Cassandra
Pièce découverte à l'occasion de sa reprise au théâtre du Chariot (anciennement théâtre Comédie Nation) au printemps 2019.
Je garde un souvenir exquis de ce moment de théâtre, et spécifiquement du texte de Rodolphe Corrion, qui tourne en satire moderne le journal d'une actrice, Théodora, qui, par péché d'hybris autant que par soif de vérité, gravit les échelons qui vont de la comédie télévisée à celle de la vie politique, de la fiction à la réalité, en quittant le soap opéra Troys Corp où elle vient d'être révélée au public pour l'Elysée.
Par où l'on voit que certaines questions transcendent les frontières du réel et de l'imaginaire, car comment annoncer à qui ne veut pas les entendre les catastrophes de demain ?
C'est si vrai que, manifestement, c'est en quittant le monde d'illusion de la télévision que Théodora se confond le mieux avec son personnage, le sert le mieux, en véhiculant ses valeurs et en épousant son langage. Souvenons-nous que dans la mythologie, celle à qui les dieux avaient confié le don de prémonition devait souffrir le discrédit de ses pairs. Aujourd'hui, dans les démocraties néo-libérales post-90, où le divin a largement été congédié, la capacité de prévoir l'avenir se solde toujours par le même triste sort. Revers tragique, malédiction tenace. A la différence près que cette capacité d'anticipation tient moins désormais à la générosité des dieux qu'au bon sens et à l'acuïté, vertus qui n'ont plus cours, ou du moins sont peu, trop peu communes. Et le constat est plus amer encore : "Ils sont pas un peu cons non" finit par soupçonner Théodora, qui n'en peut plus de crier dans le désert.
Alors quelle issue ? Où élire domicile ? Dans le dernier mouvement du texte, Théodora se trouve personnage sans lieu : répugnée par la fiction, dégoûtée de la réalité, prête à plonger dans un abîme d'incertitudes.
« Je voudrais juste être bien
A nouveau »
Murmure la comédienne, en appelant de ses voeux le retour de la Cassandra qu'elle fut jadis, devant la caméra. La fiction donc. Pour qu'au moins, dans un monde de fards et de voiles, elle puisse choisir sa parure, et la jouer honnêtement, sans compromission. Pour qu'au moins elle puisse participer aux histoires de la communauté, maintenir son lien aux autres, et divertir ces millions d'yeux plus adroits au spectacle qu'à la chose politique. Tant pis pour la réalité, peut-être que les paroles de Cassandra n'ont de portée qu'autant qu'elles puisent dans l'imaginaire et qu'elles y retournent. La catastrophe du Poème supplée les catastrophes du réel, sur lesquelles nous n'avons entière prise. Et puisque rien n'est plus drôle que le malheur, tant mieux si la fiction accroît nos forces.
Marina
Dans Envol de Marina, la deuxième pièce du volume, c'est une autre figure de femme puissante que nous rencontrons : Marina, une conservatrice et commissaire d'exposition au caractère bien trempé, qui tente d'offrir à sa ville le musée qu'elle mérite. À la différence de Cassandra, Marina choisit sans hésiter la réalité, fût-elle intolérable et violente. C'est qu'une conviction la porte, qui l'emmènera finalement loin de son premier objectif, celle de devoir faire triompher le Beau et le Bien. Pas facile, quand il faut pour cela négocier avec les pouvoirs publics, ménager ses soutiens et cependant, défier Paris, la capitale des arts, monstrueuse et jalouse ...
Une fois de plus, Rodolphe Corrion signe un texte droit et minutieux, où nous sommes invités à plonger tête la première, afin de saisir un peu mieux les rouages complexes de notre société. Les grands traits humains y sont subrepticement révélés, jusqu'à la noirceur et jusqu'au sublime, si bien que notre empathie de spectateur.ice est sans cesse réinterrogée. À la fin, reste comme une incandescence ce destin hors-norme, se refusant lui aussi à toute compromission.
Marina : "je n'en peux plus d'arrêter les incendies dans ma bouche".
Et en effet, voilà un monologue féminin à la verve extraordinaire susceptible de rallumer tous les brasiers, toutes les questions irresolues du débat public. À commencer par celle-ci : comment contrecarrer la centralisation culturelle ? Un monologue qui ne saurait mieux appeler de ses voeux le théâtre et la scène, et surtout, questionner notre besoin de spectaculaire.
