Un an dans la chambre

Un an dans la chambre, ou douze mois de l’effervescence d’un d’hôtel limougeaud. Chaque mois la chambre 202 voit défiler son lot de personnages atypiques, employés ou voyageurs, ces gens qui n’ont a priori rien en commun et se croisent ici par hasard. Des femmes de chambre survoltées, des couples coquins, des flics étourdis, mais aussi des parents touchants ou des amoureux attendrissants. Des situations de vie qui se succèdent avec humour et tendresse, mises en valeur par la plume d’un Gérard Levoyer vif et bienveillant.

Un enchaînement de courtes scènes dynamiques, peuplées de personnages hauts en couleur, le tout modulable à l’envi pour un spectacle sur mesure.




Un an dans la chambre

Janvier

Le ménage

La chambre est en désordre, le lit défait.

La porte s’ouvre et deux femmes de ménages entrent en poussant un petit chariot de ménage avec les produits.

Il peut y avoir une jeune femme et une femme plus âgée mais ce n’est pas obligatoire, ce peut être simplement une débutante et une employée expérimentée.

Alice. — Première chose, tu fais le tour de la pièce pour voir s’ils n’ont rien oublié.

Natacha. — Comme quoi ?

Alice. — Un sac, un porte-monnaie, des bonbons, une bouteille… je sais pas, un peigne… une valise…

Natacha. — Une valise ? Comment on peut oublier une valise ?

Alice. — Et toi, comment tu fais pour oublier de réfléchir avant de parler ?

Alice fait le tour du lit en scrutant le sol. Natacha la suit et fait de même.

Alice. — Mais ne regarde pas au même endroit que moi puisque je viens de le faire.

Natacha. — C’est pour le cas où vous auriez mal vu.

Haussement d’épaules d’Alice. Natacha ramasse un journal qui traine.

Natacha. — Journal ?

Alice. — Journal : poubelle.

Elle le lui arrache des mains et le jette dans la poubelle.

Natacha. — On le met pas à part pour le tri sélectif ?

Alice. — Dépêche-toi, on a droit à 5 minutes par chambre.

Natacha trouve une bouteille plastique pendant qu’Alice tire l’aspirateur dans la chambre.

Natacha. — Bouteille ?

Alice. — Poubelle ! Tout ce que tu trouves : poubelle !

Natacha. — Et le tri sélectif ?

Alice. — Fais pas chier, on s’en fout.

Natacha aperçoit une toile d’araignée.

Natacha. — Aaah ! Une toile d’araignée !

Alice. — Hé ben, enlève-la !

Natacha. — J’peux pas, j’ai peur.

Alice. — Ah, quelle cruche celle-là !

Alice disparaît dans la salle de bains, revient avec une serviette de toilette.

Elle va en dessous de la toile d’araignée, saute plusieurs fois en jetant la serviette en l’air.

Puis elle secoue la serviette, la passe sur ses chaussures et la tend à Natacha.

Alice. — Va la remettre à sa place, elle est pas sale.

Natacha. — Je m’excuse mais j’ai peur des araignées.

Alice. — Ça va, ça va, raconte pas ta vie. (Natacha disparaît dans la salle de bains et revient.) Fais le lit pendant que je passe l’aspirateur.

Natacha. — Comment je fais ? J’ai jamais fait.

Alice. — Oh là là, quelle empotée ! Regarde. Tu tires le drap, tu jettes un œil. Si y’a pas de tache, tu enlèves les poils de cul comme ça… (Elle donne une tape au centre du lit.) Tu remontes les draps comme ça… les oreillers… tu tends bien le couvre-lit et basta.

Natacha. — On change pas les draps ?

Alice. — Le moins souvent possible, ça les use.

Natacha. — Ah ben, moi, je croyais…

Alice. — L’aspirateur ! Tu le passes devant la porte d’entrée, autour du lit et c’est tout.

Natacha. — C’est tout ?

Alice. — Tu tires les chaises et tu aspires sous le bureau une fois par semaine. Et tu passes sous le lit une fois par mois, c’est tout.

Natacha. — C’est tout ?

Alice. — Faut te le répéter combien de fois ? On a 5 minutes ! Tu crois qu’on peut fignoler en 5 minutes ?

Natacha. — Ah non, ça c’est sûr.

Alice. — Et comment je fumerais ma cigarette, si on grattait pas un peu de temps ?

Elle s’allume une cigarette.

Natacha. — C’est pas une chambre non-fumeur ?

Alice. — On dira que c’est le client.

Alice appuie sur l’aspirateur mais il ne se passe rien.

Alice. — Regarde dans le couloir s’il est bien branché.

Natacha sort.

Natacha, off. — C’est branché.

Alice. — Alors ça vient de ce foutu aspirateur.

Elle ouvre un compartiment, sort le sac à poussière qui s’ouvre et répand sa saleté sur le sol.

Alice. — Ah non, merde. Natacha ! Tu vois, faut toujours vérifier l’aspirateur avant de commencer.

Elle remet le sac, referme le compartiment et disperse la poussière avec son pied.

Alice. — Regarde bien comme je fais parce que je te le dirai pas deux fois. Un apprentissage, il doit se faire vite fait bien fait.

Natacha. — Je regarde bien et je ferai tout comme vous.

Alice. — À la bonne heure ! T’as intérêt à bien bosser si tu veux ton CDI.

Elle tire vite fait trois bouffées, chasse la fumée et jette son mégot sous le lit. Elle trouve un kleenex.

Alice. — Regarde-moi ça ! Ça jette ses mouchoirs par terre ! Ah non, je te jure, les gens sont dégueulasses ! Allez, viens, on passe à côté.

La séparation

Ils entrent dans la chambre, chacun avec sa valise.

Lui, décontracté, elle boudeuse.

Lui. — Bon, ben elle n’est pas mal cette chambre.

Elle. — Je te préviens, il est hors de question qu’on couche ensemble.

Lui. — Écoute, j’y suis pour rien. Tout est complet à cause du congrès des machines outils. Il ne restait plus que cette chambre.

Elle. — Ouais, ouais, comme par hasard.

Lui. — Ne commence pas, s’il te plaît. Demain on passe au tribunal, tout sera terminé, alors essayons de retenir nos rancœurs jusque-là.

Elle. — Comme si je ne les connaissais pas tes petits arrangements. Douze ans je les ai pratiqués ! Alors ça ne m’étonnerait pas que tu y sois pour quelque chose au coup de la chambre unique. Avec grand lit, en plus. Pas des jumeaux, ah non, tiens, comme ça tombe bien, un lit pour deux.

Lui. — Parce que tu crois que ça m’amuse de me retrouver dans un lit avec toi alors que nous sommes chacun en couple depuis notre séparation ?

Elle. — Tais-toi, tu m’agaces.

Lui. — Je dormirai dans le fauteuil, là, ça te va comme ça ?

Elle. — Ça ne m’empêchera pas d’entendre tes ronflements. Je suppose que ça n’a pas dû s’arranger.

Lui. — Tu n’auras qu’à mettre tes boules Quiès. Et puis ton masque de sommeil. Comme ça tu ne me verras pas et tu ne m’entendras pas non plus.

Elle. — Exactement ce que je vais faire. Et si tu pouvais éviter d’aller aux toilettes toutes les heures et d’allumer la lumière à chaque fois, ce serait pas mal non plus.

Lui. — Si je respire, ça va te déranger aussi ?

Elle. — Avec le vin que tu as bu pendant le diner, ton haleine empeste la vinasse. Enfin ! Si tu mâches un chewing-gum, ça devrait être respirable.

Lui. — Je peux aussi sauter par la fenêtre, comme ça je ne te dérangerais plus du tout.

Elle. — Ce que tu peux être bête. Va faire ta toilette en premier.

Lui. — Tu veux pas y aller d’abord ?

Elle. — Je viens de te dire d’y aller, t’es sourd ou quoi ?

Lui. — Oh là là, ça va être gai. Vivement demain.

Elle. — Comme tu dis. Ouf, bon débarras. Place à autre chose.

Lui. — J’avais oublié que tu pouvais être peste. Qu’est-ce qui m’a pris de te proposer de t’emmener au tribunal ?

Elle. — Et moi, qu’est-ce qui m’a pris d’accepter ?

Il disparaît dans la salle de bains avec sa trousse de toilette et sa valise.

Aussitôt elle s’effondre sur le lit en masquant son visage avec ses mains. On devine qu’elle pleure.

Au même moment il revient et la voit.

Lui. — Ça va pas ?

Elle, énervée. — Oh là là ! On n’a plus le droit de rigoler cinq minutes ?

Lui. — Excuse-moi, je n’avais pas l’impression que tu rigolais.

Elle. — Tu n’as jamais rien compris aux femmes.

Lui. — D’accord, d’accord. Je voulais te dire que je peux dormir dans la baignoire, si tu préfères ?

Elle. — Vide ou remplie, la baignoire ?

Lui, rire jaune. — Ha ha… comme tu préfères.

Elle. — Mais c’est froid, une baignoire, fragile comme tu es, tu vas te réveiller bloqué des reins avec une bonne crève et des microbes qui vont te sortir de tous les trous du corps. Non, non, je ne veux pas être responsable de ça.

Lui. — Bon. C’était pour t’être agréable.

Il disparaît dans la salle de bains.

Elle reste à ruminer, elle marche un peu en ronchonnant.

Elle. — « C’était pour t’être agréable »… Ce qu’il peut être agaçant avec sa gentillesse ! « Inutile que tu dépenses ton argent, je peux t’emmener dans ma voiture »… Mais bien sûr.

En continuant à ronchonner, elle va ouvrir le lit, mettre le traversin au milieu, dans le sens de la longueur pour faire une séparation qu’elle va épaissir avec des couvertures et des oreillers.

Elle. — Et le coup de la petite auberge campagnarde avec magret de canard et gigondas à ras bord des verres. On se sépare et il ne lui vient même pas à l’idée de me balancer un vieux sandwich et un quart de vittel éventé. Ah non, monsieur est gentleman même dans le divorce. Quel con ! Non mais quel con !

Il sort de la salle de bains en pyjama ridicule. Il marque sa surprise devant le lit défait.

Lui. — Qu’est-ce que c’est que ça ?

Elle. — Qu’est-ce que c’est que ce pyjama ridicule ? C’est Patricia qui t’achète ça ?

Lui. — Et alors ? C’est pour dormir, sous les couvertures personne ne le voit.

Elle. — Moi je le vois et je peux te dire que ça t’avantage pas.

Lui. — Je m’en fous. C’est quoi cette Muraille de Chine au milieu du lit ?

Elle. — Tu vas pas dormir sur le fauteuil, avec ton arthrose tu vas te tortiller dans tous les sens.

Lui. — Tu veux que je dorme avec toi ?

Elle. — Pas avec moi. De l’autre côté du mur. Et tu évites de te tourner dans tous les sens comme un chien sur son tapis.

Lui. — C’est gentil. Pas élégamment présenté mais l’intention est là.

Elle. — C’est pas gentil, c’est médical. Tu mets toujours une planche sous le matelas, j’espère ?

Lui. — Ça ne te regarde pas.

Elle. — Soyez aimable. Je prends soin de ses becs-de-perroquet et monsieur m’envoie sur les roses.

Lui. — Va te doucher. Tu prends toujours le côté gauche ?

Elle. — Ça ne te regarde pas… Oui.

Elle sort dans la salle de bains avec sa valise. Il se glisse au lit avec un livre.

Aussitôt elle ouvre la porte et balance la valise qu’il a laissée.

Elle. — La valise ! C’est pas dans la salle de bains que ça se range.

Elle re-disparait.

Il range sa valise dans un coin.

Lui. — Quel caractère ! Mais quel caractère ! Quand je pense que je l’ai supportée quinze ans… non douze mais j’ai l’impression que ça a duré plus, beaucoup plus. Je me suis toujours demandé comment elle avait fait pour me mettre le grappin dessus. On a dû rigoler un peu au début. Et puis on était curieux, la même curiosité pour tout. Qu’est-ce qu’on a voyagé ! Je regardais les photos, l’autre, jour, qu’est-ce qu’elle était belle ! Mais chieuse. Quelle chieuse ! Dès le premier jour il a fallu qu’elle fasse un scandale. Ce numéro dans l’église parce que le prêtre avait marché — soi-disant — sur sa robe. Elle a hurlé devant les invités, comme s’il y avait le feu dans la sacristie. Le pauvre curé qui ne savait quoi répondre devant l’énormité de la réaction. Ah il en avait doublement perdu son latin ! Et moi qu’elle prenait à témoin. (Mimant la scène.) « Tu as vu ? Il a sciemment salopé ma robe. Pierre ! Et toi tu ne dis rien ? Mais soutiens-moi ! Je te jure qu’il va me la rembourser. »

Elle est entrée et l’a vu jouer la dernière réplique.

Il est surpris. Elle est en nuisette très sexy.

Elle. — Qu’est-ce que tu fais ? Tu t’es mis au théâtre ?

Lui. — Qu’est-ce que c’est que ce truc ? On dirait un truc de stripteaseuse. C’est Julien qui t’achète ça ?

Elle. — Oui.

Lui. — C’est très vulgaire.

Elle. — Il aime bien, lui.

Lui. — Ça ne m’étonne pas. Les footballeurs ont toujours eu des goûts de gigolo.

Elle. — Le gigolo te dit merde. (Ils se mettent au lit.) On éteint ?

Lui. — Je pensais lire un peu.

Elle. — Non, on éteint.

Lui. — Si tu veux.

Elle. — Et voilà. Il est gentil. Ce que ça m’agace !

Elle éteint sa lampe.

Lui. — Qu’est-ce qui t’agace ? Que je sois d’accord avec toi ?

Elle. — Mais oui ! On ne peut jamais se disputer avec toi. Je suis désagréable, je t’envoie des piques, j’ai un tsunami d’hormones qui déferle en moi et toi tu restes imperturbable, gentil, aimable. Douze ans j’ai supporté ça. Un type gentil ! C’est exaspérant. On peut te faire tout ce qu’on veut, te dire n’importe quoi, t’envoyer vingt fois sur les roses et toi, tu restes gentil. Gentil-gentil-gentil ! Un bon toutou. Ouh, c’est horripilant !

Lui. — Excuses-moi de ne pas rajouter d’huile sur le feu. Quand il y a un incendie, c’est bien qu’un pompier tente de circonscrire l’embrasement.

Elle. — Ça va, ça va, ça va !

Il éteint sa lampe.

Noir.

Lui. — Bonne nuit.

Elle rallume sa lampe.

Elle. — Qu’est-ce que tu viens de faire ?

Lui. — Je t’ai dit bonne nuit.

Elle. — Je ne te demande pas ce que tu as dit mais ce que tu as fait ?

Lui. — Je t’ai fait un bisou pour te souhaiter bonne nuit.

Elle. — Tu as franchi la séparation !

Lui. — Ben oui, pour le bisou.

Elle. — « Ben oui, pour le bisou. » Mais y’a pas de bisou ! On divorce, fini les bisous, bon sang ! Et surtout tu ne franchis pas la séparation, compris ?

Lui. — Compris.

Elle. — Si j’ai fait ce mur c’est bien pour indiquer une séparation ? Non ?

Lui. — Si.

Elle. — Et une séparation c’est comme une frontière, ça ne se franchit pas, okay ?

Lui. — Okay. Excuses-moi. Je ne pensais pas que faire un bisou était une transgression bien importante.

Elle. — Mais c’est une ingérence ! Tu es entré dans un territoire ennemi. Tu comprends, ça ?

Lui. — Oui, mais…

Elle. — Y’a pas de mais… Estime-toi heureux qu’il n’y ait pas de représailles.

Lui. — Si je comprends bien, je dois te dire merci ?

Elle. — La ferme !

Elle éteint sa lampe.

Noir.

Lui. — On peut se séparer et rester aimable quand même.

Elle. — D’accord.

Lui. — Et se souhaiter une bonne nuit.

Elle. — D’accord. Bonne nuit.

Lui. — On l’a fait pendant douze ans, on peut bien le faire une fois de plus.

Elle. — On a aussi fait l’amour, tous les soirs, pendant douze ans. Tu ne veux pas aussi qu’on fasse l’amour alors qu’on divorce demain ?

Lui. — Pourquoi pas ?

Elle rallume sa lampe.

Elle. — Tu as dit quoi ?

Lui. — Pourquoi pas ?

Elle. — Tu veux qu’on fasse l’amour ce soir alors que demain on va officialiser notre divorce ?

Lui. — Pourquoi pas ?

Elle, soufflée. — Ah… ah… alors toi, tu manques pas de toupet.

Lui. — Pourquoi pas ?

Elle, ironique. — Ah ben oui, pourquoi pas ? Ça te paraît logique ?

Lui. — Non mais pourquoi pas ?

Elle. — Et pourquoi je ferais l’amour avec toi ?

Lui. — Ça te ferait du bien. Tu es toute tendue-tendue.

Elle. — Ah c’est par gentillesse alors que tu me proposes ça ?

Lui. — Oui.

Elle, en rage. — Il m’éneeeeerve !

Elle éteint.

Noir.

Elle. — Finalement, tu as raison.

On entend qu’elle doit se ruer sur lui et commencer à l’embrasser.

Lui. — Eh ! La séparation !

Elle. — On s’en fout.

Février

Le pognon

Elles remettent la chambre en ordre.

Natacha. — Je crois bien que je vais m’acheter les petites baskets roses de chez Adidas, j’ai mal au pied avec mes groles.

Alice. — Dans notre métier faut être bien chaussée sinon, le soir, t’as les pieds comme des pastèques. Elles sont à combien ?

Natacha. — 150.

Alice. — Ah oui ! C’est pas donné.

Natacha. — Je vais être super-confortable là-dedans, des vrais chaussons. (Elle chantonne.) « I’m singing in the rain… lala… lalala… »

Alice. — Oh oh, du calme. Danser sous la pluie avec des baskets c’est des coups à attraper un rhume.

Natacha. — Je vais peut-être prendre aussi le sweat à capuche de la même couleur, Kenny Arkana avait le même à la télé. Tu connais Kenny Arkana ?

Alice. — Non. Travaille donc !

Natacha. — C’est celle qui chante « J’vais pas laisser ma vie prisonnière de la leur / Quitte à galérer ici, je m’en vais galérer ailleurs / Tchao, tchao, les éducs ! J’me barre !… »

Alice. — Hé oh, Natacha, tu redescends sur terre, oui.

Natacha. — Non, sérieux, shoes roses, sweat rose, avec la couleur de mes yeux, ça sera top, tu trouves pas ?

Alice. — T’as une fringale ou quoi ?

Natacha. — Pourquoi tu dis ça ?

Alice. — Acheter, acheter, t’as les moyens, toi ? Je croyais que t’arrivais tout juste à finir le mois.

Natacha. — Oui mais là, j’ai envie.

Alice. — Et tu vas payer avec quoi ? T’as touché la double paye ?

Natacha. — Non…

Elle sort deux billets de 100 € de la poche de sa blouse.

Natacha. — J’ai trouvé ça dans la 206, le client est parti, ni vue ni connue, hop !

Alice. — Oh putain ! Donne ça, toi. J’avais oublié.

Elle lui arrache les billets des mains.

Natacha. — Qu’est-ce que tu fais ? Je les ai trouvés.

Alice. — Tu rigoles c’est moi qui les ai posés pour aller vider la poubelle. Le directeur m’a dit d’aller acheter des fleurs pour le client qui arrive ce soir et moi j’ai complètement oublié.

Natacha. — Ah non ! t’es dure, là. Je rêvais la vie vachement en rose.

Alice. — Hé, le nouveau client c’est Tony Parker, tu pourras lui parler de tes baskets !

La grille de Loto

L’homme regarde la télé, complètement excité. Sa femme tricote.

Il compare ce qu’il voit avec une grille de Loto.

Soudain il explose de joie en brandissant la feuille.

Puis il se lève et traverse l’appartement en imitant le clairon, en dansant la salsa, etc.

Elle. — Qu’est-ce qui se passe, José ?

José ne répond pas, il fait le mystérieux, il va au frigo, il prend une demi-bouteille de champagne, remplit deux verres.

Il trinque avec Liliane qui a gardé son tricot en cours.

Elle. — José ! Mais t’es fou ? Qu’est-ce qui te prend ? Mon tricot va sentir la vinasse.

Lui. — On a gagné ! On a gagné !

Elle. — On a gagné quoi ?

Lui. — Ça !

Il lèche la grille de Loto et se la colle sur le front.

Lui. — Quinze mille euros !

Liliane explose de joie aussi.

Ils font les fous.

Elle. — Oh, la chance !… C’est maman qui va être contente !

Lui. — Pourquoi ta mère ? Si tu crois que je vais lui donner un seul centime.

Elle. — Mais José, c’est pas le billet qu’était sur la télé ?

Lui. — Si.

Elle. — C’est le billet de maman. Elle est en thalasso, elle m’a demandé de lui prendre son billet.

Lui, sortant un autre billet. — Eh ben, tu lui donneras le mien. Hé ! Elle a de la chance, trois bons numéros. 5 € ! Je me fous pas d’elle !

Il danse quelques pas de salsa.

Elle. — Ça ira pas José.

Lui. — Quoi ? Quoi ? Pourquoi ça ira pas ?

Elle. — Elle m’a dit de jouer sa date de naissance avant de venir à Limoges. Y’a pas sa date de naissance sur la grille ?

Lui. — Sur celle-là, non, puisqu’elle est sur la grille gagnante !

Elle. — Alors c’est maman qui a gagné.

Lui. — Mais t’as qu’à lui dire que tu t’es trompée, que t’as confondu, je sais pas, invente.

Elle. — Je peux pas, José, elle joue toujours pareil, quand le buraliste m’a vu, il m’a dit : « Tenez, il est prêt, votre maman est une fidèle. Sa date de naissance toutes les semaines ! »

Lui, furieux. — Ah, merde, merde, merde ! Pour une fois que je gagnais. Il faut que ta mère vienne encore une fois tout gâcher !

Elle. — Et sur l’autre grille, t’avais joué quoi ?

Lui. — Ta date de naissance. 5 €, voilà tout ce que tu vaux, ma pauvre Liliane !

Mars

Les brouillons

Alice est seule dans la chambre.

Alice. — Natacha ! Je suis à la 202, arrive !

Pas de réponse.

Alice. — Encore à la bourre ! Comment je vais la secouer, ce mollusque.

Alice commence son ménage. Elle regarde la corbeille à papier qui est remplie de feuilles froissées. Elle en prend une, commence à lire.

Alice. — « Ma chérie, je profite que Martine est sortie pour t’écrire ce petit mot… » Ouh là là, ça sent l’adultère à plein nez.

Elle prend un autre papier.

Alice. — « Ma chérie, nous sommes à Limoges et il pleut. J’ai hâte que ce congrès soit fini pour te retrouver. Toutes les grosses boîtes allemandes et suédoises sont présentes. On échange des sourires mais on sent bien que la concurrence… » Oui, il a bien fait de s’arrêter là, s’il veut la faire rêver avec ça, il se met le doigt dans l’œil. Les hommes pensent toujours que leur métier nous passionne. Mais on s’en fout, nous. Ce qu’on veut c’est de l’amour, du romantisme, du mot sucré et de l’œil en velours. Voyons celle-là.

Elle prend un autre papier.

Alice. — « Ma chérie, j’espère que tu te reposes bien pour être en forme à mon retour. Martine a fait les magasins. Comme à son habitude elle est revenue avec dix cartons à la main et des tonnes de fringues qu’elle aura oubliées dans quinze jours, tu la connais… » Ben c’est ça, parle-lui de ta femme. Quel goujat ! Est-ce qu’il parle de sa maitresse à sa femme ? Il en est bien capable. Et faire des comparaisons aussi. Martine est plus mince mais toi tu as les seins plus ronds… Connard !… Et l’autre, qu’est-ce qu’elle fiche ?… Natacha ! Chambre 202 !

Elle prend un autre papier.

Alice. — « Ma chérie, j’ai mille choses à te dire mais je ne sais par laquelle commencer. Je pense tellement fort à toi, cette nuit, je me suis réveillé vers deux heures, ton image m’est apparue et j’ai pleuré. Tu me manques tellement mon bébé… » Je parie que c’est une jeune. Ce salaud se tape une gamine, j’en suis sûr. Ah les hommes !… Natacha !

Natacha arrive en boutonnant sa blouse.

Natacha. — Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

Alice. — Écoute. Y’a un type qui a commencé des lettres, c’est du croustillant, je te jure. Ce salopard se tape une petite jeunette et il lui écrit pendant que sa femme fait des courses. J’te jure !

Elle prend un autre papier.

Alice. — « Ma chérie, depuis ton accident je m’inquiète pour ta santé mais je suis heureux de savoir que tu vas mieux et qu’on va te retrouver en pleine forme à notre retour. Ta mère est sortie pour le moment et j’ai commencé à t’écrire… mais je crois que je vais plutôt te téléphoner… je n’ai pas beaucoup de temps, je vais… »

Natacha. — C’est ça ton croustillant ? En plus, lire le courrier des autres, je trouve ça nul.

Alice. — Oh ça va, la morale ! C’est un ordre de la direction, si tu veux savoir, au cas où on trouverait des choses compromettantes… euh… des trucs pour la sécurité… ça te regarde pas…

Elle vide la corbeille dans un sac-poubelle.

Mort à Limoges

Ils sont en train de s’habiller.

Elle, calme, tranquille, assise sur le lit.

Lui, bougeant sans cesse, énervé, marchant de long en large.

Lui. — C’est con de mourir à Limoges. T’imagines, si je meurs à Limoges ? Ça manque de grandeur.

J’ai un ami qui va pas bien, Lionel, tu vois ? Je lui ai dit : « Ne va pas à Limoges, tu imagines, si tu meurs là-bas on dira : il est mort à Limoges. Trop la honte. »

Il m’a dit « t’as raison » et il est parti à Francfort. Il ne lui est toujours rien arrivé mais mourir à Francfort c’est déjà mieux.

Personne de connu n’est mort à Limoges. Sauf Théo Sarapo. Mais justement, mourir dans la ville où Théo Sarapo s’est tué, c’est ringard.

Renoir, Ève Ruggieri, Xavier Darcos sont nés à Limoges mais ils en sont vite partis. On peut naître à Limoges pas y mourir.

Tu vas me demander ce que j’ai contre Limoges et je réponds : rien. Je n’ai rien contre Limoges, mais je n’ai rien pour non plus. C’est une ville qui m’indiffère totalement. Rien que de prononcer son nom m’ennuie. C’est un mot flasque, sans consistance, qui se dit avec la lèvre boudeuse et du mou de veau dans la bouche. Limoges c’est un assemblage de vilaines syllabes, un ramassis de sons balourds, ça sent la bouse et le crottin, et puis la glaise, c’est pas pour rien qu’on en fait des plats dans cette ville. Voilà, Limoges c’est un nom qui sent la terre cuite.

Elle. — Je te signale que tu es né à Rouen et qu’à Rouen on cuit aussi la terre. Même que ça vaut la peau des fesses le vieux Rouen.

Lui. — Mais Rouen est connue pour des tas d’autres choses que ses soupières et ses saladiers en porcelaine. C’est ça qui est terrible dans le cas de Limoges, c’est que si tu retires la vaisselle cuite, il n’y a rien. Rien de rien. Cherche bien, tu verras que même en y réfléchissant une heure tu ne trouveras rien d’intéressant se rapportant à Limoges. Tu rayes Limoges de la carte et ça ne change rien du tout à l’équilibre de la France. C’est une ville inutile, Limoges.

Elle. — C’est là qu’il y a mon père.

Lui. — Je sais. C’est bien le drame. Ton père que tu n’as jamais revu depuis ton...

Il vous reste 90% de ce texte à découvrir.


Achetez un pass à partir de 5€ pour accédez à tous nos textes en ligne, en intégralité.




Retour en haut
Retour haut de page