Viographie

Traversée du vingtième siècle à travers le récit d’un vieil homme rattrapé par les rafales de l’Histoire.
Joseph, 90 ans, est d’origine arménienne, il a vécu d’exil, fuyant les conflits. L’Arménie, la Palestine, le Liban et enfin la France. Sur son lit d’hôpital il reçoit la visite de Sally, journaliste juive, qui vient l’interroger sur sa vie. D’abord réticent, il va embarquer Sally dans le voyage, d’escales en exils, avec elle, il revisitera cette histoire qu’il a traversé.
Trente ans plus tard, ses traces continuent à guider ses descendants.

Viographie
PORTE
COULOIR
LIT
Une chambre d’hôpital dans le noir, une petite lumière dans le « couloir ». Deux femmes
arrivent, ouvrent la porte, entrent, l’une d’elle allume la lumière de la chambre.
L’infirmière -Allez-y, entrez, il dort encore. Mais nous allons devoir le réveiller pour les soins.
Sally -Je peux rester dans le noir.
L’infirmière -Non la lumière ne le dérange pas, il dort tout le temps. Installez-vous.
Elle sort, Sally reste debout, elle enlève sa veste et l’accroche au porte-manteau, derrière
la porte qu’elle ferme. Elle regarde les chaises, hésite à s’assoir.
Joseph 90 -Je ne dors pas.
Sally -… Oh ! Vous m’avez fait peur.
Joseph 90 -Je suis si horrible ?
Sally -Non, je croyais… enfin l’infirmière m’a dit que vous dormiez.
Joseph 90 -Oui, elle vous a aussi dit que je dormais tout le temps. C’est faux. Il n’y a qu’elle
qui croit ça. Je n’aime pas cette femme, alors quand elle rentre dans la chambre,
je dors. Enfin je fais semblant.
Sally -Elle a pourtant l’air gentille.
Joseph 90 -Gentille ?! Elle me parle comme si j’étais son enfant. Je pourrais être son
père !... Non, je ne pourrais pas être son père.
Sally -Pourquoi vous dites ça ?
Joseph 90 -J’aurais jamais pu tomber amoureux de la mère d’une mégère pareille. Par
contre, j’aurais pu être votre père. Et même votre grand-père. Elle rit
Avez- vous une photo de votre mère ?
Sally -Vous êtes un coquin.
Joseph 90 -C’est la vie qui est une coquine… Comment s’appelle-t-elle ?
Sally -Qui, ma mère ?
Joseph 90 -Oui.
Sally -Arrêtez avec ça.
Joseph 90 -Qui êtes-vous ?
Sally -Je m’appelle Sally.
Joseph 90 -Votre mère est folle !
Sally -Quoi ?
Joseph 90 -Votre mère est folle ! Appeler Sally un visage aussi propre.
Sally -Vous êtes vraiment coquin.
Joseph 90 -Et vous, vous êtes mon ange du jour, du mois même !
Sally -Vous exagérez.
Joseph 90 -Non. Dites-moi ce que vous faites là. Vous n’avez pas la tête d’une soignante.
Sally -J’ai la tête de quoi ?
Joseph 90 -D’une guérisseuse.
Sally -Vous n’arrêtez jamais !
Joseph 90 -De ?
Sally -De charmer les femmes.
Joseph 90 -Tant que je ne sais pas ce qu’elles me veulent, c’est ma façon de me défendre.
Sally -Vous vous sentez attaqué ?
Joseph 90 -Je me sens fragile.
Sally -Je vous fais peur ?
Joseph 90 -J’ai peur de tout ce que je n’effraie pas. Allez, dites-moi ce que vous faites là.
Sally -Je suis une amie de votre petit-fils.
Joseph 90 -Mon petit-fils ?
Sally -Matthieu
Joseph 90 -Matthieu ?
Sally -Vous avez bien un petit-fils qui s’appelle Matthieu ?
Joseph 90 -Ma mémoire me joue des tours. Mais si lui se souvient de moi, ça doit être vrai.
Sally -Vous plaisantez ?
Joseph 90 -Oui, J’aime beaucoup Matthieu.
Sally -Je sais, lui aussi vous aime beaucoup.
Joseph 90 -Vous êtes sa petite amie ?
Sally -Pourquoi petite ? Non, je suis une grande amie à lui. Je le connais depuis dix
ans, nous étions à la fac de lettres ensemble.
Joseph 90 -C’est un brave garçon, il a beaucoup de talent, vous verrez.
Sally -Oui, je sais.
Joseph 90 -Il perd son temps à chercher des slogans publicitaires pour les autres. Il ferait
mieux de se concentrer sur lui.
Sally -Je crois qu’il va s’y mettre.
Joseph 90 -Et vous, que faites-vous ?
Sally -Du journalisme.
Joseph 90 -Journaliste… Alors vous travaillez pour un de ces magazines, Chasse d’eau, peau
sèche et vieux crouton, et vous avez besoin de moi pour votre article sur la fin
de vie.
Sally -Non. Arrêtez de m’interrompre, et laissez-moi vous expliquer.
Joseph 90 -Je croyais que le boulot de journaliste consistait à faire parler les gens.
Sally -De leur poser des questions. Ne vous inquiétez pas, je vais vous faire parler.
Joseph 90 -D’accord, je vous écoute.
Sally -Depuis que je connais Matthieu, il me parle de vous, de votre histoire, de celle
de votre fille.
Joseph 90 -Vous voulez que je vous raconte ma vie !
Sally -En quelque sorte.
Il porte une main à la tête, se cache les yeux.
Sally -C’est… Ça vous embête ?
Joseph 90 -Vous savez, lorsqu’un homme a eu une existence difficile, parsemée de
malheur, qu’il a croisé trop de tragédie, que la grande histoire a broyé la sienne,
il n’a pas envie de faire revivre sa vie. Une fois ça suffit.
Sally -Mais peut-être que…
Joseph 90 -Ca me ferait du bien de raconter, de vider ce sac.
Sally -Oui.
Joseph 90 -Je comprends mieux. Matthieu n’a jamais réussi, alors il vous envoie.
Sally -Non ! Enfin…, il y a un peu de ça, mais je voulais vraiment faire un article.
Joseph 90 -Et vous ne voulez plus.
Sally -Je voudrais qu’on le fasse ensemble. Je n’ai connu aucun de mes grands-
parents. Les quatre sont morts en camps de concentration.
Joseph 90 -Vous êtes juive ?
Sally -Ça vous embête ?
Joseph 90 -Non, plus maintenant. Au contraire. Nous partageons nos vides, nous avançons
au milieu de ces trous en essayant de ne pas trop trébucher. Mais moi c’est
différent, je suis à bout de souffle. Mais n’oubliez jamais que quelle que soit la
laideur du chemin, c’est vous, et vous seule qui rendrez beau ce que vos
yeux y verront.
Sally -Je voudrais tellement…
Joseph 90 -La terre dans laquelle j’ai enterré ces morts est enfin recouverte de fleurs. J’ai
transporté mes racines comme on trimbale une plante. Mais là, c’est bon, c’est
bon… C’est tellement bon ! … Souvent, je parle à ma femme, à mes fils, à tous
ceux qui m’ont quitté, et je leur raconte, je leur raconte l’histoire, je leur raconte
tous ces épisodes qu’ils ont manqué, et je leur offre ces fleurs.
Sally -Je suis correspondante en France du journal Haaretz.
Joseph 90 -Ah, c’est le journal de la gauche israélienne.
Sally -Oui c’est ça. Il y a aussi un magazine. Nous essayons, avec nos articles de
participer à la réconciliation. Vous avez vu la poignée de main entre Yitzhak
Rabin et Yasser Arafat ? Et le accords d’Oslo. C’est formidable.
Joseph 90 -Formidable oui, j’ai vu. J’avais beaucoup d’amis juif à...

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