Viographie
PORTE
COULOIR
LIT
Une chambre d’hôpital dans le noir, une petite lumière dans le « couloir ». Deux femmes
arrivent, ouvrent la porte, entrent, l’une d’elle allume la lumière de la chambre.
L’infirmière -Allez-y, entrez, il dort encore. Mais nous allons devoir le réveiller pour les soins.
Sally -Je peux rester dans le noir.
L’infirmière -Non la lumière ne le dérange pas, il dort tout le temps. Installez-vous.
Elle sort, Sally reste debout, elle enlève sa veste et l’accroche au porte-manteau, derrière
la porte qu’elle ferme. Elle regarde les chaises, hésite à s’assoir.
Joseph 90 -Je ne dors pas.
Sally -… Oh ! Vous m’avez fait peur.
Joseph 90 -Je suis si horrible ?
Sally -Non, je croyais… enfin l’infirmière m’a dit que vous dormiez.
Joseph 90 -Oui, elle vous a aussi dit que je dormais tout le temps. C’est faux. Il n’y a qu’elle
qui croit ça. Je n’aime pas cette femme, alors quand elle rentre dans la chambre,
je dors. Enfin je fais semblant.
Sally -Elle a pourtant l’air gentille.
Joseph 90 -Gentille ?! Elle me parle comme si j’étais son enfant. Je pourrais être son
père !... Non, je ne pourrais pas être son père.
Sally -Pourquoi vous dites ça ?
Joseph 90 -J’aurais jamais pu tomber amoureux de la mère d’une mégère pareille. Par
contre, j’aurais pu être votre père. Et même votre grand-père. Elle rit
Avez- vous une photo de votre mère ?
Sally -Vous êtes un coquin.
Joseph 90 -C’est la vie qui est une coquine… Comment s’appelle-t-elle ?
Sally -Qui, ma mère ?
Joseph 90 -Oui.
Sally -Arrêtez avec ça.
Joseph 90 -Qui êtes-vous ?
Sally -Je m’appelle Sally.
Joseph 90 -Votre mère est folle !
Sally -Quoi ?
Joseph 90 -Votre mère est folle ! Appeler Sally un visage aussi propre.
Sally -Vous êtes vraiment coquin.
Joseph 90 -Et vous, vous êtes mon ange du jour, du mois même !
Sally -Vous exagérez.
Joseph 90 -Non. Dites-moi ce que vous faites là. Vous n’avez pas la tête d’une soignante.
Sally -J’ai la tête de quoi ?
Joseph 90 -D’une guérisseuse.
Sally -Vous n’arrêtez jamais !
Joseph 90 -De ?
Sally -De charmer les femmes.
Joseph 90 -Tant que je ne sais pas ce qu’elles me veulent, c’est ma façon de me défendre.
Sally -Vous vous sentez attaqué ?
Joseph 90 -Je me sens fragile.
Sally -Je vous fais peur ?
Joseph 90 -J’ai peur de tout ce que je n’effraie pas. Allez, dites-moi ce que vous faites là.
Sally -Je suis une amie de votre petit-fils.
Joseph 90 -Mon petit-fils ?
Sally -Matthieu
Joseph 90 -Matthieu ?
Sally -Vous avez bien un petit-fils qui s’appelle Matthieu ?
Joseph 90 -Ma mémoire me joue des tours. Mais si lui se souvient de moi, ça doit être vrai.
Sally -Vous plaisantez ?
Joseph 90 -Oui, J’aime beaucoup Matthieu.
Sally -Je sais, lui aussi vous aime beaucoup.
Joseph 90 -Vous êtes sa petite amie ?
Sally -Pourquoi petite ? Non, je suis une grande amie à lui. Je le connais depuis dix
ans, nous étions à la fac de lettres ensemble.
Joseph 90 -C’est un brave garçon, il a beaucoup de talent, vous verrez.
Sally -Oui, je sais.
Joseph 90 -Il perd son temps à chercher des slogans publicitaires pour les autres. Il ferait
mieux de se concentrer sur lui.
Sally -Je crois qu’il va s’y mettre.
Joseph 90 -Et vous, que faites-vous ?
Sally -Du journalisme.
Joseph 90 -Journaliste… Alors vous travaillez pour un de ces magazines, Chasse d’eau, peau
sèche et vieux crouton, et vous avez besoin de moi pour votre article sur la fin
de vie.
Sally -Non. Arrêtez de m’interrompre, et laissez-moi vous expliquer.
Joseph 90 -Je croyais que le boulot de journaliste consistait à faire parler les gens.
Sally -De leur poser des questions. Ne vous inquiétez pas, je vais vous faire parler.
Joseph 90 -D’accord, je vous écoute.
Sally -Depuis que je connais Matthieu, il me parle de vous, de votre histoire, de celle
de votre fille.
Joseph 90 -Vous voulez que je vous raconte ma vie !
Sally -En quelque sorte.
Il porte une main à la tête, se cache les yeux.
Sally -C’est… Ça vous embête ?
Joseph 90 -Vous savez, lorsqu’un homme a eu une existence difficile, parsemée de
malheur, qu’il a croisé trop de tragédie, que la grande histoire a broyé la sienne,
il n’a pas envie de faire revivre sa vie. Une fois ça suffit.
Sally -Mais peut-être que…
Joseph 90 -Ca me ferait du bien de raconter, de vider ce sac.
Sally -Oui.
Joseph 90 -Je comprends mieux. Matthieu n’a jamais réussi, alors il vous envoie.
Sally -Non ! Enfin…, il y a un peu de ça, mais je voulais vraiment faire un article.
Joseph 90 -Et vous ne voulez plus.
Sally -Je voudrais qu’on le fasse ensemble. Je n’ai connu aucun de mes grands-
parents. Les quatre sont morts en camps de concentration.
Joseph 90 -Vous êtes juive ?
Sally -Ça vous embête ?
Joseph 90 -Non, plus maintenant. Au contraire. Nous partageons nos vides, nous avançons
au milieu de ces trous en essayant de ne pas trop trébucher. Mais moi c’est
différent, je suis à bout de souffle. Mais n’oubliez jamais que quelle que soit la
laideur du chemin, c’est vous, et vous seule qui rendrez beau ce que vos
yeux y verront.
Sally -Je voudrais tellement…
Joseph 90 -La terre dans laquelle j’ai enterré ces morts est enfin recouverte de fleurs. J’ai
transporté mes racines comme on trimbale une plante. Mais là, c’est bon, c’est
bon… C’est tellement bon ! … Souvent, je parle à ma femme, à mes fils, à tous
ceux qui m’ont quitté, et je leur raconte, je leur raconte l’histoire, je leur raconte
tous ces épisodes qu’ils ont manqué, et je leur offre ces fleurs.
Sally -Je suis correspondante en France du journal Haaretz.
Joseph 90 -Ah, c’est le journal de la gauche israélienne.
Sally -Oui c’est ça. Il y a aussi un magazine. Nous essayons, avec nos articles de
participer à la réconciliation. Vous avez vu la poignée de main entre Yitzhak
Rabin et Yasser Arafat ? Et le accords d’Oslo. C’est formidable.
Joseph 90 -Formidable oui, j’ai vu. J’avais beaucoup d’amis juif à...