Acte I
scène 1 : Hervé.
Hervé, devant le rideau baissé ou en voix off. — Allô ! Marco, oui, c’est Hervé… Bon, alors j’ai peut-être trouvé un appart, mais alors écoute bien : 150 mètres carrés, dans le 14e, F5 avec terrasse… Mais non, je ne me moque pas de toi, mais laisse-moi finir. C’est en colocation. Depuis qu’Anne-Marie m’a foutu dehors, j’en peux plus d’être à l’hôtel, moi… Hein ? Oui, ça fait deux mois déjà et ça me coûte une petite fortune… Oui, ça y est, elle a demandé le divorce, mais tu sais comment elle est, elle va encore vouloir s’occuper de tout. Et puis elle veut que ce soit moi qui ai tous les torts, évidemment !… Comment ?… Je n’avais qu’à pas la tromper ? Oh ! tout de suite les gros mots ! Ça se voit que tu ne connais pas Lise. Si tu la connaissais… Elle est agréable, elle, gentille, charmante, rien à voir avec ce chameau d’Anne-Marie. Faut dire que je me suis fait piquer bêtement. Et puis difficile de trouver une explication plausible quand tu te fais surprendre à poil dans ton lit en pleine après-midi avec une charmante jeune femme. Tu as beau essayer les « c’est pas du tout c’que tu crois », tu as envie de dire : « c’est complètement ce que tu vois ». De toute façon, cela faisait bien un an que ça allait mal, il vaut mieux que ça finisse comme ça. Enfin, quand je dis « finisse », la connaissant elle, elle n’a pas fini de m’embrouiller la vie. Elle va vouloir la garde des enfants, bien sûr, et ça c’est hors de question ! Je veux au moins avoir la garde alternée. Non, mais je t’appelle surtout pour cette histoire de colocation. Il y a un truc que je ne comprends pas dans cette annonce. Je te la lis : « Recherche colocataire pour partager F5 avec terrasse dans le 14e, loyer 280 euros par mois. Important : n’admettons que locataire avec TOC. » Qu’est-ce que c’est que ça ?… Hein ?… Trouble obsessionnel du comportement ? Ah ouais ! (Il fait la grimace.) Ah ouais ! Ils veulent un cinglé, quoi ! Merci du renseignement, mais je n’suis pas comme ça, moi. J’ai appelé tout à l’heure, je dois y être dans une demi-heure. Ah oui ! Au fait ! Tu ne sais pas la nouvelle ? Je t’avais dit que j’avais rendez-vous avec M. Andréou, des studios Pixar. Eh bien, ça y est, il a dit O.K. pour le doublage de voix dans Les Animaux en folie. C’est moi qui vais faire la voix de Picolatik, l’écureuil, et tiens-toi bien, il m’embauche aussi pour la voix de Bravlamor… Oui, c’est l’ours. Pour moi, c’est une super bonne nouvelle. C’est pas compliqué : je vais toucher double cachet ! Bon, ben je vais aller voir cet appartement… Comment ça, je ne vais pas y aller ? Mais bien sûr que si, 280 euros c’est ce que je paie en quatre jours pour ma chambre d’hôtel !… Comment ?… Pour le TOC ? J’en sais rien, je verrai bien une fois sur place. J’improviserai. Tu me connais, c’est ma spécialité. Allez, je te laisse, il faut que j’y aille… 18 rue de l’Abbé-Carton, métro Alésia. Salut, Marco, à plus ! Merci pour le tuyau. Je te rappellerai pour te dire si ça a marché, ciao !
scène 2 : Marylou, Jean puis Sonia.
Le décor : un grand salon avec canapé, étagères et bibelots, une cuisine à l’américaine côté cour. Au fond, au centre, une porte d’entrée. Côté jardin, une porte menant aux chambres. Côté cour, une autre porte menant au reste de l’appartement.
Marylou fait du rangement avec beaucoup de méticulosité, elle replace les coussins du canapé, les bibelots sur les étagères, etc.
Marylou. — Tu comprends, Jean, il faut que tout soit impeccablement rangé lorsqu’il va arriver. Je ne voudrais pas qu’il ait une mauvaise opinion de nous. J’espère que nous allons enfin trouver la personne qui convient pour partager notre colocation. (Elle replace bien droites les franges du drapé qui est sur le canapé.)
Jean. — Je ne suis pas sû… ûr du tout. Le de… ernier, il n’arrêtait pas de se mo… de se mo… de se mo… quer de nous sans zaza… sans zaza… sans zaza… sans arrêt. (Il va vérifier si le robinet de l’évier derrière le comptoir est bien fermé.)
Marylou. — Eh oui ! C’est pour cela que j’ai modifié notre petite annonce en ajoutant : « n’acceptons que les locataires avec TOC ». C’est la meilleure façon de ne pas se faire juger par le nouveau venu. S’il a lui aussi des problèmes de troubles obsessionnels, il ne va pas nous regarder de travers, et cela lui permettra également de ne pas se sentir jugé par nous trois. Tu connais le proverbe : « Qui se ressemble s’assemble. » Allez ! Aide-moi à ranger un peu.
Jean. — Ça ne sert à… à… à… rien, cha… aque fois que je ran… ange quelque chose tu repa… tu repa… asses après moi. (Chaque objet qu’il va légèrement bouger, elle va venir le replacer juste après.)
Marylou. — Sais-tu que les premiers instants où l’on voit quelqu’un sont très importants ? Les premiers gestes, les premiers pas, les premières mimiques, les premiers mots également, vont nous en dire beaucoup sur une personne que l’on voit pour la première fois.
Jean vérifie si toutes les portes du salon sont bien fermées, ainsi que les quatre verrous de la porte d’entrée. Il fait plusieurs fois cette opération pendant la scène qui va suivre.
Jean. — Tu… u parles d’une référence, pou… our moi, les dix… dix… dix pre… eu… miers mots c’est très sou… ouvent dix… dix… dix… dix fois le même.
Marylou. — Oui, mais ça, tu n’y peux pas grand-chose, mais par contre tu pourrais essayer de remettre ta chemise dans ton pantalon, et puis je pense que tu peux aussi aller te donner un coup de peigne dans les cheveux.
Jean, se rhabillant. — Tu as raison, Ma… Ma… Marylou, il faut au moins que je pré… pré… sente… bien, tant que je ne pa… arle pas il ne sait pas que je suis bêê… bêê… bêê…
Marylou. — Un mouton ?
Jean, haussant les épaules. — Ben non, pas un mouton ! Que je suis bêê… bêê… bêê…
Marylou. — Bête ?
Jean. — Eh ben, non, je… suis pas bête non plus, quand même. Non, si je ne pa… pa… parle pas il ne sait pas que… eu je suis bègue !
Marylou. — Ah ! c’est tout à fait exact ! Mais remets-moi ce col de chemise. (Elle le rajuste comme un gamin qui va à l’école.) Là, comme ça, c’est mieux. (Elle essaie d’aligner les deux épaules de la chemise, mais Jean ne se tient pas droit alors elle abandonne.) Je crois que je n’arriverai pas à faire mieux.
Jean. — Me… erci, Ma… Ma… Marylou, mais t’es pire que ma… ma… ma mère. Et c’est rien de l’dire ! Moi qu’étais venu vivre ici en cololo… en caloco… en collation…
Marylou, en articulant bien. — Co-lo-ca-tion.
Jean. — Me… erci, j’étais donc venu vivre en colaco… en coco… comme tu viens de dire, là, c’était pour quitter ma… ma… ma mère, eh ben là j’suis… j’suis… j’suis servi !
Marylou. — Allez ! Va te peigner, maintenant !
Jean. — Oui, ma… ma… maman ! (Il sort en rigolant.)
Marylou, seule en scène, continue méticuleusement à replacer chaque objet avec une précision maladive. Entre Sonia.
Sonia. — Alors ! (Elle va toucher alternativement quatre fois son épaule puis celle de Marylou avant de continuer sa phrase.) Il n’est pas encore arrivé, notre toqué numéro quatre ?
Marylou. — Non, mais au téléphone il avait une voix très chaude, il m’a l’air très correct et bien élevé.
Sonia. — Et t’as senti tout ça… (Elle va toucher son front puis celui de Marylou à quatre reprises avant de continuer sa phrase.) au téléphone en deux minutes ! Eh ben, t’es rudement forte, ma vieille. En tout cas, t’as pas vu s’il était beau, à l’autre bout du fil ? Parce que je te préviens qu’il est pour moi le nouveau venu.
Marylou. — Sonia, je t’en prie, comment peux-tu dire ça ? De toute façon, nous avions dit pas d’histoire de fesses entre les colocataires, c’est le commandement numéro neuf : « Tu ne convoiteras pas ton colocataire pour assouvir tes pulsions animales. »
Sonia. — Oui, je sais, toi et toutes tes règles… (Elle va toucher sa fesse puis celle de Marylou à quatre reprises avant de continuer sa phrase.) De toute manière, Marylou, on sait très bien que tu n’es pas prête à trouver chaussure à ton pied ; non pas parce que tu chausses du 42, mais parce qu’il te faudrait un mari en or, et que ce modèle ne se fait plus en magasin.
Marylou. — C’est vrai que les hommes en général ne sont pas ordonnés, ils ne savent pas ranger méthodiquement, ils ne sont pas toujours très soigneux de leur personne. Moi, ce qu’il me faudrait, c’est un homme non seulement gentil, plein d’affection, mais surtout un être doué pour le rangement, l’harmonie et la symétrie des choses.
Sonia. — Tu veux que je te dise ? C’est pas un homme qu’il te faut, c’est un robot !
Jean, entrant tout en se peignant. — Et comme ça, je présente suffisamment bien pour mesdames ?
Sonia. — Oh ! (Elle va toucher son coude puis celui de Jean à quatre reprises avant de continuer sa phrase.) Ben t’es beau comme tout, mon p’tit lapin ! (Elle l’embrasse sur le front.)
Marylou, lui attrapant le peigne des mains. — Donne-moi ça, tu ne sais même pas encore te peigner à ton âge. Bon, écoutez-moi tous les deux : lorsque notre futur colocataire va arriver, toi, Jean, tu lui proposeras quelque chose à boire. Il faut qu’il se sente à l’aise, déjà comme chez lui.
Jean. — Je lui sers l’a… l’a… l’apéro ? Mais il n’est même pas dix… dix… dix heures du matin !
Marylou. — En fait, tu lui proposes et tu attends sa réponse. Toi, Sonia, s’il te plaît, tu évites de le déshabiller des yeux et de lui faire des sous-entendus déplacés.
Sonia. — Tu me connais, Marylou !
Marylou. — Eh bien, oui, justement. Souviens-toi, il y a deux semaines, le dernier qui s’est présenté.
Sonia. — Oh oui ! Je me rappelle. Alexandre, il s’appelait ! Mon Dieu qu’il était beau ! Des pectoraux superbes et des biceps comme ça. (Elle mime au fur et à mesure.)
Marylou. — Au bout de cinq minutes, tu l’avais tellement regardé et tripoté qu’il est parti presque en courant jusque sur le palier.
Jean. — Oui, il est parti en disant : « Quel con… quel con… quel comportement bizarre elle a ! Ils sont fous danse… danse… dans c’te baraque. »
Sonia. — Qu’est-ce que tu as l’air de dire ? Je sais me tenir quand il y a du monde ! (Elle va toucher son sexe puis celui de Jean à quatre reprises avant de continuer sa phrase.)
Jean, protégeant son sexe de ses deux mains. — Ah oui ! Ça… ça… ça on voit ça !
Marylou. — Je voudrais juste que celui-ci ne s’enfuie pas au bout d’une minute parce qu’il se sent mal à l’aise. Je vous rappelle à tous les deux que lorsque nous serons enfin quatre dans cet appartement, le loyer de chacun va passer de 373 à 280 euros, alors un petit effort de chacun serait le bienvenu.
Jean. — Et si y nou… y nou… y nous plaît pas ?
Marylou. — Souviens-toi du dixième commandement : « Tu n’accepteras un nouveau colocataire qu’avec le consentement de tous. »
Sonia. — Oui, mais s’il ne nous convient pas, c’est gênant de dire devant lui… (Elle va toucher son nez puis celui de Jean à quatre reprises avant de continuer sa phrase.) « Ben mon pote ! T’as une gueule qui nous revient pas, je sens qu’on ne va pas s’entendre, faut que tu dégages. »
Marylou. — Oui, c’est vrai. Même si je n’emploierais pas ces termes, ce n’est pas très correct.
Sonia. — Il faudrait que l’on trouve un code entre nous pour que l’on puisse se dire pendant qu’il est là s’il nous convient ou non.
Marylou. — Oui, c’est une bonne idée, ça !
Jean. — Pendant qu’il sera assis… assis… assis là… (Dit très très vite.) on a qu’à… on a qu’à… on a qu’à… passer derrière lui et faire signe auzo… auzo… aux autres dans son dos.
Sonia. — D’accord, alors moi je propose : les deux pouces en l’air et un clin d’œil si c’est O.K., et les deux pouces en bas et une grimace si on n’en veut pas. (Elle fait les gestes et les mimiques en même temps.)
Jean. — Et si on n’est pas… encore décidé ?
Marylou. — Eh bien, dans ce cas, on mettra un pouce vers le haut et l’autre vers le bas.
On sonne.
scène 3 : Marylou, Jean, Sonia, Hervé.
C’est le branle-bas de combat dans l’appartement.
Sonia. — Ça y est, c’est lui ! Oh là là ! Je suis tout excitée !
Jean. — Eh, on se calme labon… labon… la bombe sexuelle !
Marylou. — Oh ! mon Dieu, tout est en désordre !
Sonia. — Mais non, Marylou, tout est O.K. Il n’y a rien qui traîne, on se décontracte.
On sonne de nouveau.
Marylou. — Voilà ! Voilà ! On arrive !
Jean. — Je vais ou… je vais ou… je vais ouvrir. (Il va à la porte d’entrée et ouvre minutieusement les quatre verrous de celle-ci. Puis il ouvre la porte lentement et solennellement.)
Hervé, sur le seuil. — Bonjour !
Sonia, très allumeuse. — Bonjour !
Jean, passant la tête derrière la porte encore grande ouverte. — Bon… bon… bonjour !
Marylou. — Bonjour !
Hervé. — C’est moi qui vous ai appelée tout à l’heure.
Marylou, s’approchant. — Oui, bien sûr. Mais entrez, entrez donc, ne faites pas le timide.
Dès qu’il a franchi le pas de la porte, Jean la claque brutalement, puis il s’applique à refermer chacun des quatre verrous. Hervé sursaute, il a un peu la sensation d’être pris au piège.
Sonia, s’approchant d’Hervé. — Doucement, Jean ! (Elle va toucher son épaule puis celle d’Hervé à quatre reprises avant de continuer.) Ne va pas effrayer notre ami… notre ami… ?
Hervé, de moins en moins rassuré. — Hervé. Hervé Dutilleul ! (Jean recommence à fermer les quatre verrous trois fois de suite.) Je pense que c’est fermé maintenant !
Jean. — On ne sait ja… ja… ja… jamais. (Et il recommence.)
Hervé. — J’ai dû me tromper, j’étais venu pour un appartement en colocation.
Marylou. — Non, non, vous ne vous êtes pas trompé. C’est bien ici ! Je vais vous présenter les colocataires : Jean, Sonia et moi-même. Je me prénomme Marylou.
Jean, en rigolant. — Menteuse ! C’est pas Ma… Ma… Ma… Marylou, c’est Ma… Ma… Ma… Marie-Louise !
Marylou. — Oh ! Jean, tu sais que j’ai horreur de mon prénom ! (À Hervé.) Oui, c’est vrai, mes parents m’ont affublée d’un prénom que je déteste, alors j’ai décidé de me faire appeler Marylou ! Alors à part pour les courriers officiels, cela fait des années que l’on ne m’appelle plus que Marylou.
Sonia. — Mais asseyez-vous, Hervé. (Elle va toucher son coude puis celui d’Hervé à quatre reprises avant de continuer.) Mettez-vous à l’aise, donnez-moi votre veste. (Elle lui retire sa veste avant de le faire asseoir.)
Jean, passant derrière le bar et montrant une bouteille à Hervé. — Vous prendrez bien un véravé… un véravé… un véravé…
Hervé. — Je ne connais pas…
Jean. — Un verre avec nous ?
Hervé. — Volontiers.
Jean. — Vous voulez du Ri… du Ri… du Ri…
Hervé. — Non, pas à cette heure-là, non, j’ai pas faim !
Jean. — Du Ricard ou du whiwhi… du whiwhi…
Hervé. — Du oui-oui ?
Jean. — Du whisky ?
Hervé. — Ah !… Eh bien, un Ricard mais alors léger, je ne supporte pas trop l’alcool.
Sonia. — Alors c’est quoi votre problème à vous ?
Hervé. — Mon problème ?
Jean. — Ben heu… oui, vo… otre TOC.
Marylou. — Vous avez bien lu toute l’annonce ?
Hervé. — Oui, oui, bien entendu !
Sonia, venant s’asseoir à côté de lui. — Vous pouvez parler, Hervé. (Elle va toucher sa joue puis celle d’Hervé à quatre reprises avant de continuer.) Ne soyez pas honteux de votre TOC.
Hervé, cherchant une réponse. — Eh bien, c’est-à-dire…
Marylou. — Vous voyez bien que vous le gênez ! Il est vrai que ce n’est pas facile d’en parler, Hervé. Je propose que chacun d’entre nous essaie de décrire son TOC, comme cela Hervé se sentira plus à l’aise pour nous parler du sien.
Sonia. — D’accord ! (Elle va toucher son ventre puis celui d’Hervé à quatre reprises avant de continuer.) Eh bien, moi, il s’agit d’une compulsion incontrôlable : je ne peux pas m’adresser à quelqu’un sans toucher quatre fois de suite la même partie de son corps et du mien. Je sais que c’est ridicule, tout le monde me dit que ça ne sert à rien, mais je ne peux pas m’en empêcher. Si je ne le fais pas, je suis très très mal à l’aise.
Jean. — Moi, les mémé… les mémé… les médecins m’appellent un véri… un véri…
Sonia, se moquant de lui. — Un very good client ?
Jean. — Non, un vérificateur. Je suis obnubilé par la ferme… la ferme… la ferme…
Sonia. — La Ferme Célébrités ?
Jean. — La fermeture des portes et des fe… et des fe… et des fe…
Sonia. — Des feux de forêt ?
Jean. — Ben non ! Des fenêtres. Il faut que je vérifie sans cesse les rob… les rob…
Sonia. — Les robes des filles, petit cochon !
Jean. — So… onia, t’es lou… t’es lou… t’es lourde ! Les robinets et les lumières.
Sonia. — Mais on t’aime comme tu es, mon petit lapin.
Marylou. — Moi je suis obsédée par l’ordre et la symétrie, à un point que cela rend ma vie sociale invivable. Je m’en rends compte mais, comme chacun d’entre nous, je ne peux faire autrement. C’est moi qui ai eu cette idée de faire une colocation en y acceptant seulement des personnes possédant des TOC, car je suis partie du principe que l’on n’allait pas se juger entre nous car nous savons très bien le mal que ça fait lorsqu’on sent les autres nous regarder comme si nous étions des fous. Il serait hors de question de laisser entrer dans notre appart un colocataire non toqué.
Sonia. — Alors tu veux bien nous en parler de ton TOC, maintenant ?
Hervé. — Oui, mon TOC… eh bien, voilà… je ne peux pas m’empêcher… toutes les trois minutes de… changer de voix !
Marylou. — Comment ça, de changer de voix ?
Hervé. — J’ai la voix d’un coup qui déraille et je me prends pour un personnage de dessin animé. (Il saute à pieds joints sur le canapé et prend une petite voix de gorge aiguë que nous appellerons la voix de Picolatik.) Bonjour, les amis. Je m’appelle Picolatik, le petit écureuil de la forêt. Toute l’année, je mange des glands et des noisettes, je grimpe aux branches et l’hiver je me blottis dans un tronc creux. (Les trois autres rigolent. Hervé reprend sa voix et prend l’air effondré.) Oui, je sais, ça fait rire tout le monde, mais moi je ne peux pas le contrôler. Je vis un enfer depuis des années.
Marylou. — Excusez-nous de rire, Hervé, nous ne sommes pas habitués. Je dois dire que je n’ai jamais entendu parler d’un TOC comme le vôtre.
Sonia. — Moi non plus !
Jean. — Vous avez vu un mémé… un mémé… un médecin ?
Hervé. — Un médecin ? Vous rigolez ! J’ai vu les plus grands spécialistes mondiaux en la matière.
Sonia. — Ah oui ? Lesquels ?
Hervé, pris au dépourvu. — Lesquels ?… Eh bien, les plus grands : le docteur Schmurtz de l’université d’Heidelberg, mais aussi le spécialiste nippon Itokifou de Tokyo. Pour finir, j’ai été aux USA voir le professeur John Harry Wilson de l’université de Chicago.
Marylou. — Jamais entendu parler. Et alors, qu’est-ce que ça a donné ?
Hervé. — Alors, Schmurtz m’a dit que ce ne serait pas facile, Itokifou m’a laissé un espoir en me disant que ça pouvait partir comme c’était venu ; quant à Wilson, il s’est carrément foutu de moi et, tout en se marrant comme un tordu, il m’a dit que je n’avais qu’à aller bosser à Disneyland.
Jean. — C’est dingo c’qui vous… c’qui vous arrive ! (Il rit.)
Hervé, haussant les épaules et prenant une grosse voix grave que nous appellerons la voix de Bravlamor. — Bonjour, moi je suis Bravlamor, le meilleur ami de Picolatik. Je suis l’ours le plus gentil de la forêt. (Il reprend sa voix.) Vous voyez, ça me reprend. C’est infernal.
Sonia. — Vous savez, Hervé, ici on ne se moquera pas de vous. Marylou a créé des commandements pour nous tous, et le quatrième commandement dit ceci : « Tu ne te moqueras point de ton colocataire et de son trouble obsessionnel. »
Hervé. — Vous savez, ça me fait du bien ce que vous me dites là. Ça fait des années qu’on se moque de moi.
Jean passe derrière Hervé et met les deux pouces en l’air en faisant un clin d’œil aux deux autres.
Marylou. — Nous connaissons bien le problème, nous tous. N’est-ce pas, Jean ?
Jean. — Oui, moi, je cherche un bou… un bou… un boulot dans l’info… dans l’info…
Hervé. — Oui, je vois, journaliste !
Jean. — Non, dans l’info… rmatique, eh bien, cha… aque fois que je me présente, entre mon bébébébé… gaiement et mon TOC d’aller fermer dix fois… la porte, le poste n’est ja… n’est ja… n’est jamais pour moi.
Sonia. — Et vous, Hervé ? (Elle va toucher son nez puis celui d’Hervé à quatre reprises avant de continuer.) Vous n’avez pas eu trop de mal à trouver un emploi ?
Hervé. — Eh bien, je m’en sors. Je suis intermittent du spectacle.
Marylou. — Ça n’a pas dû être facile avec votre problème.
Hervé. — Détrompez-vous ! J’ai su rebondir et faire de mon TOC un atout : je double des voix dans des dessins animés.
Jean. — Chape… chape… chapeau !
Marylou. — Bravo ! Je dois dire que c’est bien joué. Hervé, on peut se dire tu ?
Hervé. — Oui, bien sûr !
Marylou. — Eh bien, Hervé, tu nous redonnes à tous un grand bol d’espoir.
Sonia passe derrière Hervé et fait un clin d’œil avec les deux pouces en l’air, emballée.
Hervé, voix de Picolatik. — Picolatik aurait préféré un grand bol de noisettes, toutefois Picolatik est content de faire plaisir à ses nouveaux amis. Mais l’important c’est que Tête de lard, le vilain sanglier, ne me trouve pas ici. (Voix de Tête de lard avec grognement.) Gron gron ! Bonjour, moi c’est Tête de lard. Où es-tu, Picolatik ? Si je retrouve cet écureuil de malheur, il va passer un sale quart d’heure !
Marylou. — On discute et on ne vous a même pas… pardon, on ne t’a même pas fait visiter l’appartement.
Hervé. — Je vous avouerai que je ne connais pas bien le fonctionnement d’une colocation.
Sonia. — Eh bien, c’est facile, il y a des parties de l’appart qui sont communes à tous : le grand séjour, la terrasse, la salle de bains, les toilettes. Et chacun a sa chambre personnelle.
Marylou. — Mais il y a des règles à respecter si l’on veut pouvoir vivre en communauté.
Jean. — Alors là, je sens que Ma… que Ma… que Marylou va nous réciter les dix commandements.
Sonia. — Enfin, plutôt ses dix commandements.
Marylou. — Commandement numéro un : Tu rangeras avec soin tout ce que tu as dérangé.
Sonia. — Forcément, avec une maniaque du rangement comme elle, elle a commencé par parler de l’ordre.
Hervé, voix de Bravlamor. — C’est la moindre des choses. Charité bien ordonnée commence toujours par soi-même. (Voix de Picolatik.) Mais vas-tu la laisser finir, espèce de gros ours...