Alirazade et les mille et une gaffes

Il n’est déjà pas facile pour un jeune homme timide et maladroit de tout à la fois vivre de sa peinture, séduire l’élue de son cœur, plaire à une tante psychorigide, échapper à de faux gangsters dont une nymphomane et convaincre la police de son innocence, mais alors si un lointain cousin de Shéhérazade, génie diplômé mais ultra-gaffeur, s’en mêle… Alors là…




Alirazade et les mille et une gaffes

Acte I

Au lever du rideau, la scène vide est plongée dans la pénombre. Une silhouette tenant un coffret pénètre dans la pièce, semble chercher un peu partout, finit par cacher le coffret sous un coussin du canapé et ressort. Puis Valentin, au réveil, sort de la chambre en bâillant, traverse la scène, ouvre les rideaux (la scène s’éclaire) et entre dans la cuisine. Pendant tout ceci, il s’entrave souvent et se cogne partout. Enfin, Alex entre après avoir frappé trois ou quatre fois.

Alex. — Ah ? L’oiseau est encore au nid ! (On entend un bruit de casse venant de la cuisine.) Ah non ! Il est debout. Au radar, comme d’habitude, mais debout. À cette heure-ci, c’est déjà un exploit.

Valentin entre sans voir Alex. Il porte un copieux petit-déjeuner sur un plateau. Il s’installe à la table.

Valentin. — Bon ! Attaquons… Zut, j’ai oublié la cuillère ! (Il cherche sans se lever et Alex lui tend un pinceau.) Merci. (Il remue avec les poils du pinceau en l’air, fait la moue, regarde le pinceau, son visage s’illumine puis il retourne le pinceau et continue à remuer. Il finit par s’apercevoir de sa méprise.) Qu’est-ce que c’est ?

Alex. — Les nouvelles cuillères !

Valentin. — Qui… Que… Qu’est-ce que tu fabriques ici ?

Alex. — Je suis venu t’inviter au restaurant pour mon anniversaire, chez Pagnetti !

Valentin. — Mazette ! Chez Pagnetti ?

Alex. — Avec ta copine.

Valentin, se renfermant. — Tu sais bien que je n’en ai pas.

Alex, narquois. — Et Isabelle, alors ? (Il agite le foulard rose qui traîne.)

Valentin. — Allez, arrête de me charrier… Tu sais bien que ce n’est pas une fille pour moi.

Alex. — Je sais surtout que tu en es fou et que tu en rêves la nuit.

Valentin. — Moi ? Euh… mais… ça va pas, non ?

Alex. — N’essaie donc pas de cacher ce que tout le monde sait, même elle.

Valentin. — Tu crois qu’elle a remarqué ?

Alex. — Faudrait qu’elle soit gourde, la gonzesse !

Valentin. — Mais elle est beaucoup trop jolie pour un type comme moi.

Alex. — Oh ! tu sais, les journaux sont pleins d’histoires d’amour entre une belle et une bête !

Valentin. — Merci.

Alex. — Pardon. Je plaisante. Toi, c’est là-dedans que tu es bête. (Il lui tape sur la tête pendant qu’il boit son café.) Il faut y croire, mon vieux. Un peu de courage ! Il n’y a pas de citadelle imprenable, comme disait… Machin. Il faut te déclarer.

Valentin. — Je n’oserai jamais.

Alex. — Ça fait maintenant plus de six mois qu’elle pose pour toi. Tu dois commencer à la connaître, non ?

Valentin. — Justement, plus je la regarde, plus je la trouve… et moins j’ose…

Alex. — Mais tu attends quoi ? Qu’elle tombe comme un fruit mûr ? Six mois pour une esquisse au crayon, tu ne penses pas que ça commence à faire un peu long ? Elle va finir par se lasser.

Valentin. — Tu crois ?

Alex. — Sûr ! Alors, mon vieux, il faut te secouer ! Je ne sais pas, moi, fais-toi beau, roule des mécaniques, mets de la musique dans cette caverne…

Valentin. — De la musique ! T’es pas fou, non ? Avec le propriétaire que j’ai ? Il loge au-dessus et ne supporte même pas que je me brosse les dents trop fort !

Alex. — Envoie-le paître !

Valentin. — Pour ça, il vaudrait mieux que je ne lui doive pas mon dernier loyer.

Alex. — Aïe ! Tantine aurait-elle coupé les vivres ?

Valentin. — Non, heureusement, mais tu connais ma tante, elle ne me donne pas de l’argent, elle me le distille au compte-gouttes. C’est ma seule ressource et ma seule famille, mais dans le genre grippe-sou on ne fait pas pire. À côté d’elle, Harpagon fait figure d’un généreux donateur. Même un conseil, elle ne te le donne pas : elle te le prête.

Alex. — Bon, écoute, pour ce soir, ne te tracasse pas de ce côté-là. C’est moi qui régale. Débrouille-toi simplement pour inviter Isabelle. Une fois en bordée, je t’aiderai un peu. Tu me connais… (Il claque des doigts.) Moi, les nanas… (On sonne.) Tiens ! C’est elle !

Valentin. — Oui, c’est son heure de pose. Et moi qui ne suis pas prêt…

Alex. — Bon, écoute, je me planque et je te laisse faire. (Il va derrière le paravent. Il se ravise.) Et alors, de la classe, mon pote, le regard de Bogart et le sourire de Gable. (Il claque des doigts et se cache.)

Valentin. — Bogle et Gagart… Tu parles ! (Il se regarde dans le miroir et ne parvient pas à claquer des doigts. On sonne.) Oh ! bon sang ! (Il va ouvrir mais, s’apercevant de sa tenue, il court dans la chambre en hurlant.) Entrez ! C’est ouvert ! J’arrive tout de suite !

Alex, passant la tête et bas, au public. — Une super nana ! Un châssis ! Des yeux ! Su-per-be !

Tante, entrant. — Valentin ! Valentin !

Alex. — Hein ?

Valentin, entrant en peignoir. — Vous, ma tante ? Qu’est-ce que vous foutez… Qu’est-ce… Quelle bonne surprise !

Tante. — Bonjour, mon neveu. Pas encore habillé ? À cette heure-ci ?

Valentin. — C’est que je ne vous attendais pas.

Tante. — Pas une raison. L’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Tu barbouilles toujours ? Oui, tu barbouilles encore. (Elle regarde un tableau qui traîne.) Dieu que c’est vilain ! Et c’est avec ça que tu espères assurer ton avenir ? Enfin, si c’est ta voie, comme tu dis…

Valentin. — Ah oui ! Oui, c’est ma voie. Je n’ai pas encore percé, mais c’est ma voie. J’en suis sûr. J’y arriverai. Je m’accroche… J’ai mon avenir devant moi.

Tante. — Eh bien, ne fais pas demi-tour, tu l’aurais dans le dos. Sois sérieux, irréprochable. Travaille dur. Rappelle-toi notre marché à chaque instant : pas d’alcool et pas de sexe, ou bien pas d’argent.

Valentin. — Oh ! je ne risque pas de l’oublier ! Au fait, en ce moment, je suis un peu…

Tante. — Non !

Valentin. — La peinture a encore augmenté et…

Tante. — Non !

Valentin. — Les vêtements, les aliments, les…

Tante. — Non ! Rappelle-toi : le loyer, deux euros par jour et par repas, quinze euros d’argent de poche par mois et c’est tout. À toi de gérer cette somme déjà rondelette.

Valentin. — Rondelette ! La moitié du R.M.I., à peine ! C’est très loin du moindre salaire.

Tante. — Je te rappelle que tu es mon neveu, pas mon employé. Tu auras plus d’argent quand tu vendras tes toiles… Si elles se vendent un jour !

Valentin. — Mais je… je… je ne peux même pas sortir, aller au cinéma, aller…

Tante. — … voir les filles ?

Valentin. — Non, non ! Vous savez bien, ma tante, que…

Tante. — Pas de filles de mauvais genre ici, pas de filles du tout avant le mariage, d’ailleurs, sinon… (Elle mime : « ceinture ».) Je ne te connais plus. Je te coupe les vivres. Tu m’as promis une vie irréprochable, alors de la tenue, de la morale… Comme disait feu ton oncle : « La morale et la pudeur sont les deux bretelles de l’honorabilité. » Souviens-t’en.

Valentin. — Mais je me le rappelle chaque matin, ma tante. Une fille ici ? Quelle idée ! Jamais. (Il retourne l’esquisse d’Isabelle.) Je n’y aurais même jamais pensé.

Tante. — Je l’espère bien, sinon… (Elle refait le geste.) Regarde ton oncle et moi : quatre ans de cour, deux ans de fiançailles, trente-six ans de mariage. Toujours droit, toujours dur, toujours strict. Le bonheur, quoi.

Valentin. — Quelle vie ! Quel exemple ! (Très faux.) Si je pouvais être aussi fort que vous…

Tante. — Ah ! le brave petit ! Bon, une vie parfaite ne s’organise pas dans un foutoir pareil, alors au travail !

Valentin. — Qu’est-ce que vous faites ?

Tante, radoucie. — Le ménage. Je vais ranger un peu cette tanière, puisque j’ai un moment. Ah ! les hommes !

Elle se met au travail et, sans que Valentin s’en aperçoive et sans y prêter attention elle-même, va ranger le mystérieux coffret dans la cuisine avec d’autres objets qu’elle a ramassés par-ci, par-là.

Valentin. — Ne vous donnez pas la peine, je le ferai.

Tante, revenant. — Taratata ! Laisse ta tata t’arranger tout ça. (Elle trouve le foulard rose.) Qu’est-ce que c’est que ça ?

Valentin. — Ce n’est rien. Rien du tout.

Tante. — Comment, rien ? C’est un foulard de femme !

Valentin. — Non, non. C’est à moi… Oui, j’adore le rose.

Tante, sceptique. — Ah ? Un foulard rose ? Curieux, tout de même… Très curieux. (Elle découvre Alex caché derrière le paravent et crie.)

Alex. — Chut !

Tante, appelant. — Valentin ! (À Alex.) Qui êtes-vous ? Qu’est-ce que c’est que cette chose ?

Alex. — La chose vous salue, chère madame. Je suis un ami de Valentin.

Valentin. — Oui, c’est ça. C’est mon meilleur copain.

Tante. — Et pourquoi se cachait-il ?

Alex. — Mais parce que je croyais que c’était…

Valentin. — Il croyait… Il croyait que… Rien du tout… Il croyait qu’il dormait… Oui… Il a dormi ici et comme il est somnambule, il a atterri ici. (Il mime.) Voilà… Hé, hé !

Tante. — Il a dormi ici. Il se cache quand j’arrive. Tu te mets à porter du rose bonbon. J’ai dit pas de filles, mais de là à…

Valentin. — Ma tante ! Qu’allez-vous imaginer ?

Alex. — Tout de même, on a bien le droit d’être somnambule sans en être !

Valentin. — En être ou ne pas en être, voilà la question.

Tante. — Tu trouves ça drôle ?

Valentin. — Pardon, ça m’a échappé.

Alex. — Comment pouvez-vous penser des choses pareilles ? Alors que… Alors que… Alors que je dis toujours à Valentin : « Le sexe et la dépravation sont les deux mamelles de la femme. »

Tante. — Pardon ?!

Alex. — Euh… non ! « Le sexe et les femmes sont les deux mamelles de la dépravation. » Ma fourche a langué. Ma langue a fourché.

Tante. — Ah bon ! (À Valentin.) Il est très bien, ce petit.

Valentin. — C’est bien pour cela que c’est mon ami. (Bas, à Alex.) Il faut trouver quelque chose pour l’écarter, Isabelle va arriver d’une minute à l’autre. (Haut.) Bon, tu viens, Alex ? Il faut que je te montre ma collection d’images pieuses. (Bas.) Il nous faut un plan de bataille. Si elles se rencontrent, c’est la bérézina !

Alex. — Bonne idée ! Si tu en as en double, je te les échangerai.

Ils sortent.

Tante, émue. — Les braves petits ! Comment puis-je avoir de telles idées ? (Elle se remet au ménage et passe derrière le paravent. Isabelle entre sans voir la tante, se met tout de suite à sa place de pose et commence à se dévêtir. La tante sort de derrière le paravent au moment où Isabelle va dégrafer son soutien-gorge.) Aaaahhh ! Une fille ! (Elle s’évanouit et Isabelle reste muette de stupéfaction.)

Valentin, entrant en trombe avec Alex derrière lui. — Qu’est-ce qui se passe ? Qui a crié ? Oh là là ! (Il se penche sur sa tante.)

Isabelle. — Qui est cette dingue ? Elle n’est pas bien ! Dès qu’elle m’a vue, elle a hurlé et elle est tombée raide comme si elle s’était trouvée nez à nez avec le diable.

Alex. — Mais elle a vu le diable !

Isabelle, à Valentin, sèchement. — C’est un asile ?

Valentin. — Il veut dire que, pour elle, vous êtes le diable. Venez, je vais vous expliquer ça dans la salle de bains.

Isabelle. — Pourquoi dans la salle de bains ? Vous ne pouvez pas me l’expliquer ici ?

Valentin. — Si, si, mais… on en profitera pour vous maquiller un peu. Je vous trouve pâlotte aujourd’hui.

Isabelle. — Je vous préviens que cette perte de temps sera déduite de mon heure de pose.

Valentin. — Bien entendu. (La tante revient à elle.) Allons, suivez-moi ! (Il la traîne par le bras jusque dans la salle de bains.)

Isabelle. — Mais voulez-vous bien me lâcher ?

Ils sortent.

Tante. — Ah là là !

Alex, la soutenant. — Là… Là… Doucement… Installez-vous ici. (Il l’installe sur le canapé.)

Tante. — Mon Dieu, quelle émotion !

Alex. — Qu’est-ce qui vous est arrivé ?

Tante. — J’ai vu une fille nue…

Alex. — Pardon ?

Tante. — Une fille nue, parfaitement ! Ici, sur cette chaise.

Alex. — Une fille ? Ici ? Impossible !

Tante. — Pourquoi impossible ?

Alex. — Impossible… parce que… euh… Vous croyez l’avoir vue ici, n’est-ce pas ?

Tante. — Je viens de vous le dire.

Alex. — C’est absolument impossible puisque Valentin ne peint que des natures mortes.

Tante. — Je ne vois pas le rapport.

Alex. — C’est très simple : s’il y avait eu une fille ici, elle n’aurait pu qu’être morte.

Tante. — Ah ! mon Dieu !

Alex. — Enfin, un mannequin, si vous préférez, un objet inanimé puisque Valentin ne peint que des natures mortes. Vous me suivez ?

Tante. — À distance, jeune homme, à distance.

Alex. — Je poursuis : un mannequin serait encore ici du fait qu’il est inanimé. Or, comme vous pouvez le constater, il n’y a que vous et moi. Donc, il n’y a jamais eu personne… (La tante est étonnée.) Vous n’avez jamais vu un mannequin marcher tout seul ?

Tante. — Non.

Alex. — Vous voyez bien que j’ai raison !

Tante. — Je n’ai pourtant pas rêvé.

Alex. — Vous n’avez pas rêvé, vous avez halluciné.

Tante. — Ah ?

Alex. — Explication : hallucination caractéristique dite de la fille nue due à un surmenage au ménage, donc les méninges déménagent et les neurones nagent sans ménagement dans un furieux manège. D’où réaction combinatoire du nerf optique sur l’œsophage. D’où extension des ligaments du cervelet et rétractation de l’encéphalomasto-aérocardio-gastropactite et évanouissement.

Tante, prise au jeu. — C’est grave, docteur ?

Alex. — Non, pas très, mais il vous faut du repos immédiatement ! Ça fait trente euros.

Tante, hallucinée pour de bon. — Tenez ! (Elle paie comme un automate.) Je vais aller me mettre au lit.

Alex. — C’est le mieux que vous avez à faire. (Il la raccompagne.) Ne vous inquiétez pas pour Valentin, je lui expliquerai. (Elle sort.) Et voilà le travail ! Les femmes, jeunes ou vieilles, c’est toutes les mêmes. Trois ou quatre mots bien tournés, une cigarette mal roulée, un tour à vélo et elles sont embobinées. Si seulement cet empoté de Valentin pouvait comprendre ça !

Isabelle, entrant. — Mais enfin, Valentin, allez-vous me laisser sortir ? Je ne veux pas passer le reste de ma vie dans cette salle de bains !

Alex, dépité. — Il n’a pas compris.

Valentin. — Il fallait que vous vous prépariez pour la pose.

Isabelle. — Ça j’ai compris, vous m’avez fait poudrer sept fois, changer quatre fois de rouge à lèvres et huit fois de fard à paupières. Tout ça pour finir par ne rien mettre du tout parce que, finalement, vous me préférez nature. (À Alex.) Et la folle ?

Valentin. — C’est vrai, ça. Où est-elle ?

Alex. — Au lit.

Valentin, affolé. — Ici ?

Alex. — Non, chez elle. Je l’ai embobinée et elle se croit plus malade que tout un C.H.R.U. réuni.

Isabelle. — Va-t-on enfin m’expliquer de qui il s’agit ?

Valentin. — C’est ma…

Alex. — C’est ma mère !

Valentin. — Comment ?

Alex. — C’est ma maman à moi. (Bas, à Valentin.) Qu’elle soit ta tante te ferait perdre des points, il vaut mieux que je la prenne à mon compte.

Valentin. — C’est vrai, c’est sa mère. Suis-je bête ! Je ne l’avais pas reconnue.

Isabelle. — Il y a pourtant une ressemblance frappante.

Alex. — Vraiment ?

Valentin. — Oui, oui, je te l’ai souvent dit : le regard, la bouche…

Isabelle. — Bon, ça va comme ça. Il nous reste à peine vingt minutes. On pose ?

Valentin. — Quoi donc ?

Isabelle. — Moi !

Valentin. — Où ça ?

Isabelle. — Pour le portrait !

Valentin. — Ah oui ! Bien sûr. Je vous en prie, installez-vous.

Elle s’exécute et Valentin commence à saisir un crayon. Isabelle fait mine de dégrafer son soutien-gorge.

Tante, entrant. — J’avais oublié. (Elle est dans l’encadrement de la porte, tout affaiblie. Alex a juste le temps de plonger sur Isabelle pour la couvrir d’une couverture. Isabelle se débat, mais Alex la maintient cachée pendant que Valentin dialogue avec sa tante.) J’ai acheté cette vieille lampe aux puces ce matin et je voulais l’offrir à Mme Chopineau, la bijoutière. Tu sais qu’elle aime les antiquités et que c’est son anniversaire ?

Valentin. — Je croyais que vous ne pouviez pas l’encadrer ?

Tante. — C’est vrai, je l’exècre, mais au club, la tradition veut que l’on se fasse des cadeaux pour les anniversaires. Je n’ai rien trouvé de plus moche. Hélas, je n’aurai jamais la force de l’astiquer correctement.

Valentin. — Ma pauvre tata !

Tante. — Oh ! elle est bien mal en point, ta pauvre tata ! Elle voudrait que son cher neveu astique sa pauvre lampe avec ce pauvre produit et ce pauvre chiffon.

Valentin. — Avec plaisir.

Tante. — C’est bien. Tu es un brave petit. Je te donnerai un euro pour tes caramels quand je repasserai la prendre.

Valentin. — C’est promis, je le ferai dès que j’aurai un moment de libre.

Tante. — C’est très bien… Alors je vais rentrer dans mon pauvre logis.

Elle sort. Sitôt la porte refermée, Isabelle s’échappe.

Isabelle, en furie. — Non mais il est pas bien ce mec ! Il est complètement maboul ! C’est de famille ! (Elle prend une chaise à deux mains.) Ne m’approchez pas ! Valentin, s’il avance, je l’assomme.

Valentin. — Du calme, voyons, du calme ! Si nous reprenions cette séance de pose ?

Isabelle. — Pas tant que cet irresponsable lubrique sera là.

Alex. — Permettez-moi de…

Isabelle, brandissant la chaise. — Ah ! lubrique, parfaitement ! Il s’est jeté sur moi comme un forcené avec sa couverture.

Alex. — Je me suis entravé dans cette couverture et je suis tombé malencontreusement sur vous. Je vous prie de me pardonner.

Isabelle. — Il en a profité pour me tripoter, ce goujat !

Valentin. — Tu as fait ça ?

Alex. — Jamais de la vie ! Je suis simplement tombé.

Isabelle. — Et vous avez mis tout ce temps pour vous relever ? Espèce de satyre !

Alex. — Bon, ça va bien, j’ai compris ! Je m’en vais, puisque tout le monde me prend pour un irresponsable ou un détraqué ici !

Valentin. — Mais voyons, ne te fâche pas ! Je n’ai rien dit.

Alex. — Je ne me fâche pas, je me tire. (Puis bas, à Valentin.) Je te laisse le champ libre. À toi de jouer, Valentino. Elle est à point, tu as le beau rôle. Tu n’as plus qu’à ferrer.

Isabelle. — Bon, dites, on pose, oui ou non, aujourd’hui ? Il ne nous reste que quelques minutes.

Valentin. — Vous êtes économe de votre temps.

Isabelle. — Non, mais poser ne m’amuse pas. Je le fais pour me faire le peu d’argent de poche que mon père me refuse.

Valentin. — Vous avez un père sévère ?

Isabelle. — Pire que ça : colonel à la retraite.

Valentin. — Oh là là !

Isabelle. — Un monstre d’autorité. Ancien champion de boxe militaire.

Valentin. — Oh là là ! Je vois…

Isabelle. — Oh non ! Vous ne voyez pas. Vous n’imaginez pas le dixième de ce qu’il peut être. Heureusement qu’il ne sait pas que je viens ici sinon il vous passerait par la fenêtre. Il ne supporte pas qu’un garçon me regarde et encore moins qu’il m’approche. Alors vous pensez, dans cette tenue…

Valentin. — Charmant homme.

Isabelle. — Bref, posons.

Valentin. — Oui, posons.

Isabelle. — Comme ceci ?

Valentin. — Non, pas exactement, comme cela plutôt… Ou plutôt ainsi… Ou alors peut-être comme ceci. (Il abuse timidement et naïvement de ses mains et Isabelle se laisse faire.)

Isabelle, attendrie par la timidité et la maladresse de Valentin. — Vous êtes toujours aussi maladroit ?

Valentin. — Non… Non, non.

Isabelle, coquine. — C’est moi qui vous trouble ?

Valentin. — Non, pas du tout… du genou… du mou ! J’en ai vu d’autres… Oh là là !

Isabelle. — Tant que ça ?

Valentin. — Oh là là ! Des dizaines.

Isabelle. — Eh bien, dégrafez-le.

Valentin. — Qui ? Quoi ? Hein ? Quoi donc ?

Isabelle. — Mon soutien-gorge. C’est un nu que vous peignez, non ?

Valentin. — Oui, oui… Bien sûr.

Isabelle. — Eh bien, dégrafez-moi, c’est plus pratique.

Valentin. — Tout de suite. (Il est pris de tremblements et n’y arrivera jamais.)

Isabelle. — Des dizaines, hein ?

Valentin. — Enfin, quelques-unes.

Isabelle, dubitative. — Mouais !

Valentin. — Disons deux ou trois.

Isabelle. — Oui.

Valentin. — C’est-à-dire que cela ne m’arrive pas tous les jours.

Isabelle. — Arrêtez, vous allez me le casser. Je vais le faire.

Valentin, honteux. — Je n’ai pas l’habitude. C’est vrai, les filles et moi… Enfin, c’est pas…

Isabelle. — Vous êtes trop timide.

Valentin. — Je sais. C’est toujours ce que dit Alex.

Isabelle. — Mais délicieusement timide.

Valentin. — Ah ! je ne vous agace pas trop ?

Isabelle. — Un peu, si. Mais je vous aime bien. Les femmes préfèrent souvent les naïfs aux machos et les timides aux rouleurs de mécaniques.

Valentin, rêveur. — Ah ?

Valentin et Isabelle sont face à face, de plus en plus proches, quand soudain entre Monique.

Monique. — Hou, hou ! Où il est mon grand fauve, mon chasseur d’Afrique ? (Isabelle et Valentin sont interloqués.) Bonjour, mon nounours. On n’embrasse plus sa pupuce adorée ? (Elle l’embrasse.) Je ne te dérange pas, au moins ?

Valentin. — Mais qui êtes-vous ?

Monique, riant. — Ce qu’il est drôle !

Valentin. — Mais enfin, mademoiselle…

Monique. — Oh ! mademoiselle ! C’est bien la première fois que tu m’appelles comme ça, mon beau ténébreux.

Isabelle. — Alors ça, c’est trop fort !

Valentin. — Écoutez, Isabelle…

Isabelle. — Oh ! ça va bien, Valentin ! Arrêtez un peu cette comédie du gentil timide.

Valentin. — Mais je vous assure que…

Isabelle. — Pas un mot de plus, phallocrate ! Naïf, hein, le grand fauve ? Vous vous êtes bien foutu de moi. On m’a souvent draguée : au baratin, au fric, que sais-je encore… mais à la connerie, jamais !

Valentin. — Écoutez… (À Monique.) Dites-lui, vous… Il y a erreur.

Monique lui envoie un baiser.

Isabelle. — Oh oui ! Il y a erreur. C’est moi qui me suis trompée à votre sujet, et lourdement. (Elle s’habille.) Mais on ne m’y reprendra plus.

Valentin. — Ne partez pas. Attendez. Je vous assure que je n’y comprends rien moi-même.

Isabelle. — Moi j’ai compris et je m’en vais. C’est très moche d’agir de la sorte. Très moche. Je vous laisse avec le gibier africain. (Elle sort.)

Valentin. — Mais attendez, voyons ! Je vous en prie, attendez-moi ! (Il sort à son tour.)

Monique. — Et voilà le travail ! Ça ne rate jamais. On se fait passer pour la poule du mec et on peut être sûr que la place est libre. Je lui ai cassé un sacré coup et je n’en suis pas mécontente. Bref, le temps qu’ils s’expliquent, je vais pouvoir chercher ce que cet imbécile de Bob est venu planquer cette nuit. (Elle se met à chercher partout, mais sans succès.) Je le trouverai jamais dans ce merdier ! Mais où il a bien pu le mettre, cet abruti ? (Lassée, elle va appeler Bob par la fenêtre.) Personne dans la rue. Bon. (Elle siffle.) Hé, Bob ! Amène-toi ! Magne-toi, je te dis ! (Elle continue à chercher.) Mais où il l’a mis ? Où il a bien pu le caser, ce naze ?

Bob, entrant tout essoufflé. — Ouf ! Quatre étages, punaise !

Monique. — Où tu l’as mis ?

Bob. — J’en sais rien. Dans le noir, j’y voyais nib. Par là, je crois.

Monique. — Tu crois ? Eh bien, cherche, empoté !

Bob. — Oui, Momo. Tout de suite, Momo.

Monique. — Je te l’ai dit cent fois : ne m’appelle plus comme ça ! Mon nom, c’est Monique. Pigé ?

Bob. — Pigé, Momo.

Monique. — Rahhh ! (Elle le frappe.) Cherche !

Bob. — Mais je cherche, Momo !

Monique. — Mais il est pas vrai ce mec !

Bob. — Pardon.

Monique. — Pardon qui ?

Bob. — Pardon, Monique.

Monique. — À la bonne heure. Cherche ! C’est bien le bon appart, au moins ?

Bob. — Oui, oui, ça j’en suis sûr.

Monique. — Espérons. Mais pourquoi es-tu monté jusqu’au quatrième étage ?

Bob. — Ben, sur l’élan… C’est que j’avais la police aux fesses, moi. Moi, quand je cours, je cours. Je me suis arrêté devant cette porte, je suis entré, j’ai pas réfléchi.

Monique. — Ça ne m’étonne pas. Le jour où tu réfléchiras, on t’appellera miroir. (Bob ne comprend pas.) Réfléchir, miroir… Miroir, réfléchir… Oui, bon… Cherche !

Bob. — Je cherche, je cherche. (Un temps.) Ça y est !

Monique. — Tu l’as trouvé ?

Bob. — Non, j’ai compris.

Monique. — Désespérant. Il est désespérant. J’en ai ma claque de travailler avec des amateurs. Je me suis farci tout le boulot. C’est moi qui ai gambergé le plan, c’est moi qui ai braqué la vieille. C’est même moi qui t’ai poussé pour que tu passes par la fenêtre. Toi, tu n’avais qu’à décamper avec le coffret et le planquer au fond de la troisième poubelle du square. Ben non ! Il a fallu que tu te goures. Mais comment on peut être aussi taré ?

Bob. — Mais c’est pas ma faute, Momo chérie ! Le temps que je compte les poubelles, les flics étaient déjà là. Alors j’ai couru et j’ai planqué la came au plus pressé.

Monique. — Au quatrième étage d’un immeuble qui se trouve dans la direction opposée et à plus de huit cents mètres ? Logique !

Bob. — Ben…

Monique. — Bon. Tu le trouves toujours pas ?

Bob. — Non, ils ont dû le ranger ailleurs.

Monique. — Pourvu que personne ne l’ait ouvert… En tout cas, on ne peut pas s’éterniser ici. Le gus ne va pas tarder à rappliquer.

Bob. — On reviendra plus tard ?

Monique. — C’est toi qui l’as perdu, grosse pomme, c’est toi qui reviendras.

Bob. — Moi ?

Monique. — Parfaitement ! Sous n’importe quel prétexte. Tu n’auras qu’à essayer de cuisiner le mec qui crèche ici.

Bob. — Attention, j’entends du bruit dans l’escalier !

Monique. — On se barre !

Bob. — Je cours ?

Monique. — Tu cours. (Bob se rue aussitôt dans l’escalier.) C’est pas Dieu possible ! (Elle le suit et la scène reste vide pendant trois secondes.)

Valentin, entrant, très abattu. — Tu parles d’une matinée ! (Il s’assied.) Récapitulons : je suis un peintre minable que personne n’exposera jamais. Ma tante me terrorise et me prive de presque tout ce qui pourrait me permettre de jouir de ma jeunesse qui fout le camp à vitesse grand V. Mon meilleur ami va se fâcher parce que je ne pourrai pas aller au restaurant ce soir ; sans Isabelle c’est impossible. Je suis complètement fauché et, comble de malheur, j’économise sur tout pour payer un modèle dont je suis amoureux fou et qui s’accroche à moi autant qu’un chat après des vitres ! (Il se frotte le dos.) Et par-dessus le marché, je viens de descendre quinze marches sur le coccyx parce qu’un individu qui semblait avoir le diable aux trousses m’a percuté sans même s’excuser. Solution ? Le gaz, peut-être ? Peindre ? À quoi bon ? Trouver de l’argent ? Mais comment ? (Il prend la lampe et le chiffon.) Voilà toujours un euro… C’est déjà un début… Allons ! Courage, Valentin. Tu as du talent, tu as du génie… Il suffit d’y croire. Appliquons la méthode Coué. (Il frotte la lampe en répétant dix-huit fois.) J’ai du génie… J’ai du génie… (Puis, lassé.) Et puis zut ! Au diable la lampe de Tantine ! (Il la jette par-dessus son épaule et donc derrière le canapé. À ce moment précis : bruit de gong, fumée, bruits divers. C’est l’apparition du Génie Alirazade, comédien caché derrière le canapé depuis le début de l’acte. Tête effarée de Valentin qui s’est levé d’un bond.) Mais qu’est-ce que… Hein ? Qui ? (Il se pince, se gifle et se frotte les yeux.) Qui êtes-vous ?

Alirazade. — Ali Al Jabna Mektouf Lassem Kassim Ben Razade, pour servir toi ô maître.

Valentin. — Pardon ?

Alirazade. — Ali Al Jabna Mektouf Lassem Kassim Ben Razade.

Valentin. — C’est pas facile à porter comme nom, ça…

Alirazade. — Mes amis appeler moi Alirazade. Je être génie. Tu appeler moi. Je venir.

Valentin. — Je venir, je venir… Je n’ai appelé personne, moi. Je n’ai même pas décroché le téléphone ! Et puis qu’est-ce que c’est que cette fumée, ce bruit ?

Alirazade, ramassant la lampe. — Cela faire deux cents ans moi attendre quelqu’un frotter lampe magique.

Valentin. — Il se fout de moi, ce guignol ! Je sais bien que je suis crédule, mais tout de même !

Alirazade. — Moi jurer dire vérité. Moi pas le droit de mentir.

Valentin. — Bon, allez, finissons-en. C’est pour vendre quoi ? Des robes de chambre, des pyjamas, si j’en juge par votre accoutrement ? Autant vous prévenir tout de suite : je suis sans un sou, mon pauvre vieux.

Alirazade. — Moi rien vendre, mais si toi vouloir quelque chose, toi demander.

Valentin. — Bon, dehors ! Je n’ai besoin de rien et je n’aime pas les marchands de soupe. Félicitations quand même pour l’entrée ; je ne sais pas comment vous avez fait, mais ça en jette !

Alirazade. — Moi pas pouvoir partir. (Il prend Valentin par le bras et lui fait mal sans aucun effort apparent.) Toi écouter moi maintenant. Assez joué.

Valentin. — Aïe ! Mais il va me casser le bras ! Arrêtez !

Alirazade. — Toi écouter ?

Valentin. — Oui, oui, j’écoute. Ce matin, au point où j’en suis, je peux tout entendre.

Alirazade. — Toi avoir tort pas croire moi. Vrai pourtant je sortir lampe quand toi frotter…

Valentin. — C’est un fou ! Il remet ça… (Alirazade s’approche.) Ah ! ne me touchez pas !

Alirazade. — Toi pas peur. Moi vrai génie. Je assurer toi. Toi vouloir preuve ?

Valentin. — Ah oui ! Ça, je serais assez heureux d’avoir une démonstration de génie ! Ça n’arrive pas tous les jours.

Alirazade, en ramassant la lampe et la donnant à Valentin. — Toi demander, moi faire tout ce que toi vouloir en tenant cette lampe.

Valentin. — Vous ne vous vanteriez pas un peu là,...

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