allemand ! A… lle… mand !
Roseline. — Oui, oui, il est allemand. Je ne suis pas complètement bouchée. Tu sors bien avec qui tu veux. On n’est plus sous l’Occupation. Vive l’Europe !
Agathe. — Restons calme. Je viens de réussir à le convaincre qu’il ne téléphonait pas dans un asile d’aliénés. C’est déjà un exploit.
Sidonie. — Mais je croyais qu’il devait arriver demain ?
Agathe. — Il a dû changer d’avis. Il m’appelait de sa voiture. Il venait de passer Moisy-le-Vieux.
Sidonie. — Mais c’est à moins de…
Agathe. — … dix kilomètres, oui. Il sera donc ici d’une minute à l’autre. Il faut le choyer, le bichonner et le placer dans un climat de confiance absolue car j’entends bien lui faire…
Roseline. — Moi aussi, j’entends drôlement bien !
Agathe, très calme. — J’entends bien, dis-je, lui faire signer un énorme contrat dont dépend la survie de l’entreprise, mais pour cela j’ai besoin de vous pour le recevoir dans les meilleures conditions. (Elle hurle soudainement.) Alors, Octave, ramassez-moi ces bestioles ! Maman, tu ranges ton matériel de pêche et tu vas faire le guet près de l’étang ! Tu me préviens dès qu’une voiture franchit la grille du parc. Quant à toi, Sidonie, tu me remballes ton attirail de VRP en bondieuseries ! Exécution !
Octave saute sur les asticots, Roseline sort par le hall avec son matériel mais non sans mal.
Sidonie. — Je ne vois pas en quoi sainte Cunégonde pourrait choquer ton client.
Agathe. — Tu ne vois pas ?
Sidonie. — Non.
Agathe. — Tu m’as bien dit que ta Cunégonde avait été massacrée par des Bavarois ?
Sidonie. — Oui, et alors ?
Agathe. — Et alors Mayerbaum est de Munich. Il est bavarois, justement. Je ne le connais pas, je ne l’ai jamais vu, mais je ne veux pas prendre le moindre risque de le froisser. C’est déjà miraculeux qu’il s’intéresse si soudainement à nos produits. Alors, s’il te plaît, replie ton stand !
Sidonie. — Oh ! (Elle ramasse ses affaires.)
Agathe. — Je veux qu’il se sente ici chez lui.
Sidonie. — Personne ne parle un mot d’allemand dans cette maison, ça promet.
Agathe. — Eh bien, tout le monde va s’y mettre et faire un effort. Les dictionnaires ne sont pas faits pour les chiens. Il y en a toute une pile dans le bureau. Tu n’as qu’à te servir et faire la distribution aux autres. (Sidonie sort par le couloir.) Bon, comment suis-je ? (Elle se regarde dans un miroir.) Oh là là ! (Elle se dirige vers le couloir.) Alors, Octave, vous attendez quoi ? Qu’ils se transforment en mouches et qu’ils s’envolent ?
Octave. — Je fais de mon mieux, Mademoiselle, mais ils sont légion.
Agathe, en sortant. — Eh bien, si c’est un travail de Romain, agissez en Romain. (Elle sort par le couloir.)
Octave. — Agir comme un Romain ? Elle en a de bonnes ! Et comment ils ramassaient les asticots à demi écrasés sur le sol, les Romains ? Qu’est-ce que j’en sais, moi ? (Un temps puis il a une illumination. Il pousse les asticots sous le tapis à l’aide de son plumeau, se redresse et dit solennellement.) « Ave Caesar, morituri te salutant. » (Il trépigne sur le tapis puis sort par le couloir, très digne.)
La scène reste vide un court instant puis Ernest entre de l’office.
Ernest. — Bon ! La vieille est partie à la pêche, le loufiat a dégagé la piste, on devrait être tranquilles cinq minutes. (Par la porte de l’office entrouverte.) Amène-toi, Popo ! Popo ! Mais qu’est-ce que tu glandes ?
Popo, off. — Je m’ai coincé !
Ernest. — C’est pas possible d’être aussi nase ! (Il ressort et off.) Allez ! Arrive, espèce d’enclume !
Popo, off. — Aïe ! Aïe ! Aïe ! Aïe ! Aïe ! (Gros bruit de chute.) Attention à mon costume !
Ernest, entrant, suivi de Popo. — Qu’est-ce que tu foutais dans ce vasistas ?
Popo, parlant affreusement du nez. — Ben c’est toi qui m’as dit de passer par le vasistas.
Ernest. — Je t’ai dit de passer le bras pour atteindre la clé, pas de passer tout entier par une ouverture de quelques centimètres !
Popo. — Oui mais j’ai les bras trop courts, alors j’ai passé l’épaule et puis j’ai passé la tête et puis je m’ai coincé…
Ernest. — Ça va ! Tais-toi. Tu te rappelles ce que tu dois faire et dire si on rencontre les proprios ?
Popo. — Oui, oui ! On est des fortunés touristiques. (Ernest lui donne une claque sur la tête.) Aïe !
Ernest. — On est des… ?
Popo. — Des touristes fortunés.
Ernest. — Bien ! C’est pour ça qu’on a mis le costume du dimanche.
Popo. — Ah oui ? Je me disais aussi…
Ernest. — Et on est là pour quoi faire ?
Popo. — Piquer tout ce qu’on peut. (Claque sur la tête.) Aïe !
Ernest. — Visiter le château, ahuri ! Parce qu’on est… ?
Popo. — Archi-passionnés de lecture. (Claque sur la tête.) Aïe ! Passionnés d’architecture.
Ernest. — D’architecture mé… ?
Popo. — Mé… Mé… Mais pas trop… (Claque sur la tête.) Aïe !
Ernest. — Médiévale, crétin !
Popo. — Ah oui ! Médiévale !
Ernest. — Voilà ! Nous sommes des touristes fortunés passionnés d’architecture médiévale. C’est pourtant pas compliqué. Et nous voulons visiter ce château. Compris ?
Popo. — Compris, Nénesse ! Et pourquoi qu’on veut la visiter, c’te cambuse ?
Ernest. — On fait semblant de visiter, crâne de piaf ! On gagne la confiance, on s’incruste et on en profite pour repérer ce qu’on reviendra piquer quand les proprios auront mis les bouts. Vu ?
Popo. — Vu ! Nénesse, t’es un génie.
Ernest. — Mais non, c’est un coup classique. Tout le monde fait ça.
Popo. — Oui, mais nous, on l’a jamais fait.
Ernest. — Faut bien commencer un jour. On va pas faire les troncs d’églises jusqu’à la retraite. Faut voir plus grand. Fini les menus larcins pour nous payer des sandwichs. Il est temps de passer au caviar et aux langoustes. Nous serons les nouveaux Spaggiari, les Arsène Lupin du xxie siècle, les princes de la cambriole, les empereurs du…
Popo. — T’emballe pas, Nénesse, t’emballe pas. J’ai peur quand tu t’emballes.
Ernest. — Mais je m’emballe pas, je gamberge. Mon plan est infaillible. Il suffit de jouer la comédie. Et moi, la comédie, ça me connaît.
Popo. — Oui, bof !
Ernest. — J’ai tout de même été, moi, môssieur, sociétaire perpétuel du théâtre de Montélimar.
Popo. — Et ils t’ont viré parce que tu leur cassais les nougats.
Ernest. — Dis donc, morpion, tu veux que je te corrige ?
Popo. — Non, non… Pardon, Nénesse.
Ernest. — Et puis, il faut savoir prendre des risques dans la vie.
Popo, se mettant à taper du pied. — Des risques ? Nénesse, j’ai peur ! J’ai pe… J’ai… J…
Ernest. — Allons bon ! Voilà que ça le reprend ! (Il lui masse la nuque.) Tu n’as pas à avoir peur. Pour le moment, on ne risque rien ; on fait rien de mal, on visite. Tout le monde a le droit de visiter un joli château.
Popo, soudain calmé. — Ah oui ! T’as raison, on risque rien. Mais tu me promets de ne pas t’emballer ?
Ernest. — Promis. Tout ce qu’on a à faire, c’est de reluquer à droite, à gauche, et si quelqu’un nous surprend… (Popo se met à taper du pied.) On est des touristes. (Popo se calme subitement.) Il suffit de faire des manières. Si c’est un monsieur on s’incline et si c’est une dame on lui dépose délicatement un baiser sur la main. (Il le fait sur la main de Popo.) Comme ça.
Popo. — Et si c’est une fille, sur la bouche.
Ernest. — Non ! Pas sur la bouche.
Popo. — Mais…
Ernest. — Jamais, j’ai dit ! La dernière fois que tu as embrassé une fille sur la bouche, ça nous a valu deux mois de taule.
Popo. — Deux mois pour un bisou, avoue que c’était injuste.
Ernest. — Pas quand la fille en question est une bonne sœur qui ne te connaît ni d’Ève ni d’Adam.
Popo. — Je connaissais peut-être pas ni Dave ni ses dents, mais elle m’a dit que j’étais gentil alors… C’était plus fort que moi. C’est toujours plus fort que moi, tu sais bien, quand une fille me trouve gentil, il faut que je l’embr…
Ernest. — Non ! T’as qu’à lui serrer la main, ça fera pareil.
Popo. — On voit bien que t’as pas embrassé beaucoup de filles sur la bouche !
Ernest. — Mais il se paie ma fiole ! Je te jure que si tu n’étais pas mon frère, je t’aurais largué depuis longtemps et tu te débrouillerais tout seul.
Popo. — Oh ! pas tout seul !… Pas t… Pa… (Il se met à taper du pied.)
Ernest. — Arrête un peu ton cirque. (Il lui masse la nuque.) Je te l’ai promis, je ne t’abandonnerai jamais.
Popo, calmé. — T’es gentil, Nénesse ! Bisou ! (Il l’embrasse.)
Ernest. — Rahhh ! Lâche-moi et file-moi plutôt le bouquet.
Popo. — Pour quoi faire ?
Ernest. — Mais le bouquet c’est notre arme secrète, crétin ! C’est truffé de bonnes femmes ici. T’offres un bouquet, même si la gonzesse te connaît pas, elle a un a priori favorable. Tu peux l’embobiner plus facilement.
Popo. — Et l’embrasser aussi… (Claque sur la tête.) Aïe !
Ernest. — Non ! Pas l’embrasser ! File-moi le bouquet… Où tu l’as mis ? Où il est ce bouquet ?
Popo. — Je l’ai oublié dans la 2 CV.
Ernest. — Mais quelle tache ! Va le chercher, abruti !
Popo. — Tout seul ? (Il se met à taper du pied.)
Ernest. — Ne recommence pas. Il n’y a aucun danger et il n’y a aucun mal à offrir des fleurs.
Popo. — T’as raison. (Il reste immobile.)
Ernest. — Eh ben, file !
Popo. — Ah oui ! (Il sort à l’office et revient.) Dis, tu pourrais pas venir me pousser pour repasser par le vasistas ?
Ernest, soupirant. — Mais passe par la porte, maintenant qu’elle est ouverte !
Popo. — Ah oui ! (Il ressort.)
Ernest. — Mais referme-le quand même.
Popo, off. — Quoi donc ?
Ernest. — Le vasistas, crétin !
Popo, off. — Hein ? Le quoi ?
Octave entre du couloir.
Ernest, s’énervant. — Le vasistas ! Ferme le vasistas ! Le vasistas !
Octave, au public. — Was ist das ? C’est notre Allemand. (Il prend un minidictionnaire dans sa poche puis se racle la gorge.) Guten tag, Herr Mayerbaum ! (Il prononce « gutin tage ».)
Ernest. — Hein ?… Ah !… Euh…
Octave, au public. — Il ne comprend rien. (À Ernest.) Pardonnez mon médiocre allemand, monsieur Mayerbaum. (Il reprend son dictionnaire.) Guten tag, Herr Mayerbaum !
Ernest. — Euh… (Gêné.) Hé, hé !
Octave. — Oh là là ! J’ai pourtant promis à Mlle Agathe de soigner l’accueil de son client allemand. Pardonnez-moi, monsieur Mayerbaum, mon accent doit être des plus lamentables.
Ernest. — …
Octave, en aparté. — Oui, évidemment, ça non plus il ne comprend pas. Oh là là là là ! Moment bitte, moment ! Je vais prévenir de votre arrivée. (Il sort précipitamment par le couloir.)
Ernest, au public. — J’suis pas dans la mouise, moi. V’là qu’il me prend pour un Teuton, le loufiat ! C’était pas prévu au programme, ça. Pourquoi pas, après tout ? Ernest Michandiot peut tout jouer. Un Écossais, un Indien, un Chinois, pourquoi pas un Germain. Tout autre que moi filerait à l’anglaise, moi j’envahis à l’allemande. Je connais trois, quatre mots d’allemand, ça devrait suffire… Zut ! La taulière doit connaître le gars qu’elle attend. Courage, fuyons !
Agathe, entrant. — Cher monsieur Mayerbaum ! Quelle joie de faire votre connaissance !
Ernest. — Ah !
Agathe. — Veuillez me pardonner mais je ne parle pas un mot de votre belle langue. Mais je crois que vous parlez un peu le français ?
Ernest. — Ah ? (Il réagit en prenant un pseudo-accent germanique.) Ach ! Ja, ja ! Je parle un peu le Francessiech pas très bien.
Agathe. — Très bien, au contraire, j’en suis certaine ! Je suis vraiment ravie de faire votre connaissance.
Ernest. — Moi aussi, petite mademoiselle. (En aparté.) Elle ne le connaît pas. C’est bon, ça. C’est très bon.
Agathe. — Que dites-vous, cher ami ?
Ernest. — Euh… rien… Ein petit poème qui me revenait quand j’ai vu vos yeux jolis.
Agathe, charmée. — Oh… Avez-vous fait bon voyage ?
Ernest. — Ja ! À Berlin toujours la pluie ici j’arrive sous le soleil.
Agathe. — Berlin ? Je croyais pourtant que vous viviez à Munich, au plus près de votre société.
Ernest. — Ja, ja, Munich ! Euh… Berlin est la banlieue de Munich.
Agathe, après un temps, riant. — Ah ! ah ! ah ! Quel humour ! Berlin, banlieue de Munich ! Que c’est drôle !
Ernest. — Ja ! Grosse rigolade ! Nous, les Allemands, adorons les blagues.
Agathe. — Moi aussi, moi aussi, mais pas en affaires.
Ernest. — Ach ! Affaires pas rigolade, affaires très sérieux. Nous jamais rigoler dans travail.
Agathe. — Très bien. Croyez bien, cher monsieur Mayerbaum, que je serais ravie de faire des affaires avec vous. Vous serez mon premier Allemand… Enfin, je veux dire que vous serez mon premier client germanique.
Popo, entrant de l’office avec le bouquet. — Ça y est, Nénesse !
Ernest. — Ach ! Gut ! Très Gut !
Agathe. — Nénesse ?
Ernest. — Euh… Ja, Nénesse… Nénesse être le petit nom du bouquet petit de fleurs. Ein nen hesse ! (À Popo.) Donne ! Voilà pour vous, mademoiselle. Ein nen hesse.
Agathe. — Oh ! merci ! Un Nénesse alors c’est… ?
Ernest. — Eh oui. (Il mime.) Ein, un ; Nén, petit bien sûr et Hesse, fleur. Ein Nénesse.
Agathe. — C’est charmant.
Ernest. — Je vous présente mein secrétaire. Monsieur…
Popo. — … Popo…
Ernest. — … vitch, Popovitch ! Il être d’origine russe. (Clin d’œil à Popo qui fait mine de comprendre.)
Popo, en se concentrant pour répéter la bonne phrase. — Nous sommes des touristes d’architexture passionnés par la fortune médicale.
Agathe. — Pardon ?
Ernest. — Lui pas parler Francessiech. Il a dû apprendre une phrase par cœur pour vous faire plaisir, mais lui parler que l’allemand et le russe évidemment.
Popo. — Hein ?
Ernest, entraînant Popo à l’écart. — Ich bin moi ein grosse kommerçant de Munich. Tu esses mein secrétaire, jawohl ?
Popo. — Hé ?… On n’est plus des touristes ?
Ernest. — Nein. Tu esses mein secrétaire. Compreunezie ?
Popo. — Ah ! Ja ! (Il force l’accent et appuie sur les syllabes.) Kom preune zie !
Ernest. — Bien. Gut ! Eh bien, chère petite madame, je…
Popo. — Ich plan ké la deuche sous los arhbreu !
Ernest. — Hein ?
Popo. — Ben, la deuche ?
Agathe. — La deuche ?
Ernest, paniqué. — La deuche, la deuche ? Ah ! la deuchland wagen ! Mein automobile. Deuchland wagen. Ja.
Agathe, convaincue. — Ah !
Ernest. — Gut ! Mainte heunant, klape ton gueule !
Popo. — Hein ?
Ernest. — Klapton gueuleu ! (Bas.) Laisse-moi faire. (Agathe s’approche.) Ich bin sur ein kolossale affaire !
Agathe. — Tiens ! Je crois que là j’ai compris ce que vous dites. Vous parlez d’une affaire colossale. J’espère qu’il s’agit de celle qui nous concerne.
Ernest. — Naturlich !
Agathe. — Eh bien, dites donc ! Vous pensez à une commande de combien d’exemplaires ?
Ernest. — Euh… un, deux… non, trois…
Agathe, un peu déçue. — Vous voulez dire trois mille ?
Ernest. — Euh…
Agathe. — Trois cent mille ?
Ernest. — Nein ! Trois millions.
Agathe. — Trois millions ? Vous avez bien dit trois millions de… Mais c’est fantastique !
Ernest, fier. — Hé !
Agathe. — Vous avez un réseau de distribution bien plus important que je ne le pensais. Où comptez-vous écouler tout ça ?
Ernest. — En Allemagne, bien sûr.
Agathe. — Ce sera loin de suffire.
Ernest. — En Russie aussi. Avec M. Popovitch.
Agathe. — Ah ! la Russie ! Et puis ?
Ernest. — Et puis, un petit peu entre les deux. La Pologne, la Suisse, le Liechtenstein. Euh… voyons… La Chine !
Agathe. — La Chine, évidemment. Bravo !
Ernest, s’emballant. — Le Japon, le Canada, les États-Unis…
Popo. — T’emballe pas, Nénesse, t’emballe pas !
Ernest. — Et puis aussi l’Australie, l’Afrique ! Nous allons inonder l’Afrique !
Agathe. — Vous comptez vendre nos bouillottes en Afrique ?
Ernest. — Ah ! c’est des bouill… Eh oui !… Euh… en Afrique… parfaitement ! Hé, hé ! On peut aussi mettre des glaçons dans une bouillotte… Hé, hé !
Agathe. — Génial ! Vous êtes tout bonnement génial !
Popo. — C’est ce que je dis touj… (Ernest lui donne un violent coup de talon sur le pied.) Aïe !
Agathe, qui n’a pas entendu Popo. — Passons dans mon bureau sans plus tarder. (Elle appelle.) Octave ! Octave !
Octave, entrant. — Oui, Mademoiselle ?
Agathe. — Portez-nous quelques rafraîchissements au bureau, je vous prie. M. Mayerbaum et moi avons une affaire de la plus haute importance à discuter. Veillez à ce que personne ne nous dérange.
Octave. — Bien, Mademoiselle.
Ernest, avec un clin d’œil à Popo. — Pardonnez-moi, mais je voudrais bien visiter votre si jolie demeure avant de parler affaires. Je suis un passionné d’architecture médiévale.
Agathe. — Mais volontiers ! Nous avons tout le temps. Suivez-moi, je vais vous faire les honneurs du château. J’aurais dû vous le proposer. Vous venez aussi, monsieur Popovitch ?
Popo. — Ben…
Ernest. — Nein ! Lui, il reste ici. Il a du travail. Beaucoup de travail. (À Popo.) Il faut qu’il étudie une Karapate soluzione.
Popo. — Hein ?
Ernest, bas. — Occupe-toi de repérer le système d’alarme et trouve le moyen de nous barrer discrètement.
Popo. — Ah ! Kom pris ! Karapate soluzione ! Hi, hi, hi ! Karapate soluzione ! Hi, hi, hi !
Agathe. — Il est très gai, dites-moi !
Ernest, précipitant un peu la sortie. — Plus il travaille, plus il est heureux. Je vous suis, chère petite mademoiselle.
Agathe. — Vous pouvez m’appeler Agathe. Par ici, cher ami. (Ernest sort par le couloir.) Passez devant, je vous suis. (Bas, à Octave.) Dites à Sidonie de venir tenir compagnie à M. Popovitch. (Elle sort par le couloir.)
Octave. — Bien, Mademoiselle. Je laisse donc Monsieur seul un instant.
Popo. — Seul ! (Il se met à taper du pied.)
Octave, s’inclinant, puis très surpris. — Oui, Monsieur ? Monsieur désire-t-il quelque chose ? Non ? Bien… Je vais donc… (Popo tape davantage.) Monsieur ? (Au public.) Ce doit être une convenance russe. Il faut que je lui rende sa civilité. (Il se met lui aussi à taper du pied tout en s’inclinant plusieurs fois et en sortant.) J’en ai pour une seconde, Monsieur. (Il sort par le couloir.)
Popo. — Occupe-toi du système de sécurité, qu’il a dit Nénesse. Comme si j’étais un spécialiste. Tu parles ! J’ai jamais pu piquer le Solex de mon beau-frère à cause de l’antivol. Voyons par là… (Il sort dans le bureau.)
Sidonie, entrant avec Octave. — Alors où est-il, ce Russo-Prussien ?
Octave. — Il était ici il y a une minute, Mademoiselle.
Sidonie. — Je veux bien faire un effort pour contribuer à la survie de l’entreprise, comme dit Agathe, et tenir compagnie à ce Popochose, encore faudrait-il que je le trouve.
Popo, entrant et prenant peur en découvrant Sidonie. — Hé ! Gah… Blof ! (Il se met à taper du pied.)
Octave. — Que Mademoiselle ne soit pas surprise, il s’agit d’une convenance russe, à ce que j’ai pu comprendre. Une sorte de salutation que l’on doit échanger.
Sidonie. — Ah oui ? Comme c’est curieux ! Si ça peut lui...