Ring (Variations du couple)

17 scènes de couples qui oscillent nerveusement entre rire et drame : parents, amants, étrangers, maris et femmes, divorcés, veufs, tous se débattent avec leurs susceptibilités, leurs instincts, leurs idéaux. D’une étincelle se propage un feu, d’un malentendu éclate une guerre, malgré les efforts surhumains de chacun pour coexister avec l’autre sexe.




Ring (Variations du couple)

Prologue

Ève

Adam ?

Adam

Ève ?

Ève

Je m’ennuie.

Adam

C’est normal.

Ève

Oui. Mais aujourd’hui je m’ennuie particulièrement.

Adam

Pourquoi tu n’irais pas jouer avec les animaux ?

Ève

J’en ai assez de jouer et eux aussi. Même le serpent s’ennuie à mourir : on dirait un boyau mort.

Ils s’attardent sur le serpent, dépités.

Adam

Va cueillir des fruits !

Ève

J’ai mal au ventre à force de manger des fruits.

Temps.

Adam

Tu nous couverais pas un petit cafard du dimanche soir, toi ?

Ève

Notre solitude me pèse.

Adam

Je ne te suffis plus ?

Ève

Si, mais…

Adam

Tu ne te réjouis plus, à ton réveil, de voir la rosée mouiller nos hibiscus ?

Ève

Si, si…

Adam

Tu ne ris plus de la danse des singes quand ils se pendent aux baobabs par la queue ?

Ève

Si

Adam

Tu ne t’émeus plus du piaillement des chatons quand ils…

Ève

Je les tuerais. (Temps.) Je ne comprends pas pourquoi on nous condamne à vivre l’un avec l’autre.

Il l’embrasse.

Adam

Essaie de ne plus penser.

Ève

C’est trop difficile.

Adam

Allonge-toi. Laisse-moi baiser ton front… tes angoisses…

Ève

Je voudrais m’épanouir intellectuellement.

Adam

Pour quoi faire ? Profite ! J’aime l’écorchure de tes genoux, tes hanches de luthier, l’horizon de tes cuisses…

Ève

Ça va, j’ai compris… Décolle ta feuille.

Adam

Embrasse-moi.

Ève

Enfile la mue de serpent.

Adam

Ah non.

Ève

Je ne transigerai pas.

Adam

Pas la mue ! Ève ! Nous devons nous reproduire…

Ève

Pour quoi faire ?

Adam

Pour assurer notre descendance.

Ève

Hors de question. Si nous nous reproduisons, nos enfants n’auront pas d’autre choix que de se reproduire entre eux. Et leurs enfants après eux…

Adam

Et alors ?

Ève

Et alors ?! Adam… Ils vont dégénérer !

Adam

Ils vont dégénérer ?

Ils se tournent vers le public et observent longuement le spectacle de la dégénérescence future.

Ève

Ils vont dégénérer, oui.

1

Lui

Jure-moi que tes mains, tes bras, tes seins, tes tétons, ton dos, tes reins, ton ventre, ton nombril, tes jambes, tes pieds, tes hanches, tes talons, tes ongles, ta nuque, ton menton, tes yeux, tes lobes, ta glotte, tes enclumes, tes cils, tes cheveux, tes sourcils, tes joues, tes pommettes, jure-moi que ta langue, ta gorge, tes dents, tes gencives, tes fesses, tes lèvres, tes cuisses, ton pubis, tes muscles, ton cœur, ton foie, tes poumons, ton sang, ta rate, ton larynx, tes os, ta bile et ton sexe, jure-moi que tu ne les laisseras pas vieillir pendant tout le temps que durera notre histoire.

Elle

Je te jure que ta mère, ta sœur, ton père, tes frères, tes oncles, tes nièces, ton filleul, ton chat, ton patron, tes amis, tes ennemis, tes maîtresses, tes voisins, tes stagiaires, tes collègues, Pablo, Norah, Karim, Elizabeth, je te jure que ton ostéopathe, ton concierge, ton avocate, ta fleuriste, ton psychanalyste et sa femme, je te jure que je les séduirai mille fois plus que toi pour que chacun te crache dessus le jour où tu me quitteras.

2

Piste de danse. Il s’approche d’elle, terriblement nerveux.

Lui

Excusez-moi, ça va vous paraître un peu bizarre mais… est-ce que vous pourriez m’inviter à danser ? Comme je danse très mal, je préfère que ça vienne de vous. Sinon ça fait le type très sûr de lui alors que… Vous comprenez…

Elle

Non, je comprends pas, non.

Lui

Pitié, ne me laissez pas m’enfoncer… Je vous demande juste de dire : « Est-ce que je peux vous inviter à danser ? » (Il jette un œil vers le public.) Je vous en supplie.

Elle

Bon. (Elle soupire.) Est-ce que je peux vous inviter à danser ?

Lui

Merci. Vous faites ça très bien. Juste… si vous pouviez le dire un peu plus fort ?

Elle

Est-ce que je peux vous inviter à danser ?

Lui, joue la surprise.

Ooooh ! Wahouuu ! Vous m’invitez ? Alors ça, si je m’attendais ! Après tout, hé, hé, why not ?

Elle est consternée. Ils dansent.

Elle

Vous êtes de quel côté, vous ? De la mariée ou…

Lui

Famille du marié. Cousin germain. (Il regarde en direction du public.) Ça se danse comment, ce qu’on entend ? C’est du trois temps ? Quatre temps ?

Elle

Euh… trois temps, je crois.

Lui

Mais qui dirige ? C’est vous ou c’est moi ?

Elle

On fait au feeling, non ?

Lui

Ah non, au feeling, quel enfer !

Elle

Vous êtes tendu.

Lui

J’ai un gros déficit de confiance en moi ce soir… Vous voyez la petite blonde à droite de la pièce montée ? Celle qui danse avec le grand con en costume bleu ? Vous la voyez ?

Elle

Oui, elle est très jolie.

Lui

Je sais. Est-ce que vous pouvez voir comment elle réagit… l’air de rien ?

Elle

Elle vient juste de tourner la tête. Elle fait semblant de ne pas s’intéresser, mais je peux vous jurer qu’elle n’en perd pas une miette.

Lui

Oh ! je suis content ! Vous êtes fantastique, merci. Vous pouvez faire semblant de me dire des choses agréables, s’il vous plaît ?

Elle

Agréables… sur vous ?

Lui

Oui, des compliments… n’importe quoi.

Elle

Je vais essayer. Euh… c’est pas évident… Qu’est-ce que je peux dire ?…

Lui

C’est si difficile à trouver ?!

Elle

Non, non ! Vous êtes drôle, horriblement maladroit aussi, c’est adorable… Et puis vos mains, elles sont très belles… (Elle jette un œil vers le public, lui prend une main.) D’ailleurs, si ça ne vous dérange pas, posez-la ici, sur ma hanche.

Lui

Ah bon ? Vous êtes sûre ?

Elle

Oui, oui, n’ayez pas peur. Posez franchement.

Lui

Mais… ça ne va pas trop loin pour vous ? Je ne voudrais pas…

Elle

C’est parfait. Je peux vous demander un petit service ?

Lui

Tout ce que vous voulez.

Elle

Vous avez Camille dans votre champ de vision ?

Lui

Camille…

Elle

La mariée !

Lui

Je suis idiot ! Oui, oui. Elle est en pleine discussion avec son beau-père.

Elle

Elle nous regarde ?

Lui

Pas vraiment…

Elle

Mettez votre autre main, s’il vous plaît.

Elle lui prend l’autre main et la pose sur elle.

Lui, réalise.

Attendez, parce que… Non, ce n’est pas possible… C’est vous ? Vous êtes son…

Elle

Son ex, oui, c’est moi. Elle m’ignore depuis le début de la soirée, comme si elle avait pas insisté comme une malade pour que je vienne, cette salope.

Lui

Ça y est, elle nous regarde. Elle est pas contente.

Elle

Merveilleux.

Lui

On peut se caresser la joue, si vous voulez.

Elle

Ou s’embrasser. Enfin, je veux dire, si vous voulez marquer le coup avec votre amie.

Lui

Pourquoi pas, oui, si ça peut nous aider tous les deux…

Elle

On se rend service… (Ils s’embrassent en fermant les yeux. Puis les rouvrent, troublés.) Alors ? Elle a vu ?

Lui

Qui ?

Elle

Camille !

Lui

Je… Je ne sais pas. Je n’ai pas fait attention. Et moi ? Elle a vu ?

Elle

Pardon je… je n’ai pas… Non, je ne crois pas.

Lui

Ah. C’est embêtant, ça.

Elle

Oui, c’est embêtant. On est obligés de recommencer, alors.

Lui

Oui, j’en ai bien peur…

Ils s’embrassent et savourent, oubliant le monde autour…

Musique retentissante d’un baiser de cinéma, qui se prolonge sur la scène suivante.

3

Ils sont assis dans un lit, regardent ensemble en direction du public comme s’ils visionnaient un film.

Elle, masquant sa déception.

Ah. Encore un vieux film ?

Lui

Tu l’as déjà vu ?

Elle

Non, non. Mais euh… depuis qu’on se connaît, tu mets systématiquement des films en noir et blanc. T’aimes pas les films en couleurs ?

Lui

Si, si. C’est juste que… je suis achromate. Voilà.

Elle

Achromate ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

Lui

Rien de grave. C’est une anomalie visuelle. On est 1 sur 33 000 à l’avoir.

Elle

Et donc ? Qu’est-ce que… ?

Lui

Je vois tout en noir et blanc. (Elle rit, incrédule.) Je plaisante pas. Là, les rideaux de la chambre, les fleurs, je vois pas les couleurs. Pour tout te dire, je sais même pas ce que c’est qu’une couleur. Tout est gris, noir, blanc… Du coup, quand je vois un film en noir et blanc, c’est un moment où je partage ta vision, où je vois les choses exactement comme toi.

Elle

Ça alors ! Pourquoi tu ne m’en as pas parlé plus tôt ?

Lui

Désolé. (Silence.) Parce que c’est si important pour toi ? Les couleurs ?

Elle

Je sais pas, j’ai pas réfléchi. Mais euh… moi, tu me vois comment ?

Lui

Grise.

Elle

Grise ? (Fou rire nerveux.) T’es sérieux ?

Lui

Oui.

Elle

Quelle horreur !

Lui

Non, t’es très très belle en gris.

Elle

Et mes yeux, mes cheveux… tu vois rien ?

Lui

Si, je te vois, toi, tes traits, tes reliefs, ça me suffit largement.

Elle

Ça alors !

Lui

Ça m’empêche pas de te désirer ! Pardon mais… tu ne peux pas te réduire à tes couleurs. T’es bien plus qu’une vulgaire palette de peinture. C’est fou comme les gens s’arrêtent au superflu… C’est comme les odeurs. Bon ben… moi, je les sens pas du tout, les odeurs. C’est aussi un petit problème neurologique… une atrophie de mon thalamus, bref. Le parfum, la sueur, tout ça… ça me passe complètement à côté. Et je m’en réjouis ! Je remercie mon cordon ombilical de m’avoir étranglé à la naissance !

Elle

Attends, là, tu veux dire que tu sais pas ce que je sens ?

Lui

Oui. Je peux pas te sentir. Je veux dire… tu n’as pas d’odeur.

Elle

Quand tu m’embrasses, quand on fait l’amour, j’ai pas d’odeur ?

Lui

Non. Et c’est super.

Elle

Donc pour toi je suis toute grise et je n’ai pas d’odeur ! Comment tu peux sortir avec un bloc de béton ?!

Lui

Comment tu peux te déprécier à ce point ? Tu es d’une intelligence prodigieuse, tu es drôle ! Je t’aime pour ta vision du monde, pour l’acuité de ton analyse sur notre société bouffée par le capitalisme, j’ai pas besoin de me faire enfumer avec des détails stupides ! Tu devrais être contente d’être avec quelqu’un qui se fout de ton maquillage, de tes racines de cheveux, quelqu’un avec qui tu peux sentir mauvais, ne pas te brosser les dents pendant trois jours si ça te chante ! Quelqu’un qui t’aime vraiment pour ce que tu dis, et même pas pour ta façon de le dire — bon, si tu veux tout savoir, j’entends pas toutes les fréquences humaines… J’ai un petit problème de compression du son, du coup j’entends juste une sorte de voix métallique quand tu me parles. Mais c’est ­formidable. Rien ne me détourne de toi, de l’organisation de ta pensée. Et je te trouve absolument passionnante, Camille.

Elle

Oh… je sais pas comment je dois le prendre… (Elle éclate en sanglots.) Pardon, Camille, j’ai rien contre le handicap, hein, mais je crois pas que je vais pouvoir.

Lui

Putain. Vous êtes toutes les mêmes. Ça se dit féministe, ça se dit progressiste, mais tu parles, dès qu’on se met à vous considérer pour votre matière grise, il y a plus personne.

4

Elle

Prêt à décoller ? Passeport, dentifrice, préservatifs ? Hé, hé !

Lui

J’ai tout. Je voudrais juste te demander un petit service.

Elle

Tout ce que tu veux sauf m’occuper de ton cauchemar de chat.

Lui

Non, c’est pour mes plantes. Elles tiendront pas le coup, trois mois sans arrosage. Ça t’embêterait si je...

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