Acte I
Un dimanche matin, vers 9 heures, sur la place de la commune.
À l’ouverture du rideau, quatre personnages sont attablés à la terrasse du café de Juliette et terminent une partie de cartes… Autour de la place,
on découvre le café-bar de Juliette, la librairie, la boulangerie, la mairie et la maison de François. Il y a là, Damien, le maire de la commune, Jeannot le boulanger, Juliette la patronne du bistrot et Nicole… Tous les quatre sont très concentrés sur leur partie de cartes. (Attaquez la pièce rapidement sans perdre de temps avec des distributions ou des poses de cartes inutiles sur le tapis.)
Juliette, annonçant. – Carré d’as ! Eh Damien, je sens qu’on va terminer cette partie en beauté.
Damien. – Et cinquante beloté pour moi ! C’est pas tous les jours que j’ai un jeu pareil.
Arrivée fracassante d’Adèle, sortant de sa librairie, toute excitée. Elle tient un journal à la main et elle vient se planter devant la table des joueurs et, tout en s’adressant au maire, elle ne cesse de tourner autour de la table.
Adèle. – Si vous saviez ce qui m’arrive… C’est pas Dieu possible des choses pareilles !
Damien, posant ses cartes devant lui. – Nom d’un chien Adèle ! Tu ne pourrais pas choisir un autre moment pour nous déranger ! Pour une fois que j’ai du jeu plein les mains.
Adèle. – Monsieur le maire… si vous saviez… si vous saviez…
Damien. – Ben non justement on ne sait pas, tu ne nous as encore rien dit.
Adèle. – C’est François Milousin… Si vous saviez… si vous saviez…
Juliette, Damien, Jeannot, Nicole, ensemble. – Il est mort ?
Adèle. – Si c’était que ça, ce ne serait pas grave. C’est bien pire encore.
Nicole. – Qu’est ce qu’il a donc fait, ce brave François, pour te mettre dans un état pareil ?
Jeannot, en riant. – C’est-y qu’il aurait essayé de te pincer les fesses, des fois ?
Adèle. – Qu’il essaie seulement, il ne va pas être déçu du déplacement !
Jeannot, en riant. – Avec tout le bardage que t’as en bas du corps, tu ne risques pas de sentir grand chose. T’es calorifugée pour l’hiver, ma pauvre Adèle.
Adèle. – Toi, je ne te cause pas, gros dégoûtant… insignifiant personnage.
Jeannot. – Un boulanger vaut bien une vendeuse de journaux, non ?
Adèle, hautaine. – J’ai pas l’habitude de parler aux fils de cocus.
Jeannot, se levant. – Attention Adèle ! Si tu ne t’es jamais pris un pain sur la tronche, l’heure est peut être venue de te faire vérifier si le mien est bien cuit.
Damien, le retenant. – Calme-toi Jeannot. Tout ça, c’est des histoires anciennes.
Adèle. – C’est peut être ancien, mais il a toujours la même sale tronche qu’étant mioche.
Jeannot, prenant les autres à témoin. – Moi, j’ai une sale tronche ?
Damien. – Mais non mais non, t’es un très bel homme au contraire… même si on ne sait pas trop avec qui ta mère t’a fabriqué.
Tête de Jeannot.
Jeannot. – Tu ne vas pas t’y mettre toi aussi !
Nicole. – Tout ça ne nous dit pas ce qui est arrivé à François Milousin.
Adèle, agressive. – Il m’a volée ce salopard !
Nicole. – Volée ? François ? Y a pas plus gentil et plus honnête que lui dans toute la commune.
Juliette. – Il est tellement gentil qu’il en serait même un peu
con-con sur les bords.
Adèle. – Tout con-con qu’il est, le François, il m’a quand même dérobé 5 880 000 euros…
Tous, stupéfaits. – 5 880 000… ?
Ils ne prononcent pas le mot « euros ».
Juliette. – Tu nous parles en anciens francs ?
Adèle. – Non madame ! 5 880 000 euros, comme je vous le dis !
Damien. – Et tu avais toute cette fortune chez toi ?
Adèle. – Pas encore. C’était juste une question de jours.
Nicole. – Tu les avais ou tu les avais pas, tes millions d’euros ?
Adèle, sanglotant. – Je les aurais à l’heure qu’il est si ce brigand de François ne les avait pas, honteusement, détournés à son profit.
Elle pleure.
Damien. – Je crois que t’es un peu surmenée Adèle. Va donc te reposer, le temps qu’on termine notre belote et on en reparlera après.
Il reprend ses cartes.
Adèle. – J’en ai rien à foutre de ta belote, espèce de grand échalas !
Damien. – T’en as peut-être rien à cirer mais en attendant, moi,
j’ai un cinquante beloté en main et ma partenaire un carré d’as. Et ça, c’est autrement plus concret que tes histoires à dormir debout.
Adèle. – Et moi, j’ai cinq briques qui sont en train de se faire la malle chez cet innocent de François ! Alors je voudrais bien qu’en tant que premier magistrat de la commune, tu me viennes en aide avant que j’appelle les gendarmes.
Damien. – Oh putain ! C’est pas possible. T’aurais voulu m’emmerder, tu t’y serais pas prise autrement. (Il repose ses cartes.)
Allez vas-y, on t’écoute.
Adèle. – Hier soir, c’était le tirage du Loto et, à l’heure de la fermeture, je m’apprêtais à faire le mien comme chaque semaine…
Nicole, la coupant. – Et tu as gagné ?
Adèle. – Non, mais c’est tout comme. (Expliquant.) Je m’apprêtais à cocher ma grille quand le François est arrivé, tout penaud, avec son air con et sa vue basse…
Damien. – T’as fini de t’en prendre à lui parce qu’il est un peu simplet.
Adèle. – Tellement simplet qu’il ne savait même pas remplir une grille de loto.
Juliette. – Il n’avait sans doute pas l’habitude.
Adèle. – Il ne joue jamais. Depuis que je le connais, c’est la première fois qu’il vient tenter sa chance… j’aurais dû me douter que ça cachait quelque chose de louche.
Damien. – Il a bien le droit de jouer, lui aussi !
Adèle. – Sauf qu’il était là, tout pantois, à tourner sa grille dans tous les sens sans savoir par quel bout la prendre.
Nicole. – T’aurais pu l’aider ?
Adèle. – C’est bien ce que j’ai fait… pour mon plus grand malheur.
Nicole. – Pourquoi donc ?
Adèle. – Je lui ai montré comment je cochais les cases de la grille en me servant des chiffres du jour, du mois et de l’année de ma naissance, plus les deux chiffres du département, plus le 1 en numéro de chance parce que je suis toute seule dans la vie…
Juliette. – Et alors ?
Adèle. – Alors il a fait pareil cet imbécile heureux ! (Fort, en colère.) En me piquant mes propres numéros et il a même ajouté le 1 en numéro de chance…
Juliette. – Et c’est cette grille qui a gagné ?
Adèle, douloureusement. – 5 880 000 euros !
Damien. – Du coup, vous avez gagné tous les deux, c’est super !
Adèle, douloureusement. – Ben non. Selon les statistiques, il est quasiment impossible que deux grilles identiques gagnent pour un même tirage dans une même commune. Alors j’ai joué autre chose…
Jeannot. – Et t’as joué quoi ?
Adèle. – Ses numéros à lui… qu’il avait notés sur un bout de papier et qu’il a laissés sur mon comptoir en partant. Le 1, le 2, le 3, le 4, le 5 et le 6. Cet escroc, ce voleur !
Damien. – Et tu es sûre du résultat ?
Elle ouvre précipitamment son journal qu’elle étale sur la table et montre les chiffres. À définir selon l’âge de l’actrice.
Adèle, tapotant le journal. – Le 30, 11, 49, le 5, le 2… et le n°1 en complémentaire ! Vous pensez si je les connais par cœur mes numéros, ça fait plus de trente ans que je les joue toutes les semaines ! Vous voyez comment il s’y est pris pour me soutirer les numéros gagnants… comment il m’a embobinée, moi, une faible femme sans défense.
Damien. – Sois bonne perdante, la chance te sourira une autre fois.
Adèle. – Tu ne veux donc pas m’aider à récupérer mon argent ? Tu préfères te concentrer sur ton débile jeu de belote de pépère pantouflard !
Damien. – Il n’y a rien d’illégal dans le comportement de François.
Adèle, outrée. – Rien d’illégal ! Alors qu’il m’a volé les numéros gagnants, ce gredin, ce renégat, cette ordure.
Nicole. – Il ne te les as pas volées, tes numéros, bougre d’andouille ! (En riant.) En fait, tu lui as donné à l’insu de ton plein gré.
Ils rient.
Nicole. – Alors ne viens pas te plaindre et arrête d’agonir de sottises ce pauvre François que tout le village apprécie parce qu’il est bien trop naïf pour jouer les méchants.
Adèle. – Tout le village se fout de sa gueule, et vous les premiers. (Elle se tient la gorge et respire avec peine.) Votre indifférence m’étouffe.
Jeannot. – À ta place, j’irai me recoucher et je me mettrais un suppositoire d’eucalyptus, pour me dégager les bronches.
Adèle, en colère. – Tu sais où je me le colle… ton suppositoire.
Jeannot. – Pile poil ! C’est justement là que ça se met.
Ils rient tous. Adèle s’en va très digne vers la rue du village. Elle se retourne, hautaine.
Adèle, mauvaise. – Vous n’avez pas fini d’entendre parler de moi !
Elle part et ils la regardent s’éloigner. Ils vont terminer leur partie de cartes sur les répliques suivantes.
Damien. – Vous pouvez être sûrs que dans moins d’une heure, toute la commune sera au courant de l’événement. Radio Adèle va largement diffuser l’info…
Jeannot. – En même temps, c’est ennuyeux pour ce pauvre François qui va être l’objet de toutes les convoitises.
Damien. – Il va brusquement devenir intelligent alors que toute la commune le trouvait bête à manger du foin.
Juliette, ingénue. – Moi, j’ai toujours trouvé qu’il avait beaucoup de charme, le François…
Nicole. – Oh l’hypocrite ! Tu ne cesses de dire qu’il est moche à déformer les miroirs.
Jeannot. – Et tu as même ajouté qu’il n’a rien dans la caboche.
Juliette. – Je préfère qu’il ait la caboche un peu vide et un compte en banque bien garni… Cinq millions d’euros, ça fait une belle garniture qui peut cacher bien des défauts physiques.
Nicole. – Oh je le crois pas comment tu te places !
Juliette. – Tu ne t’imagines quand même pas qu’à mon âge, je vais faire la fine gueule sur la marchandise.
Nicole. – S’il ne t’a jamais reluquée jusqu’à présent le Fanfan, c’est pas maintenant qu’il va tomber en admiration devant toi.
Juliette. – Je saurai faire ce qu’il faut pour ça.
Nicole. – Ma pauvre Juliette, tu oublies qu’avec tous ses sous,
il sera plus intéressé par une jeune poulette bien tendre que par une vieille dinde coriace, arrivée en limite de consommation.
Ils rient tous, sauf Juliette, vexée.
Juliette, à Nicole. – Et ça te fait rire ? Tu me fais une jolie bécasse !
Nicole. – Ouais, mais une bécasse qui a de l’expérience. Eh oui, j’ai été chassée, moi madame… Tout le monde ne peut pas en dire autant.
Juliette. – Parlons en de ton chasseur ! Un pauvre mec qui t’a laissée tomber après trois ans de mariage… Faut croire que le gibier ne devait pas être tellement appétissant.
Nicole. – C’est toujours mieux qu’une vieille dinde qu’on ne se farcit qu’une fois par an et qu’on a de la peine à digérer tellement elle est sèche !
Jeannot. – Non, mais c’est pas un peu fini, les filles ! Qu’est ce qui vous prend de vous injurier comme des poissonnières ?
Juliette, montrant Nicole. – C’est elle qui a commencé !
Nicole, même jeu. – Même pas vrai ! C’est elle !
Damien, suivant une idée. – Cela dit, François est un brave garçon mais il ne saura jamais comment employer sa fortune.
Juliette et Nicole. – J’veux bien lui montrer…
Damien. – Les filles, ça suffit ! Il me semble qu’il est de notre devoir de rappeler à ce bon citoyen que la commune, faute de budget suffisant, ne peut faire construire la salle de sports qui fait cruellement défaut à notre jeunesse.
Nicole. – Tu comptes aller le taper ?
Damien. – Taper est un bien grand mot. Tous les trois, nous allons le sensibiliser à ce projet. Il nous estime et je ne vois pas comment il pourrait ne pas accéder à notre demande.
Jeannot. – Ça ne me paraît pas très honnête, ton truc…
Damien. – On lui proposera de donner son nom à l’édifice.
Ce n’est pas tous les jours que des gens vivants voient leur nom gravé sur le fronton d’un bâtiment public.
Nicole. – Tu crois que ça va l’appâter ?
Damien. – Si besoin, on lui promettra une place sur notre liste aux prochaines élections municipales de l’année prochaine.
Nicole. – Eh ben dis donc, faudra pas le mettre dans la commission culturelle.
Des voix se font entendre et Adèle revient sur la place, accompagnée de Monique.
Damien. – Qu’est ce que je vous disais ! (À Adèle.) Alors ça y est, t’as ameuté toute la commune, t’es contente ?
Adèle. – Parfaitement, je suis passée partout et…
Monique, la coupant. – Et tout le monde s’est bien foutu de sa gueule. Y doit être aux anges, le François. Aux innocents les mains pleines,
c’est le cas de le dire.
Adèle, à Monique. – Je suis encore capable de m’exprimer toute seule, je n’ai pas besoin d’interprète. Alors, lâche-moi la grappe, espèce de sangsue !
Monique, aux autres. – Elle a tambouriné comme une folle à sa porte…
Adèle. – Et il s’est bien gardé de montrer son nez, ce pleutre,
ce trouillard, cette larve infecte !
Arrivée de François, tout penaud, mains dans les poches. Il est simplet, certes, mais ne pas en faire l’idiot du village. Il est habillé correctement.
François, gentiment. – Les voisins m’ont dit que tu me cherchais, Adèle ?
Elle lui saute dessus et le frappe sur la tête avec son journal.
Adèle, le frappant à chaque apostrophe. – Ah te voilà, toi ! Voleur ! Bandit ! Truand ! Crapule ! Mafieux !
Il se protège comme il peut. Tous interviennent pour retenir Adèle.
François, entre deux coups. – Pourquoi tu me frappes ? Qu’est ce que je t’ai fait ?
Adèle. – Il me demande ce qu’il m’a fait, cet innocent ! (Le frappant à nouveau.) Tu as gagné 5 880 000 euros avec les numéros que je t’ai donnés pour remplir ta grille de Loto ! Voilà ce que tu m’as fait, crétin !
François, réalisant. – Cinq millions… Wouahhhh ! Ça fait beaucoup d’argent ça. (Innocemment.) Je te remercie Adèle, tu m’as porté chance.
Adèle. – Tu n’as pas l’air de bien comprendre, abruti ! Ce ticket m’appartient parce que ce sont mes numéros qui sont dessus.
François, innocemment. – C’est quand même bien moi qui les ai écrits sur le ticket et qui ai payé la mise ?
Adèle. – Eh ben, je te rembourse ta mise et tu me redonnes mon ticket. Et on n’en parle plus.
Mouvement d’indignation de tous les autres.
François. – Oh ben non, c’est un peu trop facile. Si tu veux, je te donnerai une part du magot.
Adèle. – Taratata ! Je veux tout ou rien !
François. – Ah ben alors, ce sera rien. C’est bête parce que j’étais prêt à faire moite-moite avec toi.
Adèle. – Je vais t’intenter un procès, François Milousin, que tu finiras tes jours enfermé dans le château d’If, comme Edmond Dantès…
Tête effarée de François.
Monique, à Adèle. – T’as pas l’impression de pousser un peu loin le bouchon ?
Adèle. – Ou au bagne de Cayenne… avec un gros boulet de ferraille attaché à ta guibolle. T’es pas sorti de l’auberge, mon pote !
François redouble de peur. Adèle part, en colère vers son magasin.
François, apeuré. – J’ai pas envie de finir enchaîné à Cayenne, je vais lui redonner son ticket.
Il s’apprête à partir.
Tous, le retenant. – Surtout pas !
François. – J’veux pas aller à Cayenne… j’ai le mal de mer… je serai malade pendant la traversée… et puis, j’pourrai plus regarder les feux de l’amour, à la télévision… et puis… et puis…
Damien. – Calme toi François, il n’y a plus de bagne à Cayenne depuis plus de soixante ans.
François. – Ah bon ? Oui, mais il y a aussi le château d’If qu’elle a dit, Adèle… Et moi, je suis claustrophobe et je vais étouffer dans ce château… Et en plus, je suis allergique aux ifs…
Jeannot, rassurant. – Y a plus de prison dans le château d’If depuis bien longtemps. Elle a dit ça pour te faire peur, la mère Adèle.
Et, en plus, t’as pas la dégaine du comte de Monte-Cristo !
François. – Vous en êtes sûrs ?
Juliette, lui prenant le bras. – Absolument ! Elle ne peut rien contre toi et c’est bien ce qui la rend mauvaise comme une teigne. (Séductrice.) Tu es riche François… Tu es riche, beau et en bonne santé.
Quelle chance tu as.
François. – Beau… beau… Pourquoi vous m’appelez « Mister Bean », alors, chaque fois que vous me croisez dans la rue ? (À actualiser si besoin.)
Damien. – Des plaisanteries de potache… On aurait pu dire Georges Clooney, tout pareil.
François. – Pourquoi vous ne l’avez pas fait, alors ?
Jeannot. – Parce que tu bois jamais de café expresso, voilà tout ! (À actualiser si besoin.)
Nicole, lui prenant l’autre bras. – Assieds-toi François, détends-toi. Je t’offre un p’tit quelque chose ?
Juliette, levant la main. – Prem’s ! J’étais là avant toi.
Nicole. – Sauf que c’est moi qui lui ai proposé la première.
Désolée ma poule.
Juliette. – Tu sais ce qu’elle te dit, la poule ?
François, tiraillé entre les deux. – Faut pas vous disputer pour moi… D’autant que vous ne m’avez jamais rien offert depuis plus de trente ans que je viens boire mon coup chez vous… Alors je ne vais pas commencer à me faire rincer maintenant que je suis riche.
Juliette. – Ne commence pas à dépenser ton argent bêtement.
Un p’tit café, François ?
Nicole. – Ou un p’tit rosé ?
François. – Si vous insistez, je vais peut être me laisser tenter par un p’tit rosé bien frais…
Juliette est vexée. Nicole jubile.
Nicole, à Juliette. – Eh oui, la psychologie des goûts masculins ne s’apprend pas dans les manuels… elle se découvre avec l’expérience…(À François.) Assieds-toi mon petit François. Ça va ? Tu es bien installé ? Tu ne veux pas enlever ta veste ? (Elle essaie de le dévêtir, il résiste.) Tu n’as pas trop chaud ? (Nouvel essai.) Tu veux un coussin sur ta chaise ?
Elle lui glisse un coussin sous les fesses. Il sursaute.
François. – Non non, ça va, je te remercie. Faut pas vous mettre en quatre pour moi.
Nicole. – Ah ben si quand même. C’est pas tous les jours qu’on a un millionnaire à sa table.
Jeannot, prenant un croissant dans le paquet posé sur la table. – Un p’tit croissant François ? Ils sont tout frais de ce matin.
Juliette, à François. – Laisse tomber ces cochonneries de viennoiseries pleines de beurre.
Jeannot, vexé. – T’es bien contente de les bouffer gratuitement tous les matins, mes cochonneries pleines de beurre.
Juliette. – Oui, mais là, il s’agit de la santé de François. (À François.) Un petit sandwich de pâté maison, ça te dirait-y ?
François. – Ben, j’dis pas non.
Jeannot. – Parce que tu crois que ton pâté maison bourré de graisse de cochon alimenté avec des farines animales, ça va lui faire baisser son taux de cholestérol ? Tu voudrais lui faire péter le foie que tu ne t’y prendrais pas autrement !
François, se levant. – J’veux pas me faire péter le foie.
Damien, lui appuyant sur les épaules. – Ils rigolent François, ils rigolent. Détends-toi, depuis que tu es riche, on te sent tout stressé.
Juliette. – Faudrait pas que tout cet argent te fasse tourner la tête…
Nicole. – Au point d’oublier qui tu es et d’où tu viens…
Jeannot. – Ainsi que tous les habitants de la commune qui te tiennent en haute estime.
Tête dubitative de François qui n’en croit pas un mot.
Damien, confirmant. – Ah si si ! On en parlait juste avant que tu n’arrives. On disait : « François, c’est un type bien. C’est un gars, s’il avait les moyens, c’est sûr qu’il donnerait un coup de main à la commune. »
François, entre incrédulité et émotion. – Ah bon ! Vous disiez ça ?
Tous, d’un même ensemble. – Ouiiiiiiiii !
Jeannot. – On était tous unanimes là-dessus.
Damien. – Ça ne te plairait pas de financer une salle de sports pour la commune ?
François. – Une salle de sports ? Faut voir… Et ça me rapporterait quoi ?
Damien. – La gloire, mon vieux, la gloire ! Tu imagines ton nom, en grosses lettres, sur le fronton de la salle. Salle omnisports François Milousin ! Ça en jette, non ?
François, un peu désabusé. – Ça me ferait une belle jambe.
Damien. – Après un don pareil, personne, dans la commune, ne verrait d’objection à ce que tu te présentes sur notre liste électorale…
Jeannot. – Et tu serais sûr d’être élu. On pourrait même te nommer à la commission des sports…
François. – À la commission des sports, moi ? À part jouer au baby-foot, j’suis pas bien bon à grand chose en sport.
Jeannot. – Et ce sont tes enfants, plus tard, qui seront contents de savoir que c’est leur père, conseiller municipal, qui a financé l’édifice.
François, fataliste. – Ben oui, mais moi j’ai pas d’enfant…
Damien, à Jeannot. – Alors toi pour faire dans la dentelle, tu te poses là.
Jeannot, se rattrapant. – Tu n’as pas d’enfant… parce que tu n’es pas marié…
Juliette, sautant sur l’occasion. – Ce qui d’ailleurs est étonnant, compte tenu du charisme et du charme que tu dégages…
Nicole. – Qu’aucune femme ne se soit intéressée à toi…
Juliette. – Avec ton côté mâle rustique campagnard…
Nicole. – Et cette odeur de terroir qui te colle à la peau…
Juliette. – Tu es de la race des conquérants…François…
Nicole. – Et nous les femmes, nous ressentons ces effluves de phéromones comme des parfums d’amour…
François. – J’suis un peu gêné par la tournure de la conversation,
je ne m’attendais pas à ça…
Damien. – Il a raison. (Aux femmes.) Allez lui préparer une petite collation et laissez nous seuls avec lui.
Nicole et Juliette, ensemble. – En même temps, on était bien parties, là…
Jeannot. – Respectez sa pudeur que diable ! Et laissez nous discuter entre hommes.
Elles rentrent dans le café, mais à contre cœur. François semble soulagé.
Damien. – On dirait que ça te gêne quand les femmes te serrent de trop près. Je me trompe ?
François. – Ben, en fait, j’sais pas comment faut faire pour aborder une jeune femme sérieuse… J’ai pas l’habitude…
Damien. – Je vais t’expliquer… Le plus délicat, c’est l’abordage.
François. – L’abordage… comme des pirates ?
Damien, s’énervant. – Mais non ! Je ne te parle pas de l’abordage d’un bateau, mais de l’abordage d’une dame… Comment engager la conversation avec elle, tu piges ?
François. – Ah d’accord…
Damien. – Il faut y aller avec tact et doigté. (Il lui mime les attitudes et François l’imite.) Tu arbores un petit air modeste, nonchalant et en même temps émerveillé comme si tu n’avais jamais rencontré une beauté pareille. (François va exagérément adopter sa physionomie en fonction des conseils de Damien.) Voilà, c’est très bien.
François. – C’est pas un peu trop ?
Damien. – Faut pas hésiter à forcer le trait. Tu peux aussi enlever tes lunettes et les tenir, d’une main, par une branche et les faire balancer de façon décontractée, ça marche bien ça aussi. (Il essaie mais les lunettes lui échappent des mains et sautent en l’air.) Pas grave… laisse tomber les lunettes.
François. – Et comment faut s’y prendre pour demander un rendez-vous ?
Damien. – Rien de plus facile, mon gars ! (Avisant son copain.)
Viens par là Jeannot qu’on lui fasse une démonstration.
Jeannot. – Je te préviens que je suis un honnête boulanger et que j’ai pas envie de jouer les poules séduisantes pour me faire draguer par un millionnaire.
Il rit et s’assoit auprès de Damien qui,...