Tableau 1
L’espace scénique est en deux parties.
D’un côté, la pièce principale d’une maison modeste avec une porte d’entrée, une porte donnant sur une chambre, un escalier qui mène à l’étage. De l’autre côté, une terrasse et un jardin sablonneux.
L’intérieur de la maison est plongé dans l’obscurité. La porte d’entrée s’ouvre, laissant pénétrer une lumière vive. Madeleine et Jacques entrent, chargés de bagages.
Jacques
Ah ! Fraîcheur ! Fraîcheur !
Madeleine
Quelle odeur !
Jacques
C’est l’humidité.
Madeleine
Quelle odeur !
Jacques
Une maison qui n’a pas été ouverte depuis l’hiver renferme toujours cette odeur de moisi qui provient de l’humidité accumulée par les pluies de l’hiver et du printemps. C’est normal, ma chérie.
Madeleine
Oui, Jacques. C’est normal.
Madeleine ouvre les fenêtres et les volets.
Jacques
Et contrairement aux idées reçues, la région des Landes n’est pas aussi sèche qu’il y paraît. C’est très humide. Alors forcément, une maison fermée garde l’humidité. C’est tout à fait normal.
Madeleine
Je le sais que c’est normal, Jacques.
Jacques
J’ai une de ces soifs ! Le chemin entre la gare et la maison de tes parents me paraît toujours interminable. Mais à la réflexion, ça s’explique facilement. Parce que lorsque j’étais jeune et que je venais chez ma grand-mère, c’était nettement moins long. Tu penses, elle habitait juste derrière la place du marché, c’était quand même plus commode. C’était plus commode d’aller de la gare à la place du marché, car ici, c’est nettement plus excentré par rapport à la place.
Madeleine
Tu dis ça à chaque fois.
Jacques
Tu me diras que ce n’est pas désagréable, c’est autre chose, le terrain est plus vaste, on est un peu isolés, entre nous, quoi. Mais c’est plus loin. (Madeleine va sur la terrasse.) C’est vraiment une question de choix pour les gens qui ont construit par ici. En quelle année a construit ton père ?
Madeleine
1900 quelque chose, je ne sais plus.
Jacques
1908.
Madeleine
Pourquoi tu me le demandes puisque tu le sais ?
Jacques
Certaines personnes préfèrent un voisinage à proximité, d’autres un voisinage plus éloigné, c’est une question de caractère. Ton père devait aimer la tranquillité, sans doute, ou bien sinon, pourquoi avoir construit si loin du bourg ? Ça devait être dans son tempérament. Remarque, ça n’a pas que des inconvénients. On est plus près de l’océan. Mais bon, ça fait quand même loin de la gare. J’ai une soif terrible, moi.
Maria entre.
Maria
Ma petite, vous voilà déjà !
Jacques
Maria !
Maria
Mme Maubourguet me dit : « C’est pas une des filles Bernède avec son mari qui viennent de passer ? » Je lui réponds que non, que ça m’étonnerait, d’habitude ils viennent au 15 août, pas avant. Elle me dit : « Si, si, je vous assure, c’est la fille Bernède et son mari l’instituteur qui viennent de passer. » Et je lui dis : « Si c’est avec son mari, ça ne peut être que Madeleine. » Elle me répond : « C’est sûr. » Je lui dis : « Vous êtes sûre. » Elle me répond : « Sûre et certaine. » Alors je lui dis : « Je vais quand même aller voir. » Et voilà. C’est bien vous. Madeleine, ma chérie. Mme Maubourguet avait raison. Et quelquefois, je te promets qu’elle se trompe. Nous sommes très amies, mais je ne lui fais pas toujours confiance. Tu sais, elle vieillit, elle vieillit. Remarque que moi, c’est pareil. Regarde la pauvre chose que je suis. Je ne sais pas ce que j’ai, je n’ai pas d’appétit. Je suis très nerveuse. Enfin, cette vieille chose, c’est moi et puis c’est tout. J’ai mal dans les jambes les jours de pluie. Mais aujourd’hui il fait beau. Ma chérie, je suis heureuse. Je ne savais pas que tu viendrais si tôt. Si vous m’aviez prévenue, j’aurais ouvert, aéré, c’est très humide.
Jacques
C’est normal. Une maison fermée depuis l’hiver accumule toujours énormément de…
Maria
Ma chérie, quel bonheur ! Tu es toute pâlotte, pauvre chérie ! Toute l’année en ville, quelle tristesse !
Jacques
Pensez-vous, Maria, pensez-vous.
Maria
Tu te plais à Paris ?
Jacques
Courbevoie, Maria. Nous habitons Courbevoie, ce n’est pas Paris.
Maria
Ouh ! Quel bazar vous avez ! Je vais t’aider à déballer et à ranger, ma petite. Et le voyage, pas trop long, ma chérie ?
Jacques
Interminable. Nous avons fait halte chez des amis à Angoulême. Heureusement, sinon, c’est infernal, onze heures de chemin de fer au bas mot, sans compter les correspondances. Vous pensez, on attrape le train de huit heures sept en gare d’Orsay, ça veut donc dire que venant de Courbevoie, ça nous oblige à prendre l’autobus pour Paris à six heures et quart qui nous dépose à Champerret à sept heures, sept heures dix, et là…
Madeleine, l’interrompt.
On monte les bagages.
Madeleine et Maria montent dans les chambres.
Jacques, seul.
Et encore, c’était bien pire il y a quelques années. J’ai une de ces soifs, moi ! Marie arrive quand ?
Madeleine, off.
Ce soir.
Jacques
Par le train de quelle heure ?
Madeleine, off.
En auto.
Jacques
En auto ? Mince alors ! Celle-là !
Maria, off.
En auto ! Marie a une auto ?
Jacques
En auto ! C’est bien elle, ça. Quel caractère ! Et Jules ?
Madeleine, off.
Au train de trois heures.
Jacques
Ah ? Ça m’étonne. (Il retire de sa poche une fiche horaire de chemin de fer.) Mais oui, bien sûr, il n’y a pas de train à trois heures.
Madeleine, off.
Il m’a dit trois heures.
Jacques
Quatorze heures quarante-neuf. Je le savais bien que ce n’était pas à trois heures. (Il regarde sa montre.) Ah ! mais dites donc, c’est qu’il est déjà deux heures passées ! Je vais aller le chercher, ça me fera une sortie.
Madeleine, off.
Tu vas refaire l’aller-retour jusqu’à la gare ?
Jacques
J’en profiterai pour passer par-derrière la place du marché. Ça me fera plaisir de revoir la maison de Mamé. Comme la gare est à deux pas… Et je m’arrêterai chez Mme Maubourguet… pour lui dire bonjour… (À lui-même.) et prendre un bock, j’ai trop soif.
Noir
Tableau 2
La scène est vide. Jacques entre dans la maison, suivi par Jules, une valise à la main.
Jacques
Il n’y a pas mieux que le chemin de fer. Je t’assure. C’est ça la révolution. Moi, la modernité, ça m’épate. Je dirais même que ça m’excite. (Un temps.) Madeleine ! Le petit est arrivé !
Madeleine, off.
J’arrive !
Jacques
Je dis le petit, c’est une boutade, tu ne le prends pas mal. Tu trouves sûrement que ça sent le renfermé. C’est normal. Mais pas d’affolement, l’odeur s’estompera rapidement, un peu de soleil, un peu d’air et hop ! Faut que ça respire, tu comprends, et là, là… bon… là, ça ne respire pas. Tu me diras, la maison n’a pas été ouverte depuis l’hiver, lorsque nous sommes venus enterrer ta mère, alors elle renferme forcément cette odeur un peu désagréable à cause de l’humidité accumulée, n’est-ce pas ? On y mettra notre propre odeur et puis voilà, ça sera comme ça. Après tout, dans le fond, si nous y réfléchissons bien, l’être humain est un animal qui marque son territoire comme n’importe quel mammifère. Chacun reconnaît son chez-soi par l’odeur qu’il y imprime. Les animaux urinent toujours aux quatre coins de leur territoire, ils signifient ainsi aux étrangers qu’ici c’est chez eux et qu’il faudra montrer patte blanche. Et ici aussi, nous serons bien tranquilles, pas vrai ? Dans le fond, nous ne sommes que des animaux.
Jules
Oui, on pissera partout.
Jacques
De toute façon, j’adore cet endroit, j’ai toujours aimé les Landes. On ne se détache pas de ses racines comme ça. Et le Pays basque qui est à deux pas… et que j’adore. Non, vraiment, par rapport à Courbevoie, quelle différence ! Non, c’est vrai, je disais ce matin dans le train à Madeleine que les vacances sont faites pour ça, pour être tranquille, pas vrai ?
Madeleine et Maria descendent.
Maria
Jules, mon tout-petit !
Jules
Bonjour, Maria. Je suis très heureux de vous revoir.
Ils s’embrassent.
Madeleine, l’embrasse.
Tu as fait bon voyage ?
Jacques
À peine deux heures, c’est de la rigolade.
Maria
Et tu ne viens jamais me voir. Pourtant ce n’est pas si loin que tu habites. Depuis que ta pauvre maman… tu ne viens plus, mon niño. Ouh, mais regarde-moi ! Tu as grossi. Comme il a grossi, Madeleine ! Tu fais pas pitié, dis-moi. Ça fait plaisir à voir. J’aime ça, moi, quand la jeunesse mange bien. Ce n’est pas comme moi, je suis si nerveuse, je n’ai pas d’appétit du tout.
Jacques
L’administration, ça nourrit son homme, hein ? Pas vrai ?
Jules, à Madeleine.
Marie arrive quand ?
Madeleine
Ce soir, sûrement.
Jacques
En auto. Tu le savais, toi, qu’elle avait une auto ?
Jules
Oui.
Madeleine
Viens t’asseoir sur la terrasse.
Maria
Je monte faire ton lit, mon chéri. Et ne vous occupez de rien.
Maria monte dans les chambres. Jules va sur la terrasse, Madeleine le rejoint.
Madeleine
Ça va ?
Jules
Ça va.
Un temps.
Madeleine
Quelque chose ne te plaît pas ?
Jules
Non. Rien. (Un temps. Madeleine regarde Jules avec insistance.) Ça va, je te dis.
Madeleine, avec le sourire.
Tu ne changeras jamais.
Jules
C’est comme ça.
Madeleine
Vous avez eu le temps de bavarder un peu avec Jacques, sur le chemin ?
Jules
Je lui ai dit bonjour, il a dit le reste.
Jacques arrive sur la terrasse.
Jacques
Une bière, Jules ?
Jules
Non, merci.
Jacques enlève sa chemise.
Jacques, en maillot de corps.
Vous permettez ? Il fait une chaleur ! Connaissez-vous rien de mieux que la bière pour désaltérer son homme ? Une sacrée belle invention, une recette qui nous vient des temps les plus reculés et qui est toujours au goût du jour. Épatant ! La fraîcheur, l’amertume, ce petit arrière-goût sucré…
Madeleine
Jacques, ne bois pas trop.
Jacques
Les vacances, c’est fait pour le plaisir. Alors, mon grand, les affaires ? Hein ? Le « buseness » comme on dit en Amérique.
Madeleine
Tu te plais là-bas ?
Jules
En Amérique ?
Madeleine, souriant.
Qu’il est bête ! Alors ? Comment ça va à Bordeaux ?
Jacques
Ce n’est facile pour personne.
Jules
Non.
Jacques
Ah ! mon grand, faut pas se plaindre ! Tu es dans la poste, tu as choisi l’administration, pour moi c’est judicieux.
Jules
On est mal payé, mais je ne me plains pas.
Jacques
Ah oui, et il y a la sécurité de l’emploi. C’est pas comme dans l’industrie ou le commerce. Ça va valser, crois-moi. Après les grèves du printemps, j’en connais qui doivent se sentir dans leurs petits souliers. Surtout les meneurs, les ramenards. On les a identifiés. On les connaît maintenant. Enfin… Et moi, c’est pareil.
Jules
Vous aussi, Jacques ? Vous la ramenez toujours ?
Jacques, rit jaune.
Ah ! ce Jules ! Oh non, mon grand, moi, je ne me mêle pas de ça. Non, je disais, moi, pour ce qui me concerne, toujours à l’école. Ça fait quatorze ans que je redouble mon cours moyen. C’est amusant, hein ? Hein ? Quatorze ans ! Pire qu’un cancre ! (Il rit.)
Madeleine
Jacques, tu dis ça tout le temps.
Jacques
Mais attention, mon grand, pour être sérieux, j’adore mon métier. L’enseignement, c’est une vraie responsabilité. Je le répète constamment à mes collègues. Enfin, nous ne sommes pas là pour parler du travail, pas vrai ? Vacances, c’est vacances. Et là, je peux te dire que ça débarque par trains entiers. Nous, c’était bondé. Et toi ? Maintenant, quand ils partent en congés, ils sont payés. Même les ouvriers. Je peux te dire qu’ils en profitent. C’est l’invasion par ici.
Jules
C’est la modernité.
Jacques
Oui… euh… enfin, faut voir. Tu vois, mon grand, moi, je m’interroge. Tout ça c’est bien beau, mais faudra quand même la payer, l’addition. Combien de temps ça va durer, ça ? Faut voir. Je m’interroge. Dis-moi, mon grand, je ne me souviens pas. Tu aimes pêcher ?
Jules
Je déteste.
Jacques
Manque de chance, tu m’aurais accompagné. J’ai l’intention d’y aller demain matin. Parce que les vacances ne sont pas faites pour ne rien faire. Tu ne crois pas ? Je dis toujours à mes élèves : reposez-vous mais ne vous endormez pas. (Il rit.) Tu devrais faire comme moi, bouger, te remuer.
Jules
Non, merci.
Jacques
Parce que moi, je me bouge, tu vois, mon grand.
Jules
Pas de problème, Jacques, bougez.
Jacques
Sacré gouvernement ! Ils m’amusent un peu. Ils nous ont promis la belle vie. Et moi, je ne demande qu’à voir. Mais je m’interroge.
Jules
Je vais déballer mes affaires.
Madeleine
Maria va s’en occuper.
Jules
Non, non, ça ira. J’ai mes habitudes.
Madeleine
Tu les perdras un jour.
Jules
Peut-être.
Madeleine
Quand tu seras marié. Je t’accompagne.
Jules et Madeleine entrent dans la maison et montent dans les chambres, laissant Jacques à ses considérations.
Jacques, seul.
Sans oublier qu’ils ont gagné avec les voix communistes. Et moi, les communistes, je m’en méfie… Je m’interroge… Et je sais de quoi je parle, j’ai un bon nombre de mes collègues qui ont leur carte. Ça discute sec. Surtout à Courbevoie. C’est une ville très ouvrière. Moi, de toute façon, je ne me mêle pas de politique. Mais quand même, les communistes, faut voir. Là-bas, en Russie, ce n’est pas une partie de rigolade, alors faut voir. (Il appelle Madeleine.) Chérie ! Tu as vu ? Il y a un pin à moitié déraciné, là-bas, au fond. (À lui-même.) Les rouges, moi, je préfère les regarder de loin. (À Madeleine.) Tu as vu le pin, là-bas, au fond, chérie ?
Madeleine, off.
Comment ?
Jacques
Le pin !
Maria descend.
Maria
C’est la tempête. Au mois de mars, tout a été arraché. Pendant deux jours, sans arrêt. Quels dégâts !
Jacques
Une tempête cause toujours beaucoup de dommages. Pensez-vous, des régions si plates exposées au vent qui vient de l’océan, quand ça y va, attention, tous aux abris ! Et ces pauvres pins plantés dans le sable, le terrain est très meuble. Ça se déracine comme un rien. Mme Maubourguet m’a dit qu’il y en avait eu un bon nombre de tombés sur la route. Quel pays, n’est-ce pas ?
Maria
On y est bien.
Jacques
Vous vous êtes toujours plu ici, pas vrai ?
Maria
Vingt-sept ans que je vis là, c’est plus maintenant que je repartirai.
Jacques
Vous n’avez jamais songé à retourner en Espagne ?
Maria
Au Pays basque.
Jacques
Oui, pardon, vous autres, vous êtes susceptibles. C’est ça la France : on a les Bretons, les Corses, l’Alsace-Lorraine, c’est pareil… Sans compter les colonies.
Maria
Non, ce n’est pas pareil !
Jacques
Ne vous fâchez pas, Maria. Vous voulez connaître mon avis là-dessus ? Eh bien, tout ça, c’est culturel. De la littérature, pour ainsi dire. Enfin… Ça n’empêche pas l’amitié, pas vrai ?
Maria
À la mort de mon mari, j’ai pensé quitter les Landes. Et puis non. Pourquoi ? Ma vie était là, et voilà, c’est tout.
Jacques
Vous me direz que par les temps qui courent, ce n’est pas le moment d’aller en Espagne. Vous avez vu ça, comme ça chauffe ? Ça chauffe là-bas !
Maria
Quelle misère ! C’est pas humain des choses pareilles. Vous vous rendez compte qu’ils se battent quelquefois entre frères ? Dans la même famille, ils se font la guerre.
Jacques
Eh oui… Eh oui… Enfin… En tout cas, les vacances là-bas, ça sera...